L’examen physique est un art qui se perd. L’une des techniques d’examen physique les plus intimes est l’examen rectal digital (ERD). Le plus souvent, l’ERD est utilisé en urologie pour accéder de façon optimale à la prostate par palpation par le rectum. Cependant, il existe d’autres indications pour l’ERD, y compris l’examen des masses gastro-intestinales ou des saignements gastro-intestinaux, et même pour rétablir un patient en cas de fibrillation auriculaire instable1,2. Les étudiants en médecine apprennent dans leur programme d’études précliniques comment effectuer un examen rectal sur des patients et des modèles normalisés. Une fois en résidence en médecine de famille, les possibilités d’exposition additionnelle sont limitées.
En médecine de famille, l’ERD était autrefois une intervention que presque tous les patients masculins devaient subir annuellement dans le cadre de leur examen physique3. De nos jours, l’ERD n’est plus une pratique courante dans le cadre des examens médicaux périodiques. Depuis 2014, le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs ne recommande plus le dépistage par ERD dans la population générale4. Après avoir examiné la documentation sur les risques et les avantages de l’ERD, le Groupe d’étude canadien a décidé que le risque de faux positifs l’emportait sur les avantages de dépistage de nouveaux cancers de la prostate. Les faux positifs pourraient entraîner de l’anxiété chez le patient, des biopsies inutiles et des chirurgies inutiles, avec des complications potentielles comme l’incontinence urinaire et la dysfonction érectile4.
Depuis la modification des lignes directrices, toute une génération de résidents en médecine de famille a fait sa résidence et a commencé sa pratique avec une exposition minimale à cette technique. La génération actuelle de médecins de famille n’est donc pas exposée aux variations normales de l’anatomie de la prostate, sans compter que l’ERD est une technique d’examen intime qui exige un certain niveau d’aise et d’aptitude de la part du professionnel de la santé. Aucun patient ne veut subir un test effractif inutile dans une zone sensible comme le rectum. Les patients consentent à l’examen lorsqu’ils croient que les avantages du test l’emportent sur l’inconfort, ce qui se produit lorsque les professionnels de la santé qui effectuent l’examen sont sûrs d’avoir les compétences requises pour détecter des résultats positifs et négatifs5. Au fur et à mesure que les lignes directrices en matière de dépistage changent, il y a parfois des effets collatéraux involontaires, comme en témoigne la réduction du dépistage des infections transmises sexuellement chez les femmes admissibles à cause du changement dans la fréquence d’administration du test de Papanicolaou6,7. Nous craignons qu’en raison de l’évolution des lignes directrices et de l’absence d’exposition subséquente chez les résidents, l’aptitude clinique à effectuer cet examen ne soit pas conforme aux normes.
Bien que controversé, l’ERD, lorsqu’il est utilisé judicieusement, peut constituer une importante technique d’examen physique que les résidents de médecine de famille devraient maîtriser. Les applications potentielles de l’ERD couvrent les domaines de la médecine de famille, de l’urologie, de la gastroentérologie et des soins en traumatologie. Des études évaluant l’utilité et l’efficacité de l’ERD en tant qu’outil clinique ont suggéré que l’ERD, dans toute sa gamme d’utilisations potentielles, n’est pas un test idéal. La précision du test dépend largement de la compétence du professionnel de la santé, qui peut varier à cause de la faible fréquence d’administration du test, de l’absence de formation en ERD et de l’exposition pendant la formation médicale8,9.
Données probantes attestant d’une bonne compétence clinique
L’utilisation de l’ERD à des fins de dépistage a été largement discutée en ce qui concerne le cancer de la prostate et le cancer anorectal. Une revue systématique et une méta-analyse effectuées en 2018 par Naji et ses collaborateurs ont révélé que l’ERD avait à la fois une faible valeur prédictive positive (41 %) et une faible sensibilité (51 %) pour la détection du cancer de la prostate10. L’étude recommandait d’éviter l’utilisation systématique de l’ERD pour le dépistage du cancer de la prostate10. L’ERD a démontré une spécificité de 28 % pour la détection des anomalies du sphincter anal dans l’évaluation de l’incontinence fécale et du tonus rectal en situation d’urgence médicale11. Il s’est avéré peu fiable pour détecter les lésions urétrales chez les patients se présentant pour des soins de courte durée avec fracture pelvienne, avec une sensibilité de 2 % 12. L’examen rectal digital a également une valeur limitée dans le diagnostic clinique du syndrome de la queue de cheval13.
Cependant, l’ERD est effectué régulièrement et est cliniquement utile comme outil diagnostique pour l’évaluation des symptômes des voies urinaires inférieures chez les patients de sexe masculin14. Une étude communautaire effectuée au Japon a révélé que la valeur prédictive positive de la capacité de l’ERD à différencier cinq catégories de volume de la prostate — plate, normale, légèrement élargie, modérément élargie et nettement élargie — était de 94 % 15. De même, en utilisant une échelle normalisée de la taille de la prostate du « bout des doigts », Reis et ses collaborateurs ont constaté que la valeur prédictive positive de l’identification d’un volume de la prostate supérieur à 30 mL était de 92 % 16. L’examen anorectal digital a été présenté comme une méthode utile et rentable pour détecter le cancer anorectal dans les populations à haut risque17,18.
Il a également été démontré que l’ERD a une sensibilité de 75 % et une valeur prédictive positive de 97 % dans la détection de la défécation dyssynergique chez les patients atteints de constipation chronique19. Dans les établissements de soins de courte durée, il a été démontré que l’ERD réduisait le nombre d’admissions inappropriées à l’hôpital, de traitements médicaux et d’endoscopies chez les personnes se présentant avec un saignement rectal aigu1. Dans le domaine de l’obstétrique et de la gynécologie, l’ERD pourrait faciliter la détection et l’évaluation des anomalies septales rectovaginales chez les femmes présentant un prolapsus de l’étage postérieur20.
Une petite méta-analyse effectuée auprès d’une population coréenne a comparé l’ERD, l’échographie transrectale et le taux d’antigène prostatique spécifique supérieur à 4 µg/L dans le diagnostic du cancer de la prostate soupçonné au plan clinique. Des résultats positifs à l’ERD combinés à des résultats négatifs à l’échographie transrectale et un taux d’antigène prostatique spécifique de 4 µg/L ou moins avaient un taux de détection de 4 %. Lorsque les résultats de deux tests étaient positifs, le taux de détection augmentait pour atteindre entre 16 % et 34 %. Si les résultats des trois tests étaient positifs, le taux de détection augmentait encore pour atteindre 68 % 21. En résumé, bien que la valeur de l’ERD soit faible dans de nombreux contextes, l’ERD demeure une compétence clinique importante à acquérir et son utilité augmente lorsqu’il est utilisé conjointement avec d’autres outils diagnostiques.
La pratique est nécessaire pour acquérir la compétence et la confiance
Dans notre modèle actuel de formation axé sur les compétences, les résidents de médecine de famille ont besoin de pratiquer l’examen sous supervision et ils ont besoin de l’effectuer pour prouver leur compétence. Le tiers des résidents de médecine de famille ne reçoivent probablement pas de supervision ou de rétroaction sur l’exécution de l’ERD9. Avec le consentement du patient, les résidents devraient profiter des occasions de pratiquer l’ERD en présence de superviseurs et de comparer leurs observations avec eux pour obtenir une rétroaction pertinente au moment de l’examen. Sans rétroaction, les stagiaires perdent une occasion d’améliorer leur aptitude à repérer des observations diagnostiques9. Les facultés de médecine devraient investir dans des modèles de haute fidélité, de préférence des patients normalisés, afin que les compétences soient acquises dès le début. Les praticiens qui ont été exposés à des modèles tridimensionnels de la prostate sont plus en mesure d’estimer avec précision la morphologie de la prostate22. Les résidents en médecine de famille pourraient effectuer des rotations en urologie externe afin de profiter d’une grande exposition clinique à l’ERD avec une gamme de maladies ou d’anomalies sous-jacentes.
Pour combler cette lacune d’apprentissage, nous ne recommandons pas de faire des ERD lorsqu’ils ne sont pas indiqués. La liste de formation médicale de Choisir avec soin Canada recommande de ne pas effectuer de tests ou de procédures dans le seul but d’acquérir une expérience clinique23. Il s’agirait d’une utilisation inappropriée de l’ERD, qui peut être considérée comme une intervention effractive. L’ERD ne doit être utilisé que lorsque cela est cliniquement indiqué et que le patient a donné le consentement approprié. Les méthodes d’enseignement peuvent être renforcées par des outils d’évaluation. Un exemple d’un tel outil est le Digital Rectal Examination Clinical Tool créé par Clements et ses collaborateurs, qui a été validé auprès de cohortes de stagiaires précliniques et cliniques à l’Université de la Virginie à Charlottesville24. Différentes méthodes d’enseignement de l’ERD sont présentées dans le Tableau 1.
Méthodes d’enseignement de l’ERD, de la moins participative à la plus participative
Les résidents en médecine de famille ne sont peut-être pas suffisamment exposés à l’ERD. En 2014, Bussières et ses collaborateurs ont envoyé un lien vers un sondage en ligne à 879 résidents de médecine de famille des 4 programmes de résidence en médecine de famille au Québec. Un total de 217 résidents en médecine de famille (25 %) ont répondu en donnant leur point de vue quant à leur formation sur l’ERD. Plus de la moitié des résidents (55 %) estiment que la formation reçue sur l’ERD est dans la moyenne ou insuffisante. Un tiers (33 %) des répondants ont déclaré n’avoir jamais reçu d’enseignement formel ou de supervision durant leur formation médicale9. Au cours de la formation médicale prédoctorale et postdoctorale, l’exposition à la technique d’ERD peut varier considérablement. Les apprenants ont parfois de la difficulté à obtenir le consentement des patients pour pratiquer l’intervention, en partie en raison du refus du patient, mais aussi en raison du niveau d’aisance de l’apprenant. De plus, les superviseurs expriment parfois un malaise semblable en demandant à l’apprenant de mettre en pratique les compétences techniques de l’ERD auprès de patients qui sont sous leur responsabilité directe. Le manque d’exposition des stagiaires à la technique d’ERD est important, car l’augmentation de la fréquence d’exécution d’un ERD a été liée à une plus grande confiance des étudiants25.
Recommandations
Les enjeux de la formation sur l’ERD illustrent un enjeu plus vaste — que faire des procédures moins utiles qui permettent de détecter des maladies peu prévalentes ; des procédures réservées à des situations uniques ? L’ERD a une utilité fondée sur des données probantes dans des contextes diagnostiques cliniques précis, comme l’évaluation des symptômes des voies urinaires inférieures chez les hommes. Les lignes directrices de l’Association des urologues du Canada incluent l’ERD dans le bilan de ces symptômes, qui touchent 28 % des hommes âgés de plus de 70 ans26,27. S’ils ne maîtrisent pas cette technique d’examen, les résidents en médecine de famille pourraient ne pas être en mesure d’évaluer efficacement l’un des problèmes les plus courants chez ces patients âgés. Dans le processus de prise de décision partagée pour les indications potentielles d’ERD, l’inconfort du clinicien à l’égard de l’exécution de l’intervention ne devrait pas être un facteur qui influence la décision d’effectuer ou non un ERD. Moins d’exposition à la pratique de l’examen physique peut entraîner une diminution de la capacité d’obtenir le consentement approprié des patients pour effectuer la procédure au besoin. De plus, le fait de veiller à ce que les étudiants en médecine et les résidents soient en mesure de bien effectuer un ERD et d’obtenir une rétroaction sur leur technique renforce un cadre fondé sur les compétences pour l’éducation médicale. Les facultés de médecine devraient donc s’adapter à l’évolution des lignes directrices en modifiant l’exposition des étudiants et en investissant dans des ressources qui favorisent l’acquisition de compétences pour cet examen clinique important, même s’il est rarement utilisé.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun n’a été déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2019 issue on page 838.
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