Quand on vous annonce un diagnostic de cancer, vous saisissez spontanément la gravité de la situation, et ce, bien qu’il en existe d’innombrables types, grades et stades pour lesquels la gamme de pronostics possibles est très large. Dans votre imaginaire, vous commencez déjà à le construire, ce cancer, comme étant une tache, une bête, un monstre dont il faudra se dépouiller.
En revanche, quand on vous annonce un diagnostic d’insuffisance cardiaque, de maladie pulmonaire obstructive chronique ou encore d’insuffisance rénale, la nouvelle vous semble plus anodine. On vous dit qu’il existe de bons traitements, souvent quelques pilules ou un inhalateur. Parfois, vous n’avez même qu’à changer certaines mauvaises habitudes. Vous pensez qu’il est ridicule que ces affections chroniques puissent menacer votre vie. Et pourtant, un cœur qui fuit, des poumons qui se dégonflent ou encore des reins qui se pétrifient ne m’apparaissent guère plus miséricordieux que la bestiole cancéreuse.
Pourquoi alors existe-t-il une si grande disparité dans l’entendement populaire entre les cancers et les maladies chroniques non oncologiques? Oui, les statistiques associées au cancer ont de quoi vous laisser bouche bée. En effet, un Canadien sur deux sera atteint d’un cancer dans sa vie1 — autant jouer à pile ou face! Mais si vous saviez qu’un Canadien sur six vit présentement avec une insuffisance organique de type cardiaque, respiratoire ou rénal2–4, seriez-vous prêts à jouer à la roulette russe?
Une intégration palliative précoce pour tous
Dans notre culture médicale, les soins palliatifs ont été développés pour les patients atteints de cancer et demeurent traditionnellement octroyés à cette population, nonobstant le fait que le courant se renverse tranquillement : en 2030, la majorité des décès sera imputable à l’insuffisance organique et à la fragilité physique et cognitive. Déjà en 2017, les maladies cardiovasculaires tuaient 53 000 Canadiens par année ; les maladies pulmonaires chroniques, près de 13 000 ; et les maladies rénales chroniques, près de 30005. Nous ne sommes réellement pas loin derrière les 80 000 décès causés par les néoplasies malignes. Les besoins des patients non cancéreux s’échelonnent sur des mois et des années, en raison de la trajectoire naturelle de la maladie. Conséquemment, les ressources se trouvent être plus difficiles à prévoir et à distribuer. La difficulté du pronostic, le manque de fonds et d’expertise palliative dédiés aux maladies chroniques non oncologiques ainsi que le peu de données probantes solides qui étayent cette pratique sont tous des obstacles réels6.
Les sociétés savantes internationales s’entendent toutes pour dire que le fardeau des maladies chroniques non oncologiques est aussi élevé, sinon plus, que celui inhérent aux maladies oncologiques. Elles s’accordent pour recommander que les patients atteints d’insuffisance cardiaque, de maladie pulmonaire chronique ou d’insuffisance rénale chronique bénéficient d’une intégration palliative précoce7–9.
Guider les patients à dessiner leur propre projet de vie
Quel est notre rôle, en tant que médecins de famille, vis-à-vis de ces patients? Nous avons le privilège de les voir dans leur globalité biopsychosociale, et de guider et orchestrer leurs soins spécialisés. Nous avons la prérogative de prendre avec eux du recul afin de permettre une approche holistique et intégrale. Nous avons l’obligation d’allier les démarches curatives et palliatives, de les inscrire en complémentarité plutôt qu’en opposition. Nous devons réfléchir à l’application des technologies qui ne cessent d’évoluer, et en tirer le meilleur ratio risque-bénéfice pour nos patients.
Bien entendu, nous devons discuter avec eux de leur vision concernant leurs soins. Cette discussion devrait avoir lieu pendant que le patient est dans un état stable, et non lors des hospitalisations ou des visites à l’urgence. Le choix du moment est également primordial : il y a des risques à aborder le sujet trop tard, et si l’on choisit d’en parler de façon précoce, il ne faut pas oublier de réévaluer périodiquement les décisions. Le contexte idéal serait au bureau du médecin de famille ou en clinique ambulatoire avec le spécialiste, lorsque le patient présente des symptômes réfractaires, mais stabilisés. La discussion devrait être faite en interdisciplinarité pour favoriser une approche globale et diminuer le malaise que pourrait ressentir un professionnel seul devant un patient et sa famille.
Mon année de formation supplémentaire en soins palliatifs a mis sur mon chemin des mentors fantastiques qui ont affiné en moi cette compétence bien spécifique de guider mes patients à dessiner leur propre projet de vie, y compris celui de leur mort. L’une d’elles m’a enseigné qu’une question bien simple est primordiale pour guider les décisions prises ensuite avec le patient : que faut-il prioriser entre qualité et quantité de vie? De là découleront petit à petit des points de discussion plus précis, concernant par exemple le recours à la réanimation, à la dialyse, à la nutrition et l’hydratation artificielles. À cet égard, le formulaire des directives médicales anticipées (DMA) peut être un bon guide directeur. Par contre, cocher une case par « oui » ou par « non » sur le formulaire des DMA n’est pas suffisant. Quant à moi, ce formulaire devrait inciter le répondant à développer sa pensée en quelques lignes, à partir desquelles sa famille et ses soignants pourront dégager l’essence de sa philosophie de vie, ce qui les guidera dans la prise de décision advenant qu’il devienne inapte.
Un autre mentor m’a appris à discuter en termes concrets avec mes patients. Ainsi, l’expression « pas d’acharnement », bien qu’elle soit souvent utilisée, n’est pas comprise de la même façon d’une personne à une autre et devrait être évitée (ou du moins clarifiée). De toute évidence, rares sont les gens qui désirent demeurer dans un coma végétatif. Cependant, entre le bien portant et le comateux, il y a toute une gamme de plans de soins, qui va de la prise d’un antibiotique à l’intubation, en passant par le simple fait d’être transporté à l’hôpital. Ainsi, discuter avec le patient d’actions et de lieux de soins concrets leur permet de visualiser le tout dans une réalité connue. Des expressions comme « soins maximaux à l’hôpital », « soins maximaux à domicile » ou « soins symptomatiques ou de confort » permettent tant au médecin qu’au patient d’accéder à un référentiel compréhensible.
Conclusion
La tâche de discuter des DMA avec nos patients est déjà grande, mais il reste encore plus à accomplir dans la transmission de ce savoir-faire, et surtout de ce savoir-être, avec les étudiants et les résidents en médecine. L’approche à la discussion des niveaux de soins est abordée très théoriquement dans le cursus universitaire en médecine. Pour ma part, j’ai eu la chance de rencontrer des médecins grandement sensibilisés à la question, qui ont eu la générosité de me transmettre cet enseignement. Toutefois, pour ceux qui n’ont pas eu cette chance dans leur parcours, il n’y a pas de grand secret : il faut humblement se lancer et faire preuve d’humanité.
Alors, dans notre monde effréné où les papiers s’empilent et où le retard ne cesse de s’accumuler, comment trouver le temps? Le cœur continuera à fuir, les poumons à se dégonfler et les reins à se pétrifier. Chaque seconde est comptée. Il faut pouvoir y accorder le temps nécessaire, tant à vos patients qu’à vos étudiants.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the August 2019 issue on page e370.
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