Nous n’avons toujours pas fracassé le plus haut et le plus dur des plafonds de verre.
Hillary Rodham Clinton
Au cours des quatre dernières décennies, la représentation des femmes en médecine de famille a triplé pour atteindre 45 % des effectifs1. Ce changement entraîne de nombreux avantages pour notre système de soins de santé, les soins aux patients et l’éducation médicale. Les femmes médecins de famille utilisent davantage la communication centrée sur le patient, passent plus de temps avec les patients,2 et abordent un plus grand nombre de questions par visite3 que leurs collègues masculins. Elles consacrent plus de temps à la prévention et aux aspects psychosociaux des soins aux patients,4 et font preuve de plus d’empathie. Ces facteurs sont tous associés à une meilleure observance au traitement et à une plus grande satisfaction des patients5.
La proportion croissante de femmes en médecine de famille est souvent considérée comme un succès pour le féminisme, la diversité de la profession et la santé de la population en général6. Pourtant, de nombreuses femmes médecins sont confrontées à des obstacles sexospécifiques à la réussite professionnelle et universitaire, ce qui entraîne des taux disproportionnés d’épuisement professionnel et des effets négatifs sur leur cheminement de carrière7. Il est décourageant de constater qu’en 2019, les femmes se heurtent encore à des obstacles manifestes et cachés à la pleine inclusion et à l’équité. Les femmes médecins de famille qui commencent à peine leur pratique pourraient être particulièrement vulnérables à ces défis, étant donné que le genre féminin, le jeune âge et le début de carrière sont tous des facteurs de risque de l’épuisement professionnel8–12. Le Sondage national sur la santé des médecins de l’Association médicale canadienne8 de 2017 appuyait les résultats de recherches antérieures démontrant qu’un nombre beaucoup plus élevé de femmes médecins ont signalé une résilience moindre et des niveaux plus élevés d’épuisement professionnel, de dépression et de pensées suicidaires que leurs homologues masculins13–15.
Bien que la quête d’équité de genre en médecine soit examinée dans d’autres provinces, territoires, et disciplines, les défis uniques auxquels sont confrontées les femmes en médecine de famille au Canada en début de carrière n’ont pas fait l’objet d’un examen approfondi. Nous sommes trois femmes médecins de famille en milieu universitaire et arrivons à la fin de nos cinq premières années de pratique. Nous avons fait un retour sur nos propres défis et sur ceux des femmes qui nous ont précédées, et proposons des solutions qui, nous l’espérons, ouvriront la voie à un dialogue national pour mieux habiliter et soutenir nos collègues féminines en début de carrière.
Défis
Les femmes médecins de famille en début de carrière sont confrontées à des défis systémiques et individuels uniques (Encadré 1).
Défis auxquels sont confrontées les femmes médecins de famille en début de carrière
Systémiques
Préjugés sexistes implicites
Harcèlement manifeste
Inégalités salariales fondées sur le genre
Manque de femmes dans les postes de direction et de soutien pendant les transitions de carrière et l’avancement
Absence de politiques exhaustives en matière de congé pour obligations familiales, de congé pour la prestation de soins à un proche et de congé de maladie individuel
Équilibre entre les responsabilités familiales, la garde des enfants et la prestation de soins à un proche et les responsabilités professionnelles
Le syndrome de l’imposteur, qui est plus répandu chez les femmes et les médecins en début de carrière
Formes croisées de positions sociales
Défis systémiques.
Des problèmes systémiques inhérents rendent la tâche difficile pour les femmes médecins de famille d’obtenir un soutien professionnel et financier lorsqu’elles commencent leur carrière. Comparativement à leurs homologues masculins, les femmes médecins font souvent l’objet de préjugés sexistes implicites de la part de leurs patients, de leurs apprenants et de leurs collègues, ce qui les rend plus susceptibles de recevoir des résultats d’évaluation inférieurs, d’être jugées moins compétentes par les étudiants en médecine,16,17 et d’être moins souvent présentées avec le titre de Docteure16–18.
