La prescription excessive d’opioïdes, résultat plausible de pratiques de commercialisation trompeuses, a joué un rôle dans l’actuelle crise des opioïdes. La publication et la mise en œuvre des « Recommandations canadiennes 2017 sur l’utilisation des opioïdes pour le traitement de la douleur non cancéreuse » ont modifié les habitudes de prescription pour ce type de douleur, et les patients seront protégés à l’avenir par les recommandations relatives aux doses les plus faibles1. Les médecins changeront leurs pratiques à cet égard et se conformeront aux doses plafonds dans l’amorce d’un nouveau traitement aux opioïdes. Ils envisageront plus souvent le recours à d’autres options pharmacologiques pour des problèmes de douleur, plutôt que de choisir les opioïdes, qui devraient être des choix de deuxième ou troisième intention, s’ils sont même utilisés pour la douleur chronique non cancéreuse. Les données probantes étayant la recommandation en faveur des médicaments sans opioïdes comme étant supérieurs aux opioïdes pour les douleurs non cancéreuses (semblables à celles qui prétendaient la supériorité des opioïdes) peuvent faire l’objet de critiques, parce qu’elles ne reposent pas sur un suivi à long terme suffisant, qu’elles portent sur des échantillonnages de petite taille et qu’elles n’offrent pas de renseignements suffisants sur les issues sur le plan fonctionnel. Même si elles étaient bien intentionnées, les recommandations canadiennes de 2017 sur la prescription d’opioïdes ont été implantées dans un système de santé mal équipé pour soigner les patients souffrant de douleurs chroniques.
Facteurs systémiques potentialisant la crise
Il semble que les responsables provinciaux de la réglementation médicale aient adopté les recommandations canadiennes comme le standard de soins selon lequel seront jugées les pratiques de prescription médicale d’opioïdes et de prescription contre la douleur. Des décideurs provinciaux ont déjà procédé à des enquêtes sur des médecins qui prescrivaient de fortes doses2,3. Ces enquêtes ont pour conséquences involontaires que certains médecins de soins primaires exercent maintenant dans un climat de peur et s’inquiètent de plaintes auprès de leurs ordres professionnels, d’éventuelles investigations ou de restrictions à la pratique en raison d’une mauvaise gestion des opioïdes4. Certains médecins de soins primaires ont laissé tomber des patients à qui ils avaient déjà prescrit des opioïdes, tandis que d’autres ont arrêté complètement d’en prescrire5. Cette situation nuit aux patients qui souffrent de douleurs et à ceux qui ont un trouble lié à l’usage d’opioïdes (TUO), laissant ces 2 populations sans personne vers qui se tourner.
Avec raison, les jeunes médecins sont prudents dans leurs prescriptions d’opioïdes. Lorsqu’ils font l’acquisition ou prennent la relève d’une pratique, ils sont nombreux à refuser de soigner de tels patients, étant donné le climat de peur entourant la prescription d’opioïdes. Nous craignons que les 20 % de Canadiens qui vivent avec la douleur chronique puissent ne pas recevoir des soins adéquats6. Il faudrait faire enquête sur le refus de soigner ces patients avec la même rigueur que celle appliquée dans le cas de ceux qui prescrivaient des doses excessives. Nous irions même jusqu’à suggérer que les jeunes médecins bénéficient d’un genre d’amnistie s’ils décident d’assumer les soins des patients abandonnés ou d’aider ces derniers.
Les recommandations pourraient poser des risques inutiles aux patients qui prennent déjà de fortes doses d’opioïdes. La recommandation 9 suggère de réduire progressivement la dose d’opioïdes jusqu’à la dose minimale efficace pour les patients qui prennent une dose équivalente à plus de 90 mg de morphine1. Par ailleurs, il devient de plus en plus évident que 80 % des décès liés aux opioïdes résultent d’une injection par inadvertance de fentanyl illicite, de l’ingestion simultanée d’alcool ou de benzodiazépines, ou de doses plus fortes que celles prescrites7. Il est peu probable qu’un patient autrement en santé qui respecte un dosage stable et soigneusement titré de l’équivalent de 120 mg de morphine fasse une surdose, compte tenu de sa tolérance. Même si les recommandations font valoir que la réduction progressive peut être abandonnée s’il se produit une augmentation considérable de la douleur ou une diminution fonctionnelle, jusqu’alors, les patients auront déjà été exposés à une période de risque élevé de surdose. Si un tel patient ressent un bon soulagement de sa douleur, si sa fonction s’est améliorée, s’il a peu d’effets secondaires et s’il n’a pas de comportement anormal, la justification clinique de commencer un sevrage progressif est plutôt nébuleuse.
Enfin, les taux de prescription en Ontario révèlent une triste réalité. Selon les recommandations canadiennes sur les opioïdes, la prévalence du TUO chez les patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse à qui on a prescrit un opioïde est estimée à 10 %1. Même si les 1,9 million d’Ontariens qui ont reçu une prescription d’opioïdes de 2015 à 2016 n’ont eu qu’une ordonnance à court terme, des milliers de patients doivent encore être à risque de complications liées à un sevrage inapproprié8. La cessation ne fonctionne pas chez les patients qui ont un TUO, et il s’agit d’une pratique très dangereuse. Un sevrage ou une réduction progressive rapide ou forcée peut causer des symptômes de privation pénibles, ce qui incite certains patients à se procurer des opioïdes auprès d’autres sources. Cela peut entraîner une surdose fatale, puisque la tolérance disparaît en quelques jours d’abstinence, et les substances illicites contiennent habituellement du fentanyl. Le sevrage s’accompagne aussi d’anxiété grave, de dysphorie et d’une élévation marquée de la douleur, ce qui peut déclencher des idées suicidaires chez les patients qui souffrent de troubles sous-jacents de l’humeur, d’anxiété ou de toxicomanie. Cette tendance a été prédite dans des éditoriaux9, et il se peut que la hausse considérable des décès causés par l’utilisation d’héroïne et de fentanyl y soit liée. Nous exhortons les bureaux de coroners et les personnes qui font des recherches sur les politiques de santé en matière d’opioïdes d’utiliser les données des services de santé pour examiner les paramètres de prescription et de dosage entourant le décès d’une personne, lorsque son dossier indique qu’il y avait un prescripteur connu d’opioïdes pour la douleur chronique non cancéreuse. Il y aurait lieu de faire une recherche dans le dossier des ordonnances précédant la mort de la personne décédée (à l’aide de PharmaNet en Colombie-Britannique, de la base de données du Programme de médicaments en Ontario, etc.), et d’examiner en particulier les schémas posologiques. L’histoire pourrait ne pas être aussi linéaire que celle rapportée dans les journaux.
Solutions à la crise des opioïdes
Les collèges de médecins devraient exiger une formation obligatoire sur la prescription sécuritaire des opioïdes, de même que sur le dépistage et la prise en charge du TUO. Les professionnels de la médecine doivent déjà suivre une formation annuelle pour maintenir leurs privilèges. Un cours obligatoire en ligne ne serait sûrement pas exagéré.
De nombreux décès liés aux opioïdes surviennent chez des patients souffrant du TUO qui utilisent du fentanyl illicite très puissant. Diverses stratégies publiques ont déjà été mises en œuvre pour faire face à la situation, notamment des campagnes médiatiques sur la prévention des surdoses, la distribution de trousses de naloxone à emporter, des sites d’injection supervisée10 et des cliniques de médecine des dépendances à accès rapide. L’une des stratégies sous-utilisées est la prescription de buprénorphine qui, selon ce qui a été démontré, réduit considérablement l’utilisation d’opioïdes (illicites) et prévient les décès par surdose des patients souffrant d’un TUO11. Elle devrait être disponible pour être dispensée sur place dans tous les milieux de la santé, comme les services d’urgence, les hôpitaux et les cliniques de soins primaires.
La dixième des recommandations canadiennes de 2017 sur les opioïdes stipule que, « pour les patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse recevant un traitement aux opioïdes et qui ont de grandes difficultés à réduire progressivement leur dose d’opioïdes, nous recommandons de diriger ces patients vers un programme de prise en charge multidisciplinaire de la douleur »1. Par contre, l’accès à ces cliniques multidisciplinaires est très problématique. Au Canada, on compte en moyenne 1 clinique multidisciplinaire de la douleur par 258 000 habitants, et la plupart de ces cliniques se trouvent dans les centres urbains ou de soins tertiaires; c’est pourquoi l’accès en milieu rural est probablement extrêmement difficile12. Les auteurs des recommandations suggèrent de recourir aux équipes interprofessionnelles; par ailleurs, les patients aux prises avec le sevrage n’ont souvent pas accès aux services qui ne sont pas couverts par les assurances maladie provinciales. Tant et aussi longtemps que les blocs-notes d’ordonnances seront plus accessibles que les traitements non pharmacologiques, ces recommandations seront difficiles à mettre en œuvre. En réalité, il n’y aura jamais assez de cliniques multidisciplinaires pour régler les problèmes actuels, et les professionnels des soins primaires doivent faire partie de la solution. En outre, le recours aux programmes multidisciplinaires de réduction des opioïdes est excellent en théorie, mais il reste aux médecins d’autres spécialités que la médecine familiale à élaborer des protocoles comportementaux spécifiques pour réduire les opioïdes et à en démontrer l’efficacité1,13,14. Les protocoles de traitement psychologique existants ont été élaborés avant la crise actuelle et demandent d’être adaptés pour le sevrage aux opioïdes13,14.
Un modèle de soins multidisciplinaires qui pourrait être mis en œuvre dans n’importe quel milieu et répondre aux besoins des patients aux prises avec la douleur et un TUO mettrait à contribution des médecins spécialistes de la douleur ayant une formation en TUO, des médecins spécialisés en dépendances, des psychologues cliniques et d’autres professionnels de la santé, selon les besoins de la communauté. Dans ce milieu, les médecins de soins primaires pourraient être en contact avec cette équipe et lui demander une consultation pour leurs patients souffrant de douleur et d’un TUO. Les professionnels des soins primaires recherchent l’expertise des cliniques multidisciplinaires de la douleur en partie pour avoir une aide temporaire pour la réduction progressive des opioïdes chez leurs patients qui prennent de fortes doses ou pour les faire passer à la buprénorphine (ou à la méthadone). De telles cliniques ne devraient pas avoir le droit de s’appeler une clinique de la douleur si elles n’ont pas la capacité de gérer la prescription d’opioïdes, au moins à court terme. Pour assurer l’accessibilité à un plus grand nombre de Canadiens, les professionnels des soins primaires (ces professionnels incluent les infirmières praticiennes, les aides au médecin, de même que les médecins) devraient accepter la responsabilité de s’occuper de ces patients une fois qu’ils sont stabilisés.
Les Services de gestion de la douleur transitionnelle de l’Hôpital Toronto General, en Ontario, sont un exemple de ce modèle15. L’équipe multidisciplinaire assure le suivi des patients post-chirurgicaux à risque élevé pendant jusqu’à 6 mois, en attendant que les analgésiques en soient à un niveau sécuritaire, que la douleur soit contrôlée et que la fonction au quotidien en soit revenue à un niveau semblable à celui précédant l’intervention chirurgicale. Selon l’expérience de l’équipe du programme, les patients vivant avec la douleur se préoccupent de leur utilisation d’opioïdes et sont motivés à réduire leur dose. Par ailleurs, ils n’ont pas les connaissances et les compétences nécessaires pour le faire seuls sans avoir de conséquences indésirables (douleur accrue, détresse, fonction réduite). Nous croyons qu’il faudrait élaborer des programmes comportementaux exhaustifs qui incluent un contenu éducatif sur les opioïdes et leurs effets sur le sommeil ainsi que des objectifs raisonnables de réduction hebdomadaire des opioïdes, et qui font appel à des habiletés psychologiques ciblant les obstacles au sevrage. Les interventions devraient aider les patients à acquérir les habiletés voulues pour se prendre en charge de manière autonome et à accéder plus facilement aux options non pharmacologiques, de manière à les responsabiliser dans le contrôle de leur douleur et l’amélioration de leur qualité de vie.
Conclusion
Nous espérons susciter des discussions entourant des stratégies équilibrées pour atténuer la crise actuelle des surdoses d’opioïdes et encourager la recherche continue de meilleures solutions centrées sur le patient. Il faut continuer à évaluer la prescription de substances contrôlées, et des initiatives pour freiner les prescriptions excessives sont déjà cours. Récemment, la ministre fédérale de la Santé a annoncé la création du Groupe de travail canadien sur la douleur, dont le but est de recueillir des renseignements sur les obstacles qui empêchent les personnes souffrant de douleur persistante de recevoir le traitement dont ils ont besoin16. En l’absence d’une stratégie claire et pratique centrée sur le patient ainsi que d’une formation universelle sur la prise en charge sûre et efficace de la douleur chronique et de la dépendance pour tous les professionnels de la santé, des documents bien intentionnés comme les recommandations canadiennes de 2017 sur les opioïdes pourraient, par inadvertance, porter préjudice aux personnes mêmes qu’ils espéraient aider.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2019 issue on page 612.
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