
Lorsque ma mère est morte, c’était en décembre 1997. J’avais 12 ans. Ses cheveux noirs épars sur l’oreiller, son visage boursouflé, elle était engloutie sous ce qui semblait être un nombre infini d’appareils de maintien de la vie, y compris un tube de trachéostomie et une sonde nasogastrique.
La semaine avant son décès, une résidente en stage aux soins intensifs est venue nous voir, mes plus jeunes frères et moi. Je me suis soudainement sentie gênée de porter mon vieux chandail démodé en coton ouaté rose et mon bas de pyjama parsemé de miettes de bagel.
Elle nous dit : « Vous rencontrer, vous et votre famille, m’a appris tant de choses. Je ne peux imaginer combien c’est difficile pour vous. Je vais penser à vous et aux leçons que vous m’avez apprises pendant bien longtemps encore. »
Quand vous êtes arrivé à notre unité de soins complexes, vous passiez de la conscience à l’inconscience. Vous respiriez par une sonde et vous étiez nourri par une autre. Lorsque vous ouvriez les paupières, vous aviez les yeux fous, bougeant de gauche à droite, à essayer de comprendre où vous étiez. Quand vous fermiez les yeux, vous soupiriez, soulagé de retourner dans votre obscurité réconfortante. C’était le printemps, et les rayons du soleil qui traversaient la fenêtre à côté de vous étaient brillants, mais froids. Votre côté de la chambre était dénudé, mais les lilas mauves et les tulipes jaunes de votre compagnon de chambre se tournaient vers le soleil, donc vers vous.
Vous planiez quelque part entre la vie et la mort, surtout du côté de la mort, si on la définit philosophiquement comme la disparition du sens dans la vie. Par ailleurs, même si pour vous, votre vie n’avait plus de sens, elle demeurait pleinement significative pour votre mère. J’ai deviné qui elle était quand je l’ai vue pour la première fois. Elle se tenait à l’extérieur de votre chambre, recroquevillée, tenant à la main un journal des transports publics tout roulé. Ses joues étaient creuses et elle portait une chemise élimée et des sandales. Ses yeux ressemblaient aux vôtres : ronds, foncés et remplis à la fois de crainte et de résignation. Lorsqu’une infirmière est entrée pour effectuer une succion et que vous avez grimacé, elle a pris votre main, embrassé votre front et vous a murmuré : « Ce sera bientôt terminé. Tu vas te lever, marcher et parler. »
Par votre mère, j’en suis venue à apprendre que vous aimiez les randonnées, les cascades d’eau, les mathématiques, les oranges et la soupe ogbono que votre tante concoctait pour vous. J’ai appris que vous aviez 2 sœurs plus jeunes qui éprouvaient des difficultés à l’école. Vous aviez l’habitude de leur enseigner. Vous rassembliez tout ce que vous aviez appris pendant vos 2 courtes décennies, et vous vous asseyiez avec elles pendant des heures, à leur inculquer votre savoir sur tout, que ce soit les fractions, les membranes cellulaires ou la réparation d’une crevaison. Vous les conduisiez à l’école le matin, puis alliez à vos cours au collège, pour ensuite faire votre quart de travail comme gardien d’un parc de stationnement.
Une année et demie s’est écoulée. Vous avez de bonnes et de mauvaises journées. Lorsqu’est venu l’hiver et que la neige a givré votre fenêtre, vous avez eu plus d’infections que certains patients bien plus âgés, dont 3 pneumonies et une infection urinaire. Vous avez presque fait un arrêt cardiaque. Depuis votre arrivée ici, votre mère a évidemment demandé que vos directives préalables incluent la réanimation complète. Avec le temps qui passait sans amélioration de votre état, j’appréhendais d’avoir à exécuter ce code. Chaque fois que vous êtes malade, votre état s’aggrave. Vous avez perdu du poids et vous avez des lésions cutanées. Lorsque vous ouvrez les yeux, ils ne bougent plus en tous sens. Ils se fixent sur la fenêtre ou sur vos pieds. Ils ne me suivent toujours pas lorsque je vous dis bonjour ou au revoir, ou quand je sors de la chambre.
Un jour de juillet, il fait si chaud dehors que le ciel semble fondre, et les arbustes qui bordent l’entrée de l’hôpital paraissent calcinés. J’arrive en retard en raison de dégâts causés par l’explosion d’un distributeur de désinfectant pour les mains à la garderie de ma fille.
Un stagiaire m’accompagne aujourd’hui. Il est brillant et pensif, mais comme la plupart des stagiaires, il manque de conviction. Nous passons en revue le sujet de ses lectures d’hier. Je ressens un brin d’anxiété lorsqu’il me pose une question dont je ne connais pas la réponse. Je lui assure que je vais la chercher et lui en faire part. Il semble mal à l’aise d’avoir posé la question et il change de sujet. Il parle de vous.
Il a assuré votre suivi, s’est investi dans votre histoire et est démoralisé par la cruelle suite des événements. Nous parlons de la visite de votre mère aujourd’hui pour une rencontre avec la famille. Elle veut savoir comment vous allez, bien qu’elle en sache encore plus que nous à ce propos. Elle ne vient pas chercher des renseignements ou des statistiques, mais plutôt de l’espoir. Je ne l’ai pas vue depuis l’hiver, lorsqu’elle est venue me demander de remplir pour vous des formulaires pour des prestations d’invalidité. Elle vous avait alors laissé un cadeau, pour votre anniversaire : une feuille d’examen portant « 94 % » écrit en rouge. C’était l’examen en sciences de l’une de vos plus jeunes sœurs. Elles s’imaginaient que vous seriez rayonnant de fierté.
Je demande au stagiaire : « Seriez-vous à l’aise de parler des objectifs des soins à la rencontre? »
Il a l’air surpris, puis un peu nerveux. « Certainement. »
« Seulement si vous êtes à l’aise. C’est sans obligation. Nous pouvons en parler auparavant. »
Il opine de la tête, faiblement d’abord, puis avec plus de conviction, comme s’il tentait de se convaincre lui-même.
Durant l’après-midi, nous nous asseyons dans une salle de conférence torride. Votre mère est arrivée tôt. Elle est assise, serrant entre ses mains une tasse de café, les jointures blanches à force de s’y agripper. L’inhalothérapeute présente un bref rapport et dit que vous devrez probablement avoir besoin de la trachéostomie le reste de votre vie. L’orthophoniste et la diététicienne parlent de votre alimentation et de la nécessité de garder à vie votre sonde gastrique. Le physiothérapeute et l’ergothérapeute mentionnent qu’une thérapie serait sans résultat. Après chaque rapport, le visage de votre mère s’assombrit toujours un peu plus. Lorsque ses yeux croisent les miens, en tant que mère moi aussi, je ne souhaiterais rien de plus que de pouvoir lui dire que vous redeviendrez le fils qu’elle a connu. Je lui dis plutôt que, malheureusement, vos yeux ne réagissent toujours pas et que vos bras et vos jambes se raidissent. J’ajoute que ses chances de se rétablir demeurent minces.
Je regarde le stagiaire. Il est pâle et semble sur le point de s’évanouir. Il bafouille, et ses mots sont inintelligibles. Je m’apprête à prendre la relève. Votre mère paraît affolée en entendant l’expression arrêt cardiaque. Puis, soudain, le stagiaire se ressaisit. Il s’excuse et parle avec sincérité : « Je suis désolé. Puis-je recommencer s’il vous plaît? Je suis en apprentissage et c’est la conversation la plus difficile que j’aie eue avec quelqu’un. Votre fils m’a beaucoup appris depuis qu’il est ici. » Il s’exprime clairement à présent; il parle de valeurs, de qui vous étiez avant votre surdose et des objectifs des soins. Il énonce toutes les possibilités, d’une prise en charge vigoureuse à une approche plus palliative.
Votre mère, crispée auparavant, l’écoute et s’adosse au fauteuil. Elle s’abreuve à ses mots, les accueille et s’en enveloppe. D’un mouvement de la tête, elle exprime son appréciation et, si vous regardez de plus près, vous voyez une lueur d’acceptation.
Que nous soyons stagiaires, résidents ou médecins en pratique active, nous vivons tous dans un cycle d’enseignement et d’apprentissage. Bien que ce soit un cliché, il est vrai que nos patients sont peut-être nos plus précieux enseignants. Ils nous instruisent sur la vie, la résilience, la vulnérabilité et la gratitude. Nombreux sont ceux qui connaissent leur état bien mieux que nous. Avant tout, ils nous laissent des leçons qui persistent encore pendant bien longtemps.
Footnotes
Le récit de la Dre Bhayana lui a mérité le Prix Mimi Divinsky pour l’histoire et la narration en médecine familiale de 2019, parrainé par la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix rend hommage à la mémoire de la Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine familiale présenté au concours.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2020 issue on page 57.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada