Il m’a fallu 7 ans avant de regarder à nouveau mon projet de recherche. La peur me paralysait. La raison se trouve dans le côté sombre d’une question qui, en 2010, m’a fait tomber dans les profondeurs d’un abysse émotionnel : quelle est la prévalence des idées suicidaires récemment vécues par des résidents en pratique familiale à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC)?
J’avais initialement formulé la question après avoir perdu une amie proche qui s’était suicidée pendant que nous suivions notre résidence en pratique familiale*. Le choc de son départ précipité avait alors brisé mon sentiment de paix et ma confiance en la vie. Le deuil et la désillusion étaient accompagnés de ténèbres qui me font encore perdre le souffle.
Peu après son décès, je me suis rendu compte que je n’avais jamais vraiment perçu sa souffrance. J’étais là, une résidente senior formée pour reconnaître la détresse humaine, mais aveugle devant celle de ma propre amie. Cette constatation a soulevé beaucoup de questions en moi. Ai-je été sourde à ses appels à l’aide? Étais-je là pour elle comme elle en avait besoin? Étais-je compétente pour exercer la médecine si je n’avais même pas pu aider ma propre amie? Je me demandais aussi si je pourrais un jour me laisser tomber comme elle l’avait fait. Parce que je ne comprenais pas son choix, je ne pouvais pas me libérer de ces questions qui m’obligeaient à regarder en face mon identité et mes craintes.
Une question brûlante a émergé de mon cœur : qui d’autre, parmi mes amis, envisageait le suicide? Les idées suicidaires sont terribles par leur silence et leur force, et elles sont directement liées à l’acte du suicide1. J’avais besoin de savoir si d’autres de mes proches avaient des pensées aussi sombres. J’ai pris du recul et j’ai posé une question plus précise : combien de mes collègues et amis résidents à l’UBC avaient récemment pensé au suicide?
Après avoir dépouillé la documentation pertinente, j’ai découvert que le suicide durant la résidence était peu étudié, surtout au Canada. J’ai conçu un sondage en ligne, qui incluait des questions adaptées à partir du répertoire créé par Meehan et ses collaborateurs2, et je l’ai envoyé à mes amis et collègues à l’UBC. Quelque 109 résidents en pratique familiale ont répondu à mon appel. Les données, quoiqu’elles fussent anonymes, ne me parlaient pas en pourcentages, mais bien en visages familiers; durant leur résidence, 35 de mes amis et collègues avaient pensé au suicide, 19 résidents avaient imaginé un plan pour s’enlever la vie, et 3 personnes avaient fait une tentative de suicide. Les taux étaient bien plus élevés que dans des études comparables. J’ai reçu les données dans le silence, brisé seulement par le son de mes larmes sur le portable.
J’essaie de me souvenir des semaines qui ont suivi. J’ai réussi tant bien que mal à rédiger une ébauche de texte, et j’ai présenté localement les données. Par contre, j’étais incapable de terminer le manuscrit et de le soumettre aux fins de publication. Je demeurais captive de ma douleur, comme si je portais une lourde chaîne toujours attachée à mon amie. Je me sentais paralysée par le souvenir constant de mon amie partie pour toujours, par l’évocation incessante de la mort. J’ai décidé de mettre mon projet de recherche de côté.
Le temps a fait son œuvre et m’a permis de guérir. Les doutes entourant ma capacité d’exercer la médecine et mon identité en tant qu’amie se sont dissipés. Mais il m’a fallu 7 années pour revenir au manuscrit. Lorsque j’ai trouvé la force de le faire, un sentiment d’urgence a remplacé celui d’échec et de crainte, et m’a gentiment ramenée à la littérature scientifique, où j’ai trouvé que le suicide durant la résidence est un problème grandissant et encore sous-étudié3. Le terrain fertile de mon cœur pour cultiver le questionnement a repris du service, et mes lourdes chaînes se sont transformées en un doux attachement envers les souvenirs d’une vieille amie.
J’ai décidé de reprendre la recherche, cette fois sous les auspices d’un programme de cliniciens érudits. J’ai enfin soumis le manuscrit original aux fins de publication, qui se trouve dans le présent numéro du Médecin de famille canadien (page 730)4. Je rédige actuellement une revue de la documentation, et je prépare un atelier sur le suicide durant la résidence à l’intention des directeurs de programme. L’adoption de ce volet de recherche représente un processus ardu, car ce faisant, j’expose volontairement mes blessures. À l’occasion, les pourcentages revêtent le visage des personnes qui souffrent en silence. Parfois, ils me rappellent mon amie. Ces visions qui me font invariablement venir les larmes aux yeux font ressortir l’importance primordiale de cet exercice. Elles projettent une lumière qui nourrit en moi un doux sentiment de réconciliation, tellement bienvenu.
La tristesse inhérente à ce projet m’a fait remettre en question mon cheminement et envisager l’abandon de ma recherche plus d’une fois au cours des années. Heureusement, des personnes importantes m’ont accompagnée le long de ma route et m’ont gentiment donné leur appui. Ces personnes lumineuses sont des mentors, des collègues, des directeurs de programme, des amis et des membres de ma famille. Sans eux, j’aurais certainement perdu courage et manqué de perspective pour avancer dans cet important projet.
Ce qui m’a inspirée à poursuivre cette démarche, c’est de réaliser que le silence désastreux entourant la détresse psychologique et le suicide continue de tuer, et que la recherche brise en partie ce silence et devient alors un outil pour combattre le suicide. Ce que je considérais comme un processus dénué de passion pour répondre à des questions peut devenir en réalité un moyen puissant de se découvrir soi-même et de guérir émotionnellement. Lorsque votre projet de recherche vous fait mal, le fait de suivre son cours en douceur peut procurer un soulagement dans le deuil. L’exercice peut aussi dévoiler la vérité et le sens de la vie. Pour moi, cette entreprise en recherche représente une transformation vitale.
Remerciements
Je remercie les Drs Paul Whitehead et David Kuhl de leur précieux mentorat au fil des ans, et je remercie le Dr Whitehead de m’avoir encouragée à écrire librement au sujet de mon cheminement comme moyen de libération. J’exprime aussi ma gratitude aux Drs Wendy Norman, Alana Hirsh et Rahul Gupta pour leur soutien indéfectible et leur délicate rétroaction durant tout le Programme des cliniciens érudits de l’UBC. Pour terminer, je remercie le Dr Scott Sheppard de m’avoir accompagnée avec empathie au cours de ces transformations depuis le tout premier jour.
Footnotes
↵* La mère de la résidente a approuvé la publication de ce manuscrit.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
The article is also in English on page 688.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada