
En 2015, j’ai commencé à exercer la pratique familiale, et j’ai choisi les soins à domicile une fois par semaine comme activité particulière imposée par le gouvernement. Pendant 4 années consécutives, j’étais le seul médecin payé par le régime public d’assurance maladie pour faire des visites à domicile à LaSalle, une région de l’île du Grand Montréal, au Québec. Dans le but de prioriser les patients les plus vulnérables, j’ai appliqué des critères très stricts pour couvrir une région d’une superficie de 16 km2 qui compte plus de 76 000 personnes, dont 19 % sont des personnes âgées1. En très peu de temps, j’ai rempli ma pratique de soins à domicile avec des patients vivant avec une grave perte d’autonomie, tant physique que cognitive, confinés au lit, limités au transport par ambulance, souvent d’un âge extrêmement avancé (≥ 85 ans) et ayant une courte espérance de vie. L’âge moyen de l’ensemble de ma population de patients se situait à 90 ans, et je comptais 3 patients de plus de 100 ans. Je me suis progressivement rendu compte que je n’avais pas de structure efficace et rapide pour documenter mes évaluations de ces patients extrêmement âgés.
Au fil des ans, j’ai élaboré un formulaire d’examen médical périodique (EMP) adapté à mes patients confinés à la maison, d’un âge très avancé et en perte d’autonomie sévère. J’ai été très touchée par une déclaration du Dr Sawchuk, dans le numéro de février 2019 du Médecin de famille canadien, qui disait que « les patients confinés à la maison ne sont pas du genre à défendre haut et fort leurs intérêts et passent souvent inaperçus si on ne les cherche pas »2. Cette lecture m’a incitée à faire connaître ce formulaire d’EMP comme outil utile pour les médecins de famille en début d’exercice qui souhaitent intégrer les soins à domicile dans leur pratique. Les formulaires d’EMP actuellement disponibles sont adaptés aux aînés fragiles dans les établissements de soins de longue durée3, mais ne tiennent pas compte de la complexité de l’environnement du patient soigné à domicile, du manque d’accès aux investigations au-delà des analyses sanguines, du rôle central des membres de la famille et des aidants, de l’absence d’une supervision régulière par une infirmière ni de la mobilité extrêmement réduite et de la courte espérance de vie. Le formulaire d’EMP que je propose (Figure 1), aussi accessible dans CFPlus*, prend en considération l’environnement des patients soignés à domicile et les facteurs qui influent sur la qualité des soins dans leur domicile.
Formulaire d’examen médical périodique pour les patients extrêmement âgés confinés à domicile et en sévère perte d’autonomie*
MVL—médicament en vente libre.
*Ce formulaire se trouve à www.cfp.ca. Rendez-vous au texte intégral (full text) de l’article en ligne et cliquez sur l’onglet CFPlus.
Les éléments du formulaire d’EMP
Contexte social.
Le formulaire d’EMP commence par une description narrative de la structure d’entraide du patient. Les renseignements dans cette section décrivent les rôles précis des divers membres de la famille et des aidants relativement aux activités de base et instrumentales de la vie quotidienne. Des descriptions des services communautaires et paramédicaux déjà en place sont aussi données ici afin de présenter brièvement les circonstances biopsychosociales de la routine au jour le jour du patient. Il est utile de consigner les dates entourant la perte d’autonomie du patient de manière à documenter la rapidité du déclin; l’inscription de ces dates se révèle aussi utile lorsqu’il s’agit de remplir des formulaires pour les prestations d’invalidité et les crédits d’impôt. La personne à rejoindre en cas d’urgence est identifiée dans cette section, notamment le mandataire en cas d’inaptitude, mais aussi d’autres personnes physiquement plus proches du patient (p. ex. voisin).
État mental et niveau de soins.
La prochaine section porte sur les constatations à la suite de l’évaluation de l’état mental et du jugement de la personne. Il est primordial de communiquer directement avec le patient, si possible, surtout lorsque la perte d’autonomie physique l’emporte sur le déclin cognitif. Avec l’aide d’un travailleur social, au besoin, les structures juridiques concertant l’inaptitude sont précisées, par exemple, l’identification d’un décideur substitut pour les soins médicaux, le régime privé ou public de protection et les directives préalables. Des outils qui peuvent faciliter la communication (p. ex. amplificateur vocal portatif) se révèlent très utiles dans les cas de déficience auditive, et ils devraient devenir un instrument médical aussi standard qu’un stéthoscope pour les visites à domicile.
Aides à la mobilité et sécurité de l’environnement.
