
Elle retira un contenant de plastique du sac de sa fille, en sortit un biscuit, et le tendit à sa fille qui était assise sur ses genoux et qui pleurait à cause des vaccins qu’elle venait tout juste de recevoir sur les deux jambes.
En tant que résident de médecine effectuant une rotation en pédiatrie dans une clinique communautaire, j’étais en compagnie de mon superviseur. Ce jour-là, il avait aussi été mon acolyte tandis que nous tentions de minimiser le traumatisme de la fillette. Deux vaccins simultanés, qui ont duré moins de 5 secondes, et pourtant les pleurs se réverbéraient dans la pièce jusque dans la salle d’attente à côté, alarmant tous les enfants de ne pas se laisser leurrer par mon sourire et mon accueil chaleureux.
Je trouve toujours cela intéressant d’observer les parents après que leur enfant ait reçu un vaccin. Bien que cela n’ait jamais été exprimé, j’en suis venu à la conclusion que les parents vivent un conflit interne lorsqu’ils laissent volontairement leur enfant ressentir la douleur associée au vaccin (et doivent, dans certains cas, les tenir en place pendant celui-ci) afin de prévenir un problème médical inconnu et parfois abstrait.
Au lieu d’osciller entre la consolation et le désir de faire avancer la conversation afin de pouvoir partir avec sa fille pour la réconforter, la mère de notre jeune patiente sortit trois autres biscuits et en offrit généreusement un à mon superviseur, puis un à moi, et mangea finalement le troisième. « Tenez, dit-elle en nous souriant doucement du regard je sais à quel point vous travaillez fort. Vous devez avoir faim. »
En tendant la main pour accepter le biscuit, mon esprit me ramena une décennie en arrière, dans mon village natal de Kapuskasing, plus particulièrement à l’église évangélique dont je faisais partie. Il y avait quelque chose dans cette situation, avec nos chaises presque en cercle et le partage de nourriture qui me rappelait la communion.
Mes parents avaient quitté l’Église catholique avant ma naissance pour devenir protestants, une exception notable dans mon petit village francophone du Nord de l’Ontario. Comme beaucoup de convertis, ils étaient très pieux. Nous allions habituellement à la messe trois fois par semaine—dont deux fois le dimanche—et une grande partie de notre vie quotidienne tournait autour de la religion. Le plus important rituel de l’église était la communion du dimanche matin, où le pain était rompu et partagé, suivi du vin.
Je n’avais pas pensé à la communion depuis des années. En 2008, j’avais été promptement et résolument excommunié de mon église. Je vivais une période difficile quant à mon identité sexuelle depuis longtemps. Il m’a d’abord fallu simplement accepter que j’étais gai, puis tenter de réconcilier mes différentes identités. J’en étais venu à la conclusion qu’elles ne pouvaient pas coexister, et j’avais donc essayé de m’astreindre à une thérapie auto-gérée de conversion dans un rejet douloureux, répressif et néfaste d’une partie fondamentale de mon identité. Les détails sont trop personnels et difficiles à partager, mais il s’agit d’un des moments les plus sombres de ma vie. Quand j’ai pris conscience de l’indissociabilité de mon identité sexuelle et du reste de mon identité, que d’accepter cette réalité serait essentiel pour continuer à vivre, j’ai rencontré les dirigeants de ma paroisse pour en discuter.
Mon excommunication a immédiatement mis fin à ma vie communautaire. Des amis de ma famille, avec qui j’avais partagé des repas les dimanches après-midi pendant des décennies, me regardaient à peine au village. Socialement, j’ai dû me reconstruire, ce qui voulait aussi dire déconstruire une grande partie de ma façon de comprendre le monde. Au cours de ce processus, j’ai découvert la pratique de la médecine. Mon parcours au sein de la profession est plus complexe, mais cette perte initiale de ma communauté a créé un vide en moi, et une partie de mon désir de pratiquer la médecine était de remplir ce vide, d’avoir un but bien précis, d’exercer une profession dans le domaine de la guérison qui me paraissait moralement bien.
Cet après-midi-là à la clinique communautaire, la jeune femme n’avait aucune idée de ce que son geste pouvait signifier pour moi. Nous sommes restés assis en silence pendant un moment, à déguster un biscuit aux pépites de chocolat. Plutôt que de rompre le pain en signe de partage de notre dévotion, nous étions simplement assis ensemble, un geste qui traduisait le même sentiment d’appartenance. Il n’y avait pas de prière, seulement des gestes routiniers de santé publique. Et nous faisions une drôle de congrégation : mon superviseur, un juif ; la femme, une musulmane qui portait la burqa ; et moi, un chrétien excommunié sans affiliation religieuse.
Tandis que mon superviseur terminait la rencontre, mon esprit s’emporta à nouveau et je me mis à réfléchir aux soins primaires. Je ne l’avais jamais constaté aussi clairement auparavant, mais j’entrevoyais à ce moment précis ce que la pratique de la médecine de famille offrait en tant qu’institution communautaire. J’avais toujours considéré la spécialité comme une ressource communautaire ; je suis fier d’être Canadien et de savoir que notre population dans toute sa diversité bénéficie d’un accès universel aux services de soins primaires. J’ai toujours aimé savoir que je pouvais passer une journée entière dans une clinique et que chaque nouveau patient pouvait représenter la culture et l’histoire d’un peuple différent. Par contre, je n’avais jamais pris conscience que la clinique constituait un lieu de rassemblement physique essentiel à la création d’un espace public, peu importe les affiliations des gens. La beauté de la réalisation que ma future clinique serait un lieu d’acceptation et d’accueil pour tous m’émeut encore chaque fois que j’y pense.
En quittant la clinique avec sa fille qui reniflait encore dans ses bras, la femme demanda d’utiliser une autre salle de la clinique, étant donné que l’heure de la prière approchait. Je lui ai montré une salle libre qu’elle pouvait utiliser, et nous nous sommes poliment salués tandis qu’elle fermait la porte.
Avant de recevoir mon patient suivant, je suis entré dans l’une des salles d’examen, je me suis retourné et j’ai pleuré. Ce n’était pas à cause du souvenir de ma douleur ou des épreuves passées. C’était plutôt que le simple fait de partager un moment et un espace dans ma clinique de soins primaires m’avait procuré un sentiment de communauté qui m’avait manqué pendant plusieurs années. Ce moment m’a permis de regarder en arrière avec reconnaissance, de voir le privilège d’exercer la médecine de famille comme quelque chose qui me permettait d’atteindre mon objectif initial de servir et de créer un espace de rencontre où les gens se sentent en sécurité au sein de ma communauté. Et peut-être que ce qui est encore plus important est que la médecine est devenue un lieu où, avec toutes mes cicatrices et mes épreuves, j’ai moi aussi trouvé la guérison et la paix.
Footnotes
Le récit de Dr Kancir a remporté le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale remis par la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix est nommé en mémoire de Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine de famille.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2019 issue on page 55.
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