La Dre Bogler partage l’expérience personnelle suivante :
Au cours de ma première année en tant que médecin de famille, je suis entrée dans l’ascenseur dans ma tenue de chirurgienne après un accouchement et un homme m’a demandé : « Vous aimez être infirmière ? ». J’ai souri poliment, mais ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’on me posait cette question. On m’a souvent prise pour une infirmière, même lorsque j’étais à côté de mon mari, un médecin du même âge et de la même année de formation médicale — nous avions tous les deux des stéthoscopes autour du cou. La seule différence, c’est qu’on a supposé qu’il était médecin et que je ne l’étais pas.
De façon plus explicite, le harcèlement sexuel à l’égard des femmes est toujours présent en médecine malgré les efforts déployés pour améliorer l’égalité de genre et malgré la sensibilisation accrue de mouvements tels que #MeToo19. Le soutien professionnel fait également défaut, car les femmes sont sous-représentées dans les postes de direction des établissements médicaux et au sein des départements universitaires, et elles sont généralement confrontées à des obstacles plus importants en matière d’avancement professionnel20. L’absence de politiques de soutien et de politiques exhaustives en matière de congé parental, de congé pour les soignants et de congé pour raisons médicales, qui touchent souvent de façon disproportionnée les personnes en début de carrière, s’ajoute à ces défis.
Les inégalités salariales perdurent dans la plupart des industries, et la médecine ne fait pas exception à la règle. Les femmes médecins gagnent moins que leurs collègues masculins, même en tenant compte de l’âge, de la spécialité, des caractéristiques de la pratique et du nombre d’heures travaillées20–22. De multiples facteurs peuvent contribuer à ces inégalités, notamment des modèles de rémunération qui récompensent le volume au lieu de la qualité, la conciliation travail et responsabilités familiales, et le fait de voir moins de patients afin de passer plus de temps avec chacun d’eux.23
Défis individuels.
Les normes de genre restrictives touchent aussi de façon disproportionnée les femmes médecins de famille en début de carrière en raison des défis liés à l’intégration des responsabilités professionnelles et personnelles. Les femmes médecins consacrent plus de temps que les hommes aux responsabilités domestiques et passent donc moins de temps au travail19,24. Elles quittent la médecine universitaire à un taux plus élevé que les hommes, tout en assumant davantage de responsabilités familiales; cela est particulièrement évident chez les médecins en début de carrière qui retournent au travail après un congé parental25,26. Comparativement à leurs homologues masculins, les femmes médecins de famille connaissent généralement une pyramide de carrière inversée6.
Le « syndrome de l’imposteur », c’est-à-dire l’incapacité de croire que son succès est mérité ou qu’il a été obtenu légitimement grâce à ses propres efforts ou compétences, est un autre défi qui touche de façon disproportionnée les femmes médecins27. Ce syndrome peut être accentué en début de carrière et amplifié pour les femmes dont les positions sociales se recoupent, comme la race et l’orientation sexuelle. Comme l’explique la Dre Rambihar :
Au cours de mes cinq premières années en médecine de famille universitaire, j’ai souvent été présentée ou citée en référence sans le titre de docteure par des stagiaires et des patients, dans des communications écrites et dans des panels où des collègues ont été présentés avec leur titre complet. Plusieurs de mes mentors ayant vécu des expériences similaires ont suggéré que cela pourrait favoriser la propagation du syndrome de l’imposteur, et m’ont encouragée à demander d’être présentée comme mes collègues. On m’a aussi suggéré de m’interroger à savoir si sur le plan professionnel, cela était lié au genre, à l’ancienneté et à d’autres types de biais implicites.
Solutions
Nous proposons plusieurs solutions pour favoriser l’équité de genre, l’intégration travail-vie personnelle et le mieux-être (Encadré 2).
