En 2016, les Canadiens ont été horrifiés d’apprendre qu’une infirmière de l’Ontario, Elizabeth Wettlaufer, avait avoué avoir tué 8 résidents en soins de longue durée (SLD). En juillet 2019, l’Enquête publique sur les foyers de soins de longue durée présentait ses recommandations1. Quoique les meurtres en série commis par des professionnels de la santé soient rares, ils sont plus communs que la majorité d’entre nous le croient. Il y a des leçons à tirer de l’enquête Wettlaufer et d’autres cas de meurtres en série dans les soins de santé (MSSS).
Selon les estimations, 35 Américains en moyenne sont tués chaque année dans des MSSS2. Les véritables statistiques sont probablement plus élevées, étant donné que ces crimes restent cachés pendant des années. La plupart des personnes condamnées de MSSS sont accusées de moins de crimes que ceux qu’elles ont avoués.
Pourquoi est-ce pertinent pour les médecins de famille?
J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet parce que j’exerçais un rôle de leadership en sécurité des patients pour diverses populations vulnérables. La couverture de l’affaire Wettlaufer m’a amené à me questionner : « Pourrait-ce arriver ici? » Ce sujet n’a pas retenu beaucoup d’attention scientifique, peut-être parce que nous n’aimons pas y penser. Les ouvrages portent surtout sur des analyses de cas2,3, mais les commissions d’enquête dans plusieurs pays alimentent la littérature scientifique4. Même si le sujet semble éloigné du monde de la médecine familiale, certains des tueurs en série les plus prolifiques étaient des médecins de famille5. De plus, les établissements de SLD sont de plus en plus la scène fréquente de tels crimes, et les soins médicaux dans les foyers de SLD sont habituellement prodigués par des médecins de famille2. En outre, les MSSS se produisent dans les consultations externes, à domicile et en milieu hospitalier, tous des endroits où les médecins de famille jouent un rôle important dans les soins.
La commission d’enquête Wettlaufer recommande que les professionnels de la santé soient renseignés sur les MSSS, et qu’ils envisagent cette possibilité lorsque des incidents cliniques inhabituels se produisent. À ma connaissance, il n’y a pas d’articles dans la littérature en médecine familiale à ce sujet.
Deux cas à titre d’exemples
Harold Shipman était médecin de famille en Angleterre, et il a tué environ 250 patients sur une période de 27 ans. Tôt dans sa carrière, il a été accusé d’avoir falsifié des ordonnances de mépéridine. Son modus operandi habituel était d’utiliser une dose mortelle d’opioïdes durant une visite à domicile, de remplir le certificat de décès et de falsifier ses dossiers médicaux. Bien que la plupart des patients tués étaient des personnes âgées, le plus jeune avait 41 ans. La plupart de ses crimes n’avaient pas de motif financier, mais il a effectivement modifié le testament d’une personne âgée. Le personnel d’un salon funéraire local avait communiqué ses doutes à la police, disant que le Dr Shipman avait un taux élevé de décès dans sa pratique, et qu’un certain nombre de formulaires de crémation n’étaient pas contresignés. L’investigation initiale avait pris fin, en partie parce que le médecin appelé à examiner le cas ne pouvait pas s’imaginer que le Dr Shipmam puisse être un meurtrier. Trois enquêtes distinctes ont produit des recommandations pour prévenir d’autres assassinats en série par des médecins de famille ou d’autres professionnels de la santé4,5.
Elizabeth Wettlaufer a obtenu son diplôme en 1995. Une année plus tard, elle a été prise en flagrant délit de vol d’opioïdes au foyer de soins où elle travaillait. L’Ordre des infirmières et des infirmiers de l’Ontario a suspendu son permis pendant 6 mois, après quoi elle a pu retourner au travail, certaines lettres corroborant son rétablissement. Elle a passé la grande majorité de sa carrière en foyers de SLD, et de nombreuses plaintes ont été déposées contre elle. Alors qu’elle était hospitalisée dans un établissement psychiatrique, elle a avoué avoir utilisé de l’insuline pour tuer 8 résidents en SLD, et avoir commis 6 autres tentatives de meurtre. Avant l’aveu de ses crimes, elle avait évité le congédiement par un de ses employeurs, avec le soutien mandaté par la loi de l’Association des infirmières et des infirmiers de l’Ontario (AIIO). Il a été négocié qu’il n’y aurait pas de note à son dossier, et on a interdit au foyer de SLD de communiquer à de futurs employeurs des renseignements au sujet des plaintes. Après cet épisode, elle est allée travailler dans un autre foyer où elle a tué un autre résident. La commission d’enquête a reconnu que Wettlaufer n’aurait pas été découverte si elle n’était pas passée aux aveux1.
Contexte des MSSS
Le phénomène des MSSS peut être examiné sous l’angle de la sécurité des patients6. La commission d’enquête de l’Ontario a mis en évidence des questions liées à l’embauche, aux diplômes et aux références, aux politiques et aux procédures, à la hiérarchie, à la communication et à la culture du milieu de travail1. Certains problèmes cliniques et administratifs qui réduisent la sécurité des patients peuvent accroître la possibilité de meurtres non détectés commis par des professionnels de la santé.
Les infirmières sont les professionnelles les plus souvent accusées de meurtre; elles représentent 86 % des poursuites criminelles. Dans l’ensemble, 12 % des personnes accusées de MSSS sont des médecins2. Les hôpitaux sont la scène la plus fréquente des MSSS (70 %)2, mais entre 2009 et 2015, le pourcentage estimé des meurtres commis en SLD est passé de 20 à 32 %6, ce qui pourrait refléter une fragilité et une vulnérabilité accrues des résidents en SLD. Fait surprenant, des attaques se produisent aussi en milieu ambulatoire. Un infirmier allemand a été reconnu coupable d’avoir tué 85 patients de sa clinique; il a dit que l’ennui et l’excitation ressentie à la réanimation étaient les motifs principaux de ses meurtres7.
L’Encadré 1 résume les caractéristiques des professionnels de la santé meurtriers comme décrites de manière anecdotique dans les revues de cas2,3,8. Il est fréquent que auteurs de MSSS se fassent prendre parce qu’un collègue ou un membre du personnel a soulevé des préoccupations en se fondant sur des caractéristiques suspectes dans le contexte de circonstances inhabituelles ou inquiétantes. Un certain degré de suspicion de la part d’autres membres du personnel (y compris les médecins) en réaction à des événements inhabituels ou répétés est essentiel pour mettre un terme aux MSSS; malheureusement, une telle réaction arrive souvent après que de multiples décès se soient produits.
Caractéristiques anecdotiques des « drapeaux rouges » décrites dans les meurtres en série dans les soins de santé
Traits de caractère personnels
Antécédents de toxicomanie ou consommation abusive active de substances
Relations personnelles énigmatiques ou difficiles
Antécédents d’instabilité mentale ou de dépression, en particulier un diagnostic de trouble de la personnalité
Besoin d’attention ou enthousiasme envers ses propres habiletés
Antécédents d’activités criminelles, surtout la falsification des diplômes et des références, ou d’autres documents liés à l’emploi
Antécédents professionnels
Instabilité professionnelle (changement d’un emploi à l’autre)
Antécédents de problèmes disciplinaires
Préférence envers des quarts de travail où il y a moins de collègues autour
Antécédents d’incidents dans d’autres établissements
Caractéristiques susceptibles d’être remarquées par des collègues ou d’autres membres du personnel
Anxiété ou suspicion par des collègues, surtout lorsqu’ils remplacent auprès des patients pendant les pauses
Pourraient avoir des surnoms comme « ange de la mort » ou « assassin »
Font des prédictions à propos des prochains patients qui décéderont et du moment de leur décès
Découverts dans des endroits du milieu de travail où ils ne devraient pas être
Incidence plus élevée de décès durant leur quart de travail
Déclarations incohérentes lorsque questionnés à propos de décès
Données tirées de Yorker et coll.2, Karger et coll.3, et Yardley et Wilson.8
Les professionnels de la santé jouissent d’un statut qui n’attire pas beaucoup de soupçons, et le statut des médecins pourrait même les placer au-dessus de tout soup-çon. Les patients et les familles font confiance à leurs soignants, et la plupart d’entre eux n’envisageraient pas la possibilité d’une activité criminelle commise par un professionnel. Les meurtriers en soins de santé ont une gamme de démarches mortelles qui peuvent être difficiles à détecter. Les médicaments injectés (opioïdes, chlorure de potassium, insuline) sont les « armes » privilégiées (52 %) et peuvent être difficiles à déceler après la mort. La suffocation, y compris la pénétration forcée d’eau dans les poumons de la victime, représente environ 15 % des décès2.
Les systèmes de contrôle de l’administration des médicaments peuvent être surchargés ou limités (p. ex. dossiers d’administration de l’insuline) dans les hôpitaux ou les foyers de SLD et, à moins qu’il y ait de forts doutes lorsqu’un patient meurt, la « scène du crime » est rapidement nettoyée et les preuves potentielles sont éliminées. Dans les établissements de SLD, on dit souvent « qu’aucun décès n’est inattendu ». Même si le décès d’une personne fragile est inattendu, il est compréhensible que les soupçons soient faibles, à moins qu’il y ait des éléments de preuve évidents ou des épisodes répétés.
Les victimes de MSSS sont habituellement vulnérables (souvent très jeunes ou âgées), mais elles ne sont normalement pas en phase terminale, même si certains professionnels de la santé meurtriers se considèrent eux-mêmes comme des « tueurs par compassion ». Les résidents des foyers de soins sont particulièrement vulnérables, étant donné leur fragilité, leurs besoins de soins et leur déficience cognitive. En outre, il y a beaucoup de pénuries de main-d’œuvre. Comme ce fut le cas avec Elizabeth Wettlaufer, des employés au rendement médiocre ou peu sécuritaire peuvent être tolérés ou embauchés sans vérification approfondie des antécédents. Les lois et les menaces de poursuites juridiques compliquent les démarches auprès de professionnels qui suscitent des inquiétudes sur le plan des compétences ou de la sécurité des patients6.
Facteurs systémiques
La commission d’enquête de l’Ontario a insisté sur les facteurs systémiques qui ont permis à Wettlaufer d’agir sans se faire découvrir. L’Ordre des infirmières et des infirmiers de l’Ontario a dû répondre à des questions concernant son approche relative aux plaintes antérieures à propos du comportement et des pratiques dangereuses de Wettlaufer, et il a révisé ses politiques liées aux plaintes9.
Les pratiques médiocres d’embauche et de licenciement dans les établissements de SLD ont été mises en évidence. L’AIIO a été critiquée pour son rôle de protectrice de Wettlaufer et pour avoir fait en sorte que de futurs employeurs ne soient pas mis au courant des mesures disciplinaires. Par contre, l’AIIO agissait en vertu de lois qui la contraignaient à une telle démarche. Divers États américains ont adopté des lois en réaction à des cas de MSSS afin d’assurer que des organisations ne bloquent pas l’accès à des dossiers portant sur des incidents ou des mesures disciplinaires antérieurs2,10.
La définition des cas de coroner en Ontario a changé en 2013, ce qui s’est traduit par une baisse du nombre d’enquêtes et d’autopsies, surtout dans les établissements de SLD. Le Bureau du Coroner en chef de l’Ontario a fait l’objet d’un examen minutieux lors de la commission d’enquête, parce que plusieurs des meurtres avaient été des cas de coroner n’ayant jamais fait l’objet d’une enquête1.
Prévention et reconnaissance
Les médecins de famille jouent des rôles importants pour la sécurité des patients dans les hôpitaux, les foyers de SLD et la communauté. La participation à des processus liés à la sécurité des patients et des pratiques efficaces sur le plan de l’embauche, du licenciement et des mesures disciplinaires sont des activités pertinentes en ce qui a trait à la prévention et à la détection. La suspicion de MSSS comme étant une possibilité, surtout lorsque des événements inhabituels ou récurrents se produisent, est un élément essentiel à une détection plus précoce. En 1991, 4 enfants dans un service hospitalier pédiatrique au R.-U. ont été tués par une infirmière avec de l’insuline. Lors de l’enquête qui s’est ensuivie, le rapport disait que ce désastre devrait servir à accroître la sensibilisation à la possibilité d’une intervention malveillante comme étant la cause d’incidents cliniques inexpliqués11.
Certains revendiquent l’élaboration de lignes directrices formelles sur les MSSS afin que les organisations aient un modèle à suivre pour procéder aux investigations et gérer les préoccupations. Au Royaume-Uni, il a été recommandé que des équipes d’évaluation spécialisées soient formées pour atténuer le risque que des employés inexpérimentés ratent des possibilités d’arrêter rapidement des coupables4.
Dans la plupart des régions, il importe d’avoir de meilleurs systèmes de rapports sur les incidents et de normes professionnelles des praticiens du secteur de la santé. Il faut des lois pour améliorer les pratiques d’embauche et de licenciement dans les hôpitaux et les organisations de la santé pour d’abord réduire le risque que du personnel à risque élevé soit embauché et pour empêcher les organisations de taire leurs préoccupations par peur d’être poursuivies en justice par un membre du personnel qui aurait fait l’objet de mesures disciplinaires.
Les familles des victimes d’Elizabeth Wettlaufer étaient d’avis que le système les avait trahies en faisant passer la professionnelle de la santé avant le patient. Des commentaires exprimés par les membres des familles des victimes reflétaient cette colère : « Ils accordent la priorité à l’argent et à la réputation au détriment de la vie humaine »12. Les meurtres en série dans les soins de santé représentent l’échec ultime des processus liés à la sécurité des patients. Certaines recommandations