Une femme se présente à la clinique de son nouveau médecin de famille avec ses 3 enfants âgés de 2, 3 et 6 ans pour une consultation initiale. Elle est mariée à un membre des Forces armées canadiennes (FAC) de 34 ans, qui sert dans l’infanterie depuis 15 ans. Son rôle dans les FAC a pour conséquence qu’il est souvent parti pendant des mois à la fois pour une formation ou un déploiement en zones de conflit. Il est récemment revenu à la maison après son troisième déploiement, cette fois en Lettonie, qui a duré 6 mois.
Elle vous signale que son fils de 2 ans a mis du temps avant de prononcer des mots et ne semble pas s’intéresser aux mêmes genres d’activités que ses autres enfants au même âge. Elle décrit son fils de 3 ans comme plein d’énergie, très actif et difficile à calmer, ce qui lui pose un défi à long terme. Sa fille de 6 ans a récemment recommencé à faire de l’énurésie, après des années de nuits sans mouiller son lit. Elle est devenue plus tranquille qu’à l’habitude et va à l’école à contrecœur. Cette femme aussi a du mal à comprendre les changements de comportement de son conjoint depuis le dernier déploiement.
Les enfants et elle n’ont pas eu de médecin de famille régulier depuis leur déménagement de l’Atlantique canadien à l’Ontario, il y a 8 mois. Elle a eu recours aux cliniques sans rendez-vous et à l’urgence pour des problèmes de santé urgents, pour elle et les enfants. Après avoir examiné les antécédents médicaux de la famille, le médecin se rend compte que bon nombre des interventions de dépistage développemental et les immunisations qu’il tenait pour acquises n’ont pas été faites. La famille a déménagé 4 fois en 7 ans, chaque fois dans un nouveau système de santé provincial. Le médecin obtient le consentement afin de communiquer avec leur plus récent médecin pour avoir accès aux dossiers médicaux. Il conseille à la patiente de s’adresser au centre local de ressources pour les familles des militaires (CRFM) pour explorer les services de psychoéducation et de counseling à sa disposition, qui l’aideraient à mieux comprendre son conjoint. Il prévoit un rendez-vous plus long avec elle et ses enfants lorsqu’il aura obte-nu et examiné les dossiers médicaux.
C’est une situation très courante chez les familles de militaires.
En 2013, l’Ombudsman du ministère de la Défense nationale et les FAC ont produit un exposé contemporain sur la santé et le bien-être des familles de militaires, intitulé Sur le front intérieur : Évaluation du bien-être des familles des militaires canadiens en ce nouveau millénaire1. Il met en évidence la constellation singulière de facteurs de stress que vivent les quelque 54 000 familles de militaires canadiens2 : la mobilité, la séparation et le risque. Cette triade de facteurs crée un mode de vie unique qui affecte les familles de militaires et leur santé tout au long de la carrière en service des membres des FAC. Les familles de militaires ont accès aux systèmes de santé provinciaux, alors que, durant leurs années de service actif, les membres des FAC reçoivent leurs soins de santé du gouvernement fédéral par l’intermédiaire des centres des services de santé des Forces canadiennes sur les bases; cette situation a soulevé des préoccupations quant à l’accès des familles de militaires à des soins de santé continus de grande qualité3,4.
Au cours des dernières décennies, les conséquences de l’appartenance à une famille de militaires ont bien changé. Au lieu d’habiter sur des bases militaires centralisées, ce qui était la norme jusqu’aux années 1990, les familles de militaires vivent maintenant dispersées dans la population civile5. Les familles civiles choisissent généralement le moment, la destination et la durée d’une réinstallation, tandis que les familles de militaires n’ont guère le choix quand vient le temps d’une affectation par les FAC à un nouvel emplacement. Les familles de militaires déménagent de 3 à 4 fois plus souvent que les familles civiles5. Les membres des FAC passent régulièrement plus du quart de leur temps séparés de leur famille pour la formation et pour les déploiements5. Les changements considérables à la nature, à l’intensité et à la fréquence des opérations des FAC se répercutent aussi sur la famille. Le personnel des FAC a été engagé dans des opérations presque sans interruption depuis les années 1990, et son rôle a changé considérablement, passant « de soldats de maintien de la paix à artisans de la paix et à guerriers »1, ce qui accroît le risque de blessures, de maladies physiques et mentales, d’incapacité ou de décès1. Même si les familles de militaires sont largement considérées comme fortes et résilientes5, de nombreux membres de familles civiles qui ont participé au rapport de l’Ombudsman se sont dits inquiets que les enfants « doivent payer un prix » pour le service militaire du parent. De plus, lorsque les professionnels de la santé ne connaissent pas les répercussions que peut avoir la vie militaire sur les familles, il y a un risque d’expériences négatives, tant pour les professionnels que pour les familles qu’ils cherchent à aider5.
Pour les médecins de famille qui soignent des familles de militaires au Canada, qu’est-ce que cela signifie?
Prendre en compte les effets d’une grande mobilité sur la continuité des soins.
Alors que les membres des FAC en service actif peuvent bénéficier de la continuité des soins de santé offerte grâce au système fédéral, leurs familles doivent naviguer à répétition dans de nombreux systèmes de santé civils provinciaux et territoriaux. La fréquence des réinstallations interrompt l’accès aux services de santé5, y compris aux médecins de famille2,4. Pour de nombreuses familles de militaires, renouer avec la continuité commence par une visite à un nouveau médecin de famille; par ailleurs, pour beaucoup, l’accès aux soins de santé dans une nouvelle province passe par l’urgence6. Les familles de militaires éprouvent aussi des difficultés à accéder aux soins de pédiatres et d’autres spécialistes et à en bénéficier de manière continue.
Connaître l’affectation actuelle du membre en service.
La préparation en vue de la formation ou des déploiements opérationnels, la séparation durant ces périodes et la réintégration au sein de la famille au retour des militaires sont tous des moments stressants pour tous les membres de la famille. Des recherches réalisées aux États-Unis dégagent des données probantes étayant des problèmes accrus sur les plans comportemental, scolaire et social chez les enfants ayant des liens avec un ou une militaire, de même que des préoccupations de santé mentale chez les conjoints durant le déploiement du personnel militaire, et des taux à la hausse de blessures et de maltraitance chez les enfants après le déploiement4,7. Les adolescents dans des familles de militaires américains qui ont déménagé durant l’année précédente ont aussi plus de risques d’avoir besoin de services en santé mentale2. Selon des recherches aux États-Unis, les facteurs de stress intensifiés pour les conjoints avant, durant et après le déploiement peuvent être propices au développement de problèmes de santé mentale et au recours à des services à cet égard8. Étant donné que l’âge moyen des militaires lorsqu’ils sont libérés du service se situe à 44 ans, selon de récentes données en Ontario9, la probabilité que des membres prennent leur retraite alors qu’ils ont une jeune famille demeure élevée. La réussite dans l’adaptation à la vie civile varie10, et les familles sont directement affectées durant cette étape de transition. Dans le cas des anciens combattants aux prises avec un trouble du stress post-traumatique, par exemple, le conjoint ou la conjointe assume souvent le rôle d’aidant et lutte dans l’isolement en raison de la stigmatisation constante, et peut souffrir, en retour, de ses propres problèmes de santé11.
Anticiper des lacunes potentielles dans les services.
Les familles de militaires peuvent accéder à des soins médicaux dispensés à l’urgence ou dans des cliniques sans rendez-vous plutôt que par un médecin de famille, ce qui entrave l’accès à des interventions systématiques en prévention et en maintien de la santé, comme les vaccinations et les examens gynécologiques1,6. Il peut se produire des retards dans le transfert des dossiers médicaux4. Dans le cas des familles qui ont des enfants ayant des besoins médicaux spéciaux, l’interruption de l’accès à des soins primaires et spécialisés peut créer un stress démesuré, étant donné que l’admissibilité et l’accès aux services varient selon la province ou le territoire12; il peut s’ensuivre des retards dans le diagnostic de problèmes scolaires ou développementaux4. Les barrières linguistiques peuvent aussi causer des lacunes dans les services et augmenter les problèmes de communication et d’accès aux services1.
Demandez une consultation pour les membres de la famille de militaires qui ont des problèmes liés aux services ou de santé mentale (blessures de stress opérationnel) auprès des services de santé mentale et de soutien par les pairs axés sur les militaires, comme le programme Soutien social; blessures de stress opérationnel (SSBSO) ou le CRFM local. Il est de plus en plus possible pour les membres de la famille de participer aux soins de santé du ou de la militaire, et d’avoir accès à des services de psychoéducation et de counseling par l’intermédiaire des Services de santé mentale des FAC, y compris les centres de soins pour trauma et stress opérationnel situés dans un certain nombre de bases (http://www.forces.gc.ca/fr/communaute-fac-services-sante-mentale/index.page#cstso). Les membres de la famille pourraient ne pas être au courant de la gamme de services fournis par le gouvernement ou d’autres agences locales.
Renforcer les capacités dans le système de santé canadien
En novembre 2016, le Collège des médecins de famille du Canada, en partenariat avec le Cercle canadien du leadership pour les familles de militaires et de vétérans de l’Institut Vanier, a publié le document Médecins de famille — Travailler auprès des familles de militaires2 à l’intention de tous les médecins de famille au Canada. Cet abécédaire avait pour but de mieux faire connaître les besoins, les problèmes et les obstacles particuliers en matière de soins que vivent les familles de militaires, et de proposer des stratégies pratiques pour intégrer ces connaissances dans les procédures d’acceptation de patients2. Le Collège a récemment rendu public un guide de conseils à suivre, intitulé Les soins aux familles de militaires dans le Centre de médecine de famille, dans le contexte des initiatives entreprises avec le Cercle canadien du leadership pour les familles de militaires et de vétérans13.
Accorder la priorité aux familles de militaires dans la recherche et la prestation des services
Même si l’Ombudsman a sollicité la mobilisation de partenaires universitaires, il persiste des lacunes dans notre compréhension des problèmes des familles de militaires canadiens en matière de santé. La majorité de la recherche sur les familles de militaires est effectuée aux États-Unis, où l’armée fournit des soins de santé contigus aux familles12; compte tenu des différences considérables dans l’infrastructure des soins de santé accessibles aux familles de militaires canadiens, il est nécessaire de mieux comprendre les défis auxquels elles font face dans les provinces et les territoires. À l’heure actuelle, il n’existe pas de données comparatives sur les problèmes de santé courants qu’ont les conjoints et les enfants dans les FAC.
En plus de la recherche en cours au sein des FAC et du ministère de la Défense nationale, des chercheurs affiliés à l’Institut canadien de recherche sur la santé des militaires et des vétérans travaillent à des projets portant, entre autres, sur les tendances dans le recours aux services de santé par les familles de militaires et l’accès à de tels soins14, sur les problèmes de santé mentale chez les enfants qui grandissent dans une famille d’un ou d’une militaire, de même que sur l’identification des professionnels de la santé les mieux placés pour reconnaître et prendre en charge les vulnérabilités des familles de militaires et de vétérans sur le plan de la santé15,16. Par exemple, Mahar et ses collègues ont récemment publié des travaux sur l’accès aux soins de santé qu’ont les familles de militaires par rapport à la population civile en Ontario. Ils ont signalé que les membres des familles de militaires ont plus tendance à s’adresser à un médecin de famille en comparaison des civils6. Ils ont aussi présenté des données faisant valoir qu’un plus fort pourcentage d’enfants et de jeunes ayant des liens avec un militaire consultent leur médecin de famille pour des problèmes de santé mentale par rapport à leurs homologues civils17. La publication des résultats d’études sur la prévalence des maladies et bien d’autres sujets est imminente.
Le Réseau canadien de surveillance sentinelle en soins primaires a reçu une bourse de recherche de Calian Canada pour élaborer une approche visant à identifier les familles de militaires dans les dossiers médicaux électroniques en soins primaires et à recueillir des données et des descriptions de leurs problèmes de santé18. Bien qu’ils n’en soient qu’à leurs tout débuts, ces travaux produiront un répertoire de données sur les soins primaires aux fins de recherche et de surveillance. Calian Canada a aussi mis sur pied un réseau de médecins pour les familles de militaires (www.primacyclinics.ca/military-family-doctor-network), qui trouve des médecins de famille prêts à accorder un accès prioritaire aux familles de militaires lorsqu’elles déménagent d’une affectation à l’autre. Dans le même esprit, le CRFM offre le programme Opération médecin de famille, en partenariat avec Academy of Medicine Ottawa, afin de jumeler les familles des FAC avec un médecin de famille (https://www.connexionfac.ca/Region-de-la-capitale-nationale/Adulte/Sante/Operation-medecin-de-famille.aspx). La mobilisation collective pour renforcer les capacités en recherche sur la santé des familles de militaires, de même que ces projets de recherche et ces initiatives de programmes, seront tous essentiels pour renseigner les médecins canadiens au sujet de l’expérience des familles de militaires canadiens et assurer que la pratique clinique répond aux besoins de cette population à risque.
Conclusion
Il est nécessaire de mieux comprendre les défis auxquels sont confrontées les familles de militaires au Canada. La mobilité, la séparation et le risque, en combinaison, créent des facteurs de stress constants dans la vie courante, qui ont des répercussions sur la continuité, la qualité et l’accessibilité des soins de santé pour les familles de militaires. Les médecins de famille peuvent jouer un rôle central dans la prestation de soins à cette population vulnérable, et ils doivent être réceptifs à leurs circonstances et à leurs besoins en matière de santé bien particuliers. La collaboration entre les médecins de famille, les organisations qui servent les familles de militaires, les chercheurs et les familles de militaires qui aspirent à faire avancer cette cause aidera à munir les médecins de famille canadiens et leurs équipes de soins primaires des connaissances voulues pour améliorer les soins à ces familles. Nous travaillons à produire et à diffuser dans un proche avenir des outils et des ressources supplémentaires à cette fin. Calian a récemment annoncé une nouvelle initiative, De l’innovation à l’impact, qui misera sur l’infrastructure du réseau de médecins pour les familles de militaires dans le but de solliciter de nouvelles constatations de recherches canadiennes19. De l’innovation à l’impact est un groupe de travail formé de représentants de l’Institut Vanier de la famille, de l’Institut canadien de recherche sur la santé des militaires et des vétérans et des Services aux familles de militaires. Les familles de militaires sont aux prises avec d’autres défis lorsque les membres en service dans la famille sont libérés du service militaire, mais les renseignements à propos de la recherche et des services de soutien concernant la libération et les familles de militaires à la retraite vont au-delà de la portée du présent commentaire.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2019 issue on page 9.
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