Stratégies pratiques pour favoriser l’équité de genre, l’intégration travail-vie personnelle et le mieux-être pour les femmes médecins de famille en début de carrière
Stratégies systémiques et institutionnelles
Formation obligatoire sur les préjugés implicites
Politiques et horaires de travail flexibles
Conseillers financiers spécialisés dans l’accompagnement des femmes en début de carrière
Élaboration de politiques globales en matière de congé familial, de congé pour la prestation de soins à un proche et de congé de maladie
Soutien efficace au mentorat et à l’avancement professionnel
Recherche sur les raisons de l’augmentation de l’épuisement professionnel chez les groupes vulnérables (p. ex., résidents, femmes, début de carrière) et sur les pratiques exemplaires pour minimiser ces facteurs de risque
Stratégies d’adaptation individuelles
Soutien entre pairs (p. ex., groupes Balint, soutien en PGBP, forums sur les médias sociaux), qui peuvent aider à établir des liens entre les femmes, ainsi qu’à cibler le syndrome de l’imposteur et l’épuisement professionnel
Communication ouverte avec les collègues et les dirigeants sur les objectifs de carrière
Gestion efficace de son temps, planification proactive et sous-traitance des tâches domestiques
Établir des limites, être à l’aise de dire non et gérer la nature des DMÉ 24 heures par jour, 7 jours par semaine
DMÉ : dossiers médicaux électroniques, PGBP : petits groupes basés sur la pratique.
Solutions systémiques.
Des solutions systémiques permettant de relever ces défis devraient être mises en œuvre par les organisations et les départements de médecine de famille et mieux intégrées aux structures éducatives et aux modèles de rémunération. Nous encourageons une formation sur les préjugés et le harcèlement sexuel implicite à tous les niveaux, peu importe l’ancienneté et le genre. Cette formation serait offerte dans le cadre d’ateliers ou de séances multidisciplinaires. La souplesse de l’horaire et des attentes des femmes médecins de famille en début de carrière peuvent améliorer leur sentiment de contrôle quant à leur carrière, leur satisfaction et probablement leur longévité. La planification des réunions et des engagements à l’extérieur des heures de bureau, en particulier tôt le matin et en soirée, devrait tenir compte des responsabilités professionnelles et personnelles. Les soins en équipe et une approche collaborative de la prise en charge croisée des patients peuvent permettre la flexibilité nécessaire pour un congé parental ou de maladie ou la prestation de soins à un proche.
L’écart salarial entre les genres chez les médecins devrait faire l’objet de recherches plus poussées sur la causalité et les effets sur les médecins, les patients et le système de soins de santé. En médecine de famille, il est également recommandé de faire des recherches sur les modèles de rémunération qui élargissent ou réduisent cet écart. Nous militons pour des systèmes qui rémunèrent adéquatement le temps passé avec les patients et la complexité des soins, particulièrement en médecine de famille, où les patients sont de plus en plus complexes sur le plan social et médical. Les soins prodigués à un grand nombre de ces patients peuvent avoir des conséquences néfastes pour le médecin et sa pratique, comme l’a décrit la Dre Lazare dans sa réflexion sur la situation difficile d’une collègue :
Au cours d’une conversation informelle avec des collègues au sujet de la gestion de la pratique, un collègue plus âgé a fait remarquer que les patients de son cabinet sont « bien entraînés » et qu’ils viennent le voir rarement, surtout pour des problèmes médicaux plutôt que psychosociaux. Une collègue féminine a excprimé qu’au contraire, elle semblait attirer des patients plus complexes sur le plan psychosocial, avec lesquels elle devait passer plus de temps à chaque visite, ce qu’elle trouve très stressant. Elle doit maintenir une pratique plus petite pour répondre adéquatement à leurs besoins.
Des conseils financiers mettant l’accent sur la gestion de la pratique pour les femmes devraient être plus facilement accessibles. Les organisations et les départements de médecine de famille devraient être transparents dans leurs modèles de rémunération et investir adéquatement dans des politiques globales visant les congés parentaux, les congés pour s’occuper d’un proche et les congés médicaux. Ceci est essentiel, car bon nombre de ces femmes médecins qui prennent ces congés sont en train d’établir leur pratique et sont souvent encore lourdement endettées à cause de leur formation médicale.
Le mentorat officiel est également essentiel pour soutenir les femmes qui commencent à exercer la médecine et à progresser dans leur carrière. Nous recommandons de tirer parti des forums existants pour les médecins en début de carrière (p. ex., le Comité sur les cinq premières années de pratique en médecine familiale). Le modèle actuel d’avancement universitaire ne reconnaît pas non plus le congé parental comme une période où le développement académique est difficile à maintenir. Nous devons reconnaître que les femmes empruntent des voies uniques vers la promotion et l’avancement professionnel, et que la productivité et les examens professionnels devraient être évalués avec soin et de façon distincte pour les femmes.
Enfin, il faut faire plus de recherche au sein de nos organisations, départements et programmes d’éducation en médecine de famille pour déterminer les raisons et les effets de l’épuisement professionnel accru chez les femmes en début de carrière.
Solutions individuelles
Nous encourageons le soutien entre pairs par l’entremise de groupes Balint, de petits groupes axés sur la pratique et de réseaux dans les médias sociaux, comme le Canadian Physician Moms Group sur Facebook. Ces forums permettent aux femmes médecins d’établir des liens et d’échanger des stratégies sur la gestion de l’équilibre travail-vie personnelle, la pratique et la facturation, la garde des enfants et les tâches domestiques, ainsi que sur la déconstruction du syndrome de l’imposteur. Les femmes médecins en début de carrière devraient être encouragées à communiquer ouvertement avec leurs collègues, les dirigeants et les membres de leur famille au sujet de leurs objectifs professionnels personnels. Pour aider à minimiser le conflit entre le travail et la vie personnelle, il est important de pratiquer une gestion efficace de son temps, d’établir des horaires proactifs et, pour celles qui le peuvent, de sous-traiter ses responsabilités familiales et la garde de ses enfants. De plus, établir des limites est crucial pour l’épanouissement personnel et professionnel, particulièrement avec les dossiers médicaux électroniques où les médecins de famille sont souvent appelés à répondre en tout temps.
Conclusion
Il y a près de 140 ans, Dre Emily Stowe devenait la première femme médecin autorisée à pratiquer au Canada peu de temps après s’être vu refuser l’admission à la faculté de médecine en raison de son genre28. Malgré les gains notables que les femmes ont réalisés au sein de notre profession, il y a encore beaucoup de travail à faire. Il est décevant de constater qu’en 2019, les médecins féminins sont moins bien rémunéres que leurs homologues masculins et que la profession médicale et les établissements d’enseignement ne s’adaptent toujours pas pleinement aux défis inégaux auxquels les femmes sont confrontées pour intégrer leurs responsabilités professionnelles et personnelles. Ces défis sont très pertinents pour notre discipline, particulièrement au cours des cinq premières années de pratique, où les femmes obtiennent moins d’avancement en milieu universitaire, sont sous-représentées dans les postes de direction et connaissent des taux d’épuisement professionnel disproportionnellement élevés. Comme nous l’avons expliqué en détail, il existe plusieurs solutions concrètes et évolutives pour contrer les inégalités de genre au sein de la profession et faire en sorte que tous les médecins puissent profiter d’une meilleure intégration travail-vie personnelle et d’un plus grand bien-être général.
Notes
Les Cinq premières années de pratique est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, sous la coordination du Comité sur les cinq premières années de pratique de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). Le but de cette série est d’explorer des sujets susceptibles d’intéresser les médecins en début de pratique ainsi que tous les lecteurs de la revue. Nous invitons tous ceux et celles dans leurs cinq premières années de pratique de soumettre un article au Dr Stephen Hawrylyshyn, coordonnateur, Cinq premières années de pratique, à l’adresse steve.hawrylyshyn{at}medportal.ca.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the August 2019 issue on page 585.
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