
Ce mois-ci, Le Médecin de famille canadien publie un texte qui suscitera l’attention de plusieurs. Il s’agit d’une enquête réalisée auprès d’une cohorte de résidents en médecine familiale de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), à Vancouver, intitulée « Idées suicidaires chez les résidents en pratique familiale à l’UBC » (page 730)1. On y apprend que
Trente-cinq personnes (33,3 %) ont admis avoir eu des idées suicidaires pendant leur résidence ; 19 (18,1 %) ont avoué qu’ils avaient planifié la façon dont ils s’enlèveraient la vie ; et 3 (2,9 %) ont fait une tentative de suicide pendant leur résidence1. (traduction libre)
L’enquête démontre aussi à quel point les résidents sont épuisés :
On a identifié à 73,5 % (72 de 98) la prévalence parmi les répondants d’un état à risque élevé d’épuisement professionnel. Les scores moyens de fatigue émotionnelle, de dépersonnalisation et d’épanouissement personnel étaient de 19,38 (IC à 95 % de 17,45 à 21,31), de 8,16 (IC à 95 % de 7,03 à 9,28) et de 29,58 (IC à 95 % de 28,25 à 30,91), respectivement1. (traduction libre)
Constatant ces résultats, on peut évidemment se questionner sur la validité des réponses, sachant que l’enquête a été réalisée peu de temps après le suicide d’une résidente en médecine familiale, ce qui a sûrement pu ébranler la communauté. Mais ces chiffres rejoignent ceux publiés par d’autres institutions, dans différentes circonstances et à d’autres moments, qui confirment qu’un certain nombre de médecins sont épuisés et pensent au suicide2–4.
Face à pareil constat, on pourrait réagir comme on le fait habituellement, en se demandant comment cela peut être possible. Comment expliquer que le tiers des 105 résidents ayant répondu au questionnaire en arrive à penser au suicide, et que le cinquième ait même des plans précis ? On parle, respectivement, d’un résident sur 5 et d’un résident sur 3 ... ce n’est pas rien ! Des personnes si intelligentes, si performantes et … si jeunes ? Et de là, conscients que les exigences de la résidence peuvent être toxiques pour le moral des apprenants, on pourrait mettre en branle un ensemble de mesures pour réduire les exigences de la formation dans l’espoir de contrer ce terrible fléau, comme cela a été fait ailleurs5.
Mais on pourrait aussi regarder les choses autrement, en se posant les questions inverses : pourquoi tous les résidents en médecine familiale de l’UBC ne réagissent-ils pas de la même manière ? Comment se fait-il que 67 % des répondants n’aient aucune idée suicidaire, et que 82 % n’aient pas de plan précis ? Tous ces résidents ne sont-ils pas soumis aux mêmes stresseurs et aux mêmes exigences ? Qu’est-ce qui fait que certains déraillent et d’autres pas ?
Or, si l’on comparait les 2 groupes, les « suicidaires » contre les « non-suicidaires », on constaterait que les premiers sont plus déprimés et présentent davantage de difficultés d’adaptation que les autres. Qu’ils apparaissent, en quelque sorte, plus vulnérables, plus fragiles et plus fatigués. Si tel était le cas, on peut facilement imaginer que la tentation serait alors grande d’ajouter un autre critère de sélection pour les résidents en médecine de famille, afin de ne choisir que les plus forts en éliminant les dépressifs et les anxieux. On s’assurerait ainsi que les résidents en médecine familiale—et par ricochet, les médecins de famille—ne soient jamais épuisés ! On obtiendrait alors une espèce de médecin de famille, fort, en confiance, au-dessus de ses affaires, appliquant à la lettre les recommandations, insensible aux exigences de la tâche, suivant rigoureusement les algorithmes médicaux, mu par un genre d’intelligence artificielle. Des êtres immuables et infaillibles.
Est-ce vraiment ce que nous voulons ? Est-ce vraiment ce que nous attendons des médecins de famille ? Pas du tout. Certes, la résidence en médecine familiale est difficile—tout comme la pratique—; certes, les résidents en médecine familiale sont parfois épuisés et fatigués ; certes, dans des moments de découragement et d’épuisement, certains envisagent le pire ; mais cela n’en fait pas, pour autant, de moins bons médecins de famille. Bien au contraire. Ce sont des êtres humains sensibles. Fort heureusement.
En définitive, il suffit d’être attentifs à l’expression de leur détresse, de respecter leur rythme et de les aider à prendre conscience de leurs limites comme nous le ferions pour n’importe quelle autre personne en difficulté.
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