
Même si le monde est rempli de souffrances, il est aussi rempli de personnes qui les surmontent.
Helen Keller
En 2017, au Canada, près de 4000 décès étaient attribuables aux opioïdes, dont la plupart mettaient en cause du fentanyl ou des analogues illicites1. Le tiers des personnes décédées et plus de la moitié de celles hospitalisées à cause des opioïdes au Canada avaient une prescription médicale d’opioïdes2,3. En 2016, 1 Canadien sur 8 recevait une ordonnance d’opioïdes4; une seule prescription médicale pendant 5 jours pourrait accroître la probabilité d’un usage à long terme d’opioïdes5,6. De nouvelles lignes directrices, dans le présent numéro du Médecin de famille canadien, sur la prise en charge du trouble lié à la consommation d’opioïdes (TCO) en soins primaires débutent par ces alarmantes statistiques (page e173)7.
J’appartiens à une génération de médecins de famille à qui on a enseigné, durant leur formation, à se fier au recours aux opioïdes pour le traitement des douleurs chroniques. Au début des années 1990, alors que j’étais au milieu de ma résidence en médecine familiale, le recours aux médicaments à courte durée d’action a été vivement critiqué, et des experts et leaders d’opinion vantaient l’efficacité, l’innocuité et le faible risque de dépendance et de préjudices des opioïdes à longue durée d’action. L’omission d’en prescrire aux patients souffrants était considérée comme une pratique sous-optimale. Deux décennies et demie plus tard, le Canada et les États-Unis sont aux prises avec une crise des opioïdes dont la complexité est difficile à décortiquer et pour laquelle une solution sera tout aussi complexe.
Dans un important commentaire publié dans l’American Journal of Public Health, Dasgupta et ses collègues décrivent 3 phases interconnectées de l’épidémie d’opioïdes 8. La première étape s’est produite à peu près au moment où ma génération de médecins de famille était en formation et où la prévalence des douleurs chroniques était à la hausse (en plus des attentes plus élevées des patients à l’égard du soulagement de leurs douleurs, des troubles musculosquelettiques d’une population vieillissante, des degrés élevés d’obésité, de la survie plus longue après des blessures ou le cancer, et de la fréquence et de la complexité des interventions chirurgicales)8. Il y eut ensuite la mise au point et la promotion agressive de formulations d’opioïdes novatrices à libération prolongée, puis un retrait concomitant du marché d’analgésiques sans opioïdes en raison de préoccupations entourant leur sécurité8.
Dasgupta et ses collègues font valoir que même si la prescription excessive d’opioïdes par les médecins est un facteur important, cette épidémie a aussi été alimentée par des bouleversements économiques et sociaux, et les opioïdes sont devenus un refuge contre les traumatismes, les désavantages socioéconomiques, l’isolement social et le désespoir8. Certains diraient que ces forces sont davantage en cause aux États-Unis, mais des transformations et des facteurs sociaux semblables se sont aussi produits au Canada.
Les médecins de famille peuvent soutenir que nous abordons la crise des opioïdes selon l’angle des déterminants structurels préconisé par Dasgupta et ses collègues, mais, dans l’immédiat, il est essentiel d’être plus judicieux dans nos prescriptions d’opioïdes, d’identifier les patients dans nos cliniques qui ont un TCO et de travailler en collaboration avec eux. Pour aider les médecins de famille dans cette tâche difficile, cette édition de la revue présente un autre guide de pratique clinique élaboré par le groupe PEER à l’Université de l’Alberta, à Edmonton, intitulé « Prise en charge du trouble de consommation d’opioïdes en première ligne. Lignes directrices simplifiées de PEER » (page e173)7. Comme les lignes directrices antérieures du groupe PEER, ce guide de pratique clinique sur le TCO se conforme aux critères de fiabilité de l’Institute of Medicine pour des Clinical Practice Guidelines We Can Trust9, et il a été élaboré précisément pour appuyer les médecins de famille et leurs patients. De plus, les lignes directrices reposent sur une rigoureuse revue systématique des données factuelles (page e195)10. Les lignes directrices du groupe PEER démontrent, selon de bonnes données probantes, l’efficacité du traitement du TCO en soins primaires par rapport à celui dans des milieux plus spécialisés7,10. Un autre article de recherche dans cette édition (page 344) fait aussi valoir que si les taux de prévention et de prise en charge des maladies chroniques chez les patients ayant un TCO traité par thérapie par agonistes opioïdes (TAO) sont faibles, les patients qui reçoivent une telle thérapie dans le contexte d’un centre de médecine de famille sont plus susceptibles de recevoir des soins pour maladies chroniques que dans un milieu spécialisé en TCO11. S’il peut parfois être difficile d’identifier des patients ayant un TCO, les lignes directrices proposent certains outils prometteurs pour rendre la tâche plus facile et plus exacte. Enfin, elles s’appuient sur de bonnes données probantes pour recommander que nous offrions une TAO aux patients ayant un TCO et suggèrent des approches pour soigner de tels patients de manière encourageante et non punitive.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada