Les patients partent souvent de la clinique médicale avec les mêmes problèmes sociaux et économiques qui sont à l’origine même de leurs besoins de soins1,2. L’offre de services juridiques dans les milieux de soins de santé peut permettre de s’attaquer aux facteurs en amont qui contribuent à un mauvais état de santé1.
Depuis le Rapport Lalonde, en 19743, officiellement intitulé Nouvelles perspectives de la santé des Canadiens3, les professionnels de la santé, les autorités de santé publique et d’autres intervenants dans le système de santé canadien ont accordé plus d’attention au rôle instrumental des facteurs sociaux dans la santé des Canadiens. Parmi ces facteurs influents figurent maintenant le revenu et le statut social, les réseaux de soutien, l’éducation et l’alphabétisation, l’emploi, l’environnement social, le genre et la culture, collectivement appelés les déterminants sociaux de la santé et formellement reconnus par l’Agence de la santé publique du Canada4. Les répercussions des déterminants de la santé sont observés dans un corpus de données probantes qui fait valoir que les iniquités dans la société engendrent des iniquités en santé et que cette relation reste souvent la même malgré des améliorations dans les soins de santé2,5. Même si cette réalisation est désormais une pierre angulaire de la santé publique, la déconnexion entre les connaissances et cette prise de conscience dans la pratique médicale représente un problème de longue date6,7.
Les facteurs sociaux qui contribuent à une mauvaise santé coïncident souvent avec des besoins sur le plan juridique, en particulier en matière de sécurité du revenu, d’assurances, de logement, d’emploi et de statut juridique8–11. Les personnes vulnérables, c’est-à-dire celles qui appartiennent à des groupes mal intégrés dans le système de santé en raison de leurs caractéristiques ethniques, culturelles, géographiques ou liées à la santé10, sont souvent privées des avantages et de la protection que leur confère la loi en raison des lacunes considérables dans l’accès à des services juridiques abordables, appropriés et en temps opportun9–14. De plus, les services juridiques communautaires traditionnels sont habituellement inondés de problèmes juridiques graves, et peu de ressources peuvent être attribuées aux besoins juridiques relevant du système et de la prévention10,15.
Aux États-Unis, les efforts pour combler ces lacunes par l’intégration des services de santé et des services juridiques sous un même toit sont déployés depuis les années 1990, et le modèle du « partenariat médecine justice » (PMJ) est devenu un mouvement national9,13,16. Contrairement aux États-Unis, où l’on compte plus de 292 PMJ17, il s’en trouve très peu en activité au Canada.
Le Programme Justice Santé (PJS) a pour but de réduire l’écart entre ce que nous connaissons et ce que nous pratiquons en matière de déterminants sociaux de la santé au moyen d’un programme médico-légal à partenaires multiples, inspiré du modèle PMJ. En 2014, l’étape expérimentale du programme à Toronto (Ontario) était lancée sous forme d’un partenariat regroupant les organismes suivants : l’Équipe universitaire de santé familiale St Michael, l’Hôpital St Michael, l’ARCH Disability Law Centre, les Services juridiques autochtones de Toronto, la HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et les Neighbourhood Legal Services. Ce commentaire décrit l’élaboration et le fonctionnement du PJS, et il a pour but de motiver les groupes de médecine familiale au Canada à implanter des solutions pratiques semblables dans leurs communautés.
Élaboration du programme
L’Équipe universitaire de santé familiale St Michael est une organisation de soins primaires multidisciplinaires à cliniques multiples, située au cœur du centre-ville de Toronto, qui sert environ 45 000 patients, y compris des personnes itinérantes ou à logement instable. Une évaluation des besoins menée par des cliniciens a révélé que 1980 patients, ce qui représente plus de la moitié des patients aiguillés vers les travailleurs sociaux, avaient au moins un problème juridique. Ces problèmes couvraient un éventail de sujets dont s’occupent les cliniques juridiques communautaires, comme les droits des locataires, l’incapacité, l’immigration et le statut de réfugié, les droits de la personne et le droit du travail.
L’élaboration du PJS a comporté une revue systématique de la littérature scientifique portant sur le modèle PMJ, de même que des consultations avec des organismes et des personnes au Canada, aux États-Unis et en Australie qui avaient de l’expérience dans la mise en œuvre de PMJ. Des cliniciens de l’équipe de santé ont ensuite communiqué avec de potentiels partenaires communautaires spécialistes du droit et, après 18 mois de planification du lancement, l’étape expérimentale commençait en 2014, dans la clinique où était située l’avocate attitrée du programme.
Services directs
Comme point de départ pour donner accès aux services juridiques, le médecin de famille, un travailleur social, une infirmière ou d’autres cliniciens procèdent à un dépistage informel des besoins juridiques de chaque patient. Les cliniciens sont encouragés à tenir compte des aspects des problèmes médicaux du patient qui pourraient être liés à des problèmes juridiques remédiables. Il n’existe pas d’outil ou de méthode de dépistage normalisés; les éléments particuliers du dépistage sont plutôt laissés à la discrétion de chaque clinicien. Un formulaire standard de demande de consultation est accessible dans le système des dossiers médicaux électroniques; autrement, les patients ont le choix de se présenter d’eux-mêmes, et ce, par respect pour l’autonomie du patient.
Une salle d’examen est attribuée à l’avocate attitrée dans l’une des cliniques. Les services sont annoncés par des affiches (rédigées en 6 langues) placées dans chaque salle de rencontre clinique et dans les salles d’attente. Comme nous reconnaissons que de nombreux patients pourraient éprouver des difficultés à se rendre à un rendez-vous traditionnel fixé à l’avance, les services juridiques sont offerts à la fois sur demande de consultation ou sans rendez-vous. Le type et la nature des services juridiques fournis sont adaptés aux besoins particuliers de chaque patient et à sa volonté de poursuivre différentes options juridiques. Le Tableau 1 présente les types de services offerts.
Les patients décident des renseignements, s’il en est, que les cliniciens peuvent divulguer à l’avocate sur place. Les documents produits par l’avocate ou l’assistant au programme sont principalement entreposés dans un réseau externe de l’aide juridique. Si des documents papier doivent être conservés, ils sont entreposés dans un endroit fermé à clé et sécurisé de la clinique, et ils sont identifiés comme étant la propriété de la clinique juridique. Cet arrangement fait un juste équilibre entre l’efficacité et le renforcement de la protection des renseignements privés des clients.
Apprentissage multidisciplinaire
Le PJS et ses partenaires de la clinique juridique communautaire organisent diverses séances d’enseignement formel pour le personnel des cliniques et les résidents en médecine familiale basés dans ces cliniques. À cette fin, 12 rencontres de groupe, structurées en une combinaison d’enseignement par cours magistraux et d’apprentissage fondé sur des cas, ont eu lieu chaque année. Une séance scientifique de 1 heure a été organisée et présentée à l’ensemble de la communauté de l’Hôpital St Michael pour éduquer les membres à propos des déterminants sociaux de la santé et des thèmes entourant l’accès à la justice. Le personnel du PJS a aussi contribué à un panel de discussion en séance scientifique sur l’aide médicale à mourir, organisé de concert avec le personnel de l’hôpital, et formé par des médecins de famille, des administrateurs et un bioéthicien.
Le PJS procure aussi un environnement où former des professionnels du droit aux aspects des lois qui touchent à la pauvreté et, par conséquent, des possibilités de stages pour les étudiants en droit sur une base bénévole ou assortie d’unités de formation.
Plaidoyer systémique
Le partenariat entre des professionnels des soins de santé et du droit a permis à la fois de mieux cerner les lacunes systémiques et de trouver des solutions novatrices qui tiennent compte autant des problèmes juridiques que cliniques9. Les membres du PJS ont conjointement contribué à des revues de la littérature, à des soumissions écrites et à des plaidoyers en personne sur diverses lois, règles et procédures des gouvernements et organismes régionaux et fédéraux dont on sait qu’elles maintiennent des conditions propices à l’iniquité et qui, si elles étaient modifiées, auraient le potentiel d’améliorer les résultats en santé.
Des ateliers de formation communautaires ouverts au public sont offerts pour mieux renseigner les participants concernant leurs droits, enseigner des techniques de résolution de problèmes et promouvoir auprès de la communauté le recours aux outils individuels et systémiques de défense de la justice sociale.
Les membres de l’équipe du PJS ont produit plus de 27 publications, constituant un ensemble de présentations, de fiches d’information, d’études de cas, de pages web et de modèles de lettres de plaidoyer. Les fiches d’information et les lettres, qui portent sur des sujets comme la violence, les ressources en matière d’immigration et les crédits d’impôt pour incapacité, sont aisément imprimables par les cliniciens aux fins de distribution, à même le dossier médical électronique. Ces outils procurent aux professionnels de la santé un moyen de défendre directement les intérêts de leurs patients sans avoir à impliquer un avocat, lorsque la situation s’y prête.
Discussion
Le modèle de collaboration interprofessionnelle adopté par le PJS cerne les besoins juridiques qui influent sur les déterminants de la santé chez de nombreux patients qui fréquentent le centre de soins primaires. La nature intégrée du programme sert de passerelle pour accéder à des services juridiques qui ont pour but de régler des problèmes juridiques qui nuisent à la santé. Les besoins juridiques cernés peuvent être efficacement comblés par des services directement offerts par l’équipe d’avocats du programme, par des demandes de consultation auprès de partenaires privés du Barreau ou par l’identification de problèmes de justice chroniques et omniprésents qui exigent une réforme des lois. Dans le cadre de cette approche multidisciplinaire visant à répondre aux besoins des patients, le PJS élimine les silos qui existent entre les services de santé et les services juridiques, et munit les praticiens d’un arsenal élargi leur permettant de régler des problèmes qui, autrement, entraveraient leurs efforts pour mieux servir leurs patients et leurs communautés.
Le PJS favorise aussi les échanges d’idées interprofessionnels et, par le fait même, le changement institutionnel, en plus d’accroître la probabilité de l’identification et du règlement de questions stratégiques plus globales. Pour les problèmes qu’il n’est pas possible de « régler » par des services juridiques directs, les cliniciens en apprennent sur les facteurs sociojuridiques qui influent sur la santé de leurs patients, et peuvent envisager de s’engager dans de plus vastes plaidoyers. Les patients acquièrent aussi des connaissances et se sentent aptes à exprimer leurs préoccupations systémiques.
En dépit des avancées considérables dans les connaissances en santé publique et du rôle de leadership des universitaires canadiens dans ce domaine, certains critiques font remarquer que le Canada tire de l’arrière par rapport à d’autres pays riches dans l’application de ce savoir6,7,18, ce qui se traduit par un déploiement sous-optimal des ressources et par des politiques publiques qui ne réussissent pas à améliorer la santé de tous les Canadiens. Des programmes en collaboration comme le PJS pourraient s’avérer être des innovations importantes qui contribuent à aplanir les disparités sociales et économiques responsables des iniquités sur le plan de la santé.
Remerciements
Un soutien financier au Programme Justice Santé a été versé par Aide juridique Ontario et un soutien en nature a été fourni par l’Hôpital St Michael, l’Équipe universitaire de santé familiale St Michael, l’ARCH Disability Law Centre, les Services juridiques autochtones de Toronto, la HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et les Neighbourhood Legal Services.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2019 issue on page 246.
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