L’élément le plus important des soins à domicile est la compréhension de l’environnement du patient. Dans le contexte de l’examen physique et après avoir évalué l’état mental du patient, je suggère de visiter et d’observer l’environnement dans la maison du patient, et de documenter les adaptations domiciliaires qui pourraient être nécessaires à la mobilité et aux transferts. Il faut accorder une attention particulière aux dangers suivants : la thésaurisation d’objets qui peuvent encombrer la maison et accroître le risque de chutes tant du patient que des aidants; une ventilation insuffisante, ou des fenêtres ou des portes mal isolées qui peuvent exposer le patient aux rigueurs du climat. Lorsque nous soignons à domicile des personnes d’un âge très avancé en grave perte d’autonomie, nous devons nous rappeler que leur partenaire, leurs enfants, et leurs frères et sœurs sont souvent âgés eux aussi, et qu’ils pourraient aussi être en perte partielle d’autonomie. Il est donc nécessaire que ces patients aient accès à de l’aide et à des ressources sociales, au besoin.
Contrôle de la douleur.
Selon les estimations, près de 4 adultes âgés de plus de 65 ans sur 10 souffrent de douleur chronique, et les patients de plus de 85 ans sont à risque plus élevé4. Il peut être particulièrement difficile d’évaluer la douleur chez des patients confinés à la maison en sévère perte d’autonomie, et il importe d’être sensible aux habitudes comportementales du patient liées à la douleur, comme les grimaces du visage, la mobilité réduite, des réflexes de retrait, une perte de poids et d’appétit, un sommeil altéré et une confusion accrue. La douleur mal contrôlée affecte non seulement le patient, mais peut aussi nuire aux relations et à la qualité de vie des aidants5.
Sommeil.
Les troubles du sommeil peuvent aussi être un facteur considérable de détresse chez des patients confinés à la maison. Du counseling est souvent nécessaire pour aider la famille à comprendre que, dans l’ensemble, les degrés de vivacité, de bien-être et de confort du patient sont cliniquement plus importants qu’une routine de sommeil rigide comportant un nombre minimal précis d’heures de sommeil. La diphenhydramine compte parmi les médicaments en vente libre (MVL) les plus communément utilisés6; il est donc essentiel d’explorer l’utilisation par le patient de médicaments non prescrits, et de déterminer s’ils sont pertinents, s’ils devraient être remplacés par des médicaments précis pour régler les problèmes de sommeil, ou s’il faudrait optimiser les stratégies non pharmacologiques, comme l’exposition à la lumière du jour et la stimulation. Il pourrait être nécessaire de modifier le positionnement du lit et des meubles pour améliorer les cycles éveil-sommeil chez ces patients.
Nutrition et habitudes d’élimination.
Une diététicienne devrait procéder à une évaluation détaillée des besoins nutritionnels. Par ailleurs, je recommande d’examiner la santé buccale du patient pour dépister des signes de maladies parodontales, d’édentulisme et de sécheresse buccale, qui sont très prévalents7. De tels problèmes pourraient exiger des modifications rapides à l’alimentation, une évaluation par un dentiste à domicile, une meilleure hydratation et une réévaluation des effets secondaires des médicaments, surtout ceux qui ont des propriétés anticholinergiques.
Soins de la peau et des téguments.
À chaque visite, il faut faire l’examen physique de la peau et des téguments des personnes très âgées ayant une grave perte d’autonomie et qui sont confinées à la maison. Même s’il n’existe pas de lignes directrices spécifiques à une maladie recommandées dans cette population de patients, la peau est l’organe qui sera le plus communément affectée par un problème (prévalence de plus de 80 % chez les patients plus âgés)8. L’examen devrait spécifiquement inclure le dépistage de signes de mauvaise hygiène ou de maltraitance, de la teigne, de l’eczéma, de complications de problèmes dermatologiques fréquents comme la cellulite et l’onychomycose, de même que des plaies aux points de pression. Il faudrait aussi évaluer l’utilisation par le patient d’aides au positionnement, de même que ses routines pour favoriser la mobilité. Enfin, il est justifié d’organiser un transfert hors du domicile pour obtenir une consultation spécialisée pour des problèmes possiblement mortels (p. ex. mélanome, carcinome épidermoïde), surtout si la biopsie et l’excision curative peuvent aisément se faire durant une seule visite. Il faut toujours tenter de respecter la décision du patient en cas d’inaptitude.
Maladies chroniques et infections récurrentes.
C’est dans cette section qu’on dresse la liste des maladies chroniques prises en charge. On y consigne aussi l’anamnèse et les constatations de l’examen physique, de même que les valeurs des analyses en laboratoire.
Polypharmacie.
La vérification du pilulier du patient est un autre élément de l’évaluation à domicile qui se différencie de la démarche à suivre pour des patients qui vivent dans des établissements de soins de longue durée. D’après mon expérience, le pilulier peut révéler de nombreux problèmes, comme la confusion du ou de la partenaire dans l’administration de la médication, surtout dans le cas où le patient et son partenaire suivent tous 2 une importante polypharmacie; la modification inappropriée de la formulation du médicament ou sa pulvérisation pour en faciliter l’administration; la mauvaise adaptation de l’organisation du pilulier aux habitudes du patient ou de l’aidant, qui cause de nombreuses interruptions du sommeil; et la non-conformité à la pharmacothérapie parce que le patient n’est pas physiquement ou cognitivement capable de se conformer au mode d’administration (p. ex. dispositifs d’inhalation de poudre sèche pour maladie pulmonaire chronique obstructive exigeant une dextérité manuelle et une inspiration forcée par un petit embout buccal). En passant en revue le pilulier du patient, on peut aussi vérifier la possibilité d’interactions médicamenteuses ou d’autres indications; cette vérification permet d’assurer que les médicaments sont prescrits de manière sécuritaire dans cette population de patients fragiles (Tableau 1)9,10.
Mesures à envisager lors de la revue des médicaments de patients d’un âge très avancé
En outre, l’examen du pilulier devrait être suivi d’un questionnement explicite concernant l’utilisation des MVL, de même que des vitamines et des suppléments, étant donné le potentiel de préjudices au patient et d’interactions médicamenteuses. Selon les estimations, au moins le tiers des patients plus âgés admis à l’hôpital utilisent des MVL11.
Drapeaux rouges.
Le formulaire d’EMP comporte une section pour documenter les drapeaux rouges ou facteurs à surveiller étroitement en raison des risques de préjudices au patient, notamment la maltraitance. Par ailleurs, selon mon expérience, la maltraitance découle habituellement de l’épuisement de l’aidant ou de la détresse financière, qui peuvent entraîner une négligence dans l’hygiène ou les besoins nutritionnels du patient.
Soins préventifs.
Enfin, durant la visite à domicile, il y a lieu d’examiner le dossier d’immunisation du patient en fonction des recommandations spécifiques à ses facteurs de risque. Habituellement, dans cette population de patients, le Guide canadien d’immunisation12 recommande ce qui suit : le vaccin polysaccharide inactivé contre le pneumocoque et un rappel après 5 ans en présence de facteurs de risque d’une infection invasive à pneumocoque; le vaccin trivalent inactivé contre la grippe chaque année; et le vaccin non vivant recombinant contre le zona.
Conclusion
La pratique des soins à domicile devrait être une partie essentielle de la médecine familiale dans une société qui valorise l’universalité des soins de santé. Lorsque les ressources sont limitées, il faut mettre en place des critères stricts afin de sélectionner les patients les plus vulnérables confinés à domicile et, dans ma pratique, ce sont des patients d’un âge très avancé ayant une sérieuse perte d’autonomie. Les lignes directrices spécifiques à une maladie et les interventions de dépistage ne conviennent pas à ces patients dont l’espérance de vie est limitée. Le temps est un atout dans la prestation des meilleurs soins que possible à ces patients, et un formulaire d’EMP bien structuré et adapté à la réalité de cette population peut faciliter la pratique clinique et la documentation. Un formulaire d’EMP exhaustif devrait faire en sorte qu’un médecin n’oublie pas des éléments importants de l’évaluation, et il peut certainement être rempli au cours de quelques visites.
Le formulaire d’EMP que je vous présente met en évidence d’importants éléments de ma pratique dans l’évaluation des patients d’un âge extrêmement avancé ayant une grave perte d’autonomie, et qui sont confinés à la fois à la maison et au lit. Le formulaire tient compte de l’environnement où habite le patient et d’autres facteurs qui influent sur la qualité de ses soins, qui sont différents de ceux qu’on trouverait dans un hôpital ou un établissement de soins de longue durée. L’intégration de ce formulaire dans la prestation de la médecine familiale à domicile pour mes patients vulnérables confinés chez eux a contribué à rendre ma pratique plus efficace et gratifiante.
Notes
Les Cinq premières années de pratique est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, sous la coordination du Comité sur les cinq premières années de pratique de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). Le but de cette série est d’explorer des sujets susceptibles d’intéresser les médecins en début de pratique ainsi que tous les lecteurs de la revue. Nous invitons tous ceux et celles dans leurs cinq premières années de pratique de soumettre un article au Dr Stephen Hawrylyshyn, coordonnateur, Cinq premières années de pratique, à l’adresse steve.hawrylyshyn{at}medportal.ca.
Footnotes
↵* Le formulaire d’examen médical périodique pour les patients confinés à domicile et extrêmement âgés se trouve à www.cfp.ca. Rendez-vous au texte intégral (full text) de l’article en ligne et cliquez sur l’onglet CFPlus.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2019 issue on page 841.
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