
Il n’y a pas une journée qui passe sans qu’une personne triste, découragée ou déprimée ne vienne me consulter; pas une journée sans que quelqu’un ne me confie : « Je ne dors pas, je n’ai pas d’entrain, je suis fatigué, j’ai le moral à plat, je suis à bout » et parfois « j’ai des idées suicidaires ». Je ne suis sûrement pas le seul médecin de famille à qui cela arrive : en 2017, 8,6 % des Canadiens de 12 ans et plus ont déclaré avoir un trouble de l’humeur (dépression, troubles bipolaires, manie ou dysthymie, excluant les troubles anxieux). Cela représente 2,6 millions de personnes1. Incidemment, environ 11 % des hommes et 16 % des femmes feront une dépression majeure au cours de leur vie2. Pas surprenant que nous rencontrions tant de gens malheureux.
Quand cela m’arrive, je fais comme la plupart d’entre vous : je prends le temps d’accueillir, d’écouter. Je manifeste de l’empathie. J’essaie de comprendre la peine, le désarroi. Je tente de réconforter et de rassurer. Je m’efforce d’appliquer les rudiments de la psychothérapie que je maîtrise — essentiellement par une approche humaniste ou cognitivo-comportementale. Quand la souffrance psychologique est trop grande ou que la mélancolie perdure, je prescris l’un ou l’autre des antidépresseurs ou stabilisateurs de l’humeur approuvés. Là aussi, je fais comme la plupart de mes collègues. Pas surprenant, dès lors, que tant de personnes prennent des antidépresseurs. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, on a observé une augmentation substantielle de la consommation d’antidépresseurs depuis une vingtaine d’années. Le Canada est d’ailleurs l’un des pays où l’on en prescrit le plus, arrivant au 3e rang parmi les pays membres de l’organisation3.
Pourtant, à chaque fois, je me demande s’il est vraiment justifié de médicamenter la souffrance humaine. Je n’insinue pas qu’il soit incorrect de prescrire des antidépresseurs pour la dépression majeure ou les troubles de l’humeur. Non, je me questionne simplement sur la pertinence de « sérotoniser » ou « dopaminiser » tous nos états d’âme. La souffrance, la tristesse, l’ennui, le découragement ne font-ils pas partie intrinsèque de nos existences? C’est comme si, de nos jours, on ne voulait ni voir ni vivre ce mal-être. Comme s’il fallait absolument être heureux, à tout prix, coûte que coûte, tout le temps. Et puisque le « bonheur » est là, à notre portée, facilement accessible, sous forme de comprimé, recommandé par son médecin, pourquoi s’en priver? La posologie est simple : « Bonheur », 1 comprimé die, à prendre tous les jours, tant que le besoin s’en fait sentir. J’imagine la tête du pharmacien en voyant cette prescription!
Toutefois, aussi bénéfique que puisse être la pharmacothérapie pour traiter les états dépressifs, il faut se demander si les médecins de famille n’auraient pas intérêt, en plus de référer leurs patients en psychothérapie, à davantage savoir conseiller ceux qui sont malheureux ou qui éprouvent de la tristesse.
Car, si les médecins de famille sont généralement aptes à diagnostiquer les troubles dépressifs (nous pouvons tous réciter les critères diagnostics des troubles de l’humeur du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e édition) et prescrire la médication appropriée en référant aux recommandations du Canadian Network for Mood and Anxiety Treatments4, il semble beaucoup plus difficile de conseiller les patients sur le chemin du mieux-être subjectif. Si les médecins de famille peuvent facilement conseiller leurs patients dyslipidémiques ou même aider ceux qui veulent arrêter de fumer, cela semble beaucoup plus difficile lorsqu’il est question d’aider nos patients malheureux. C’est comme si, lorsqu’il est question de promouvoir le bonheur, les médecins étaient dépourvus. Faut dire qu’à ce chapitre, les médecins ne prêchent pas par l’exemple, les taux d’épuisement professionnel et de suicides étant très élevés chez eux.
Ce qui m’amène à la question fondamentale : Seriez-vous capable de nommer trois conseils judicieux à l’intention de vos patients malheureux pour qu’ils trouvent le chemin du bonheur? Si oui, faites-nous part de vos réponses (accédez à cet article à www.cfp.ca et cliquez sur l’onglet eLetters). Nous pourrions ainsi constituer un collectif des médecins de famille canadiens engagés sur la voie du bien-être subjectif, à l’instar de « Happiness, Le grand livre du bonheur5 ».
Car, comme le disait Yvon Deschamps, célèbre humoriste québécois, « Sans le bonheur, on n’est pas heureux »!
Footnotes
This article is also in English on page 599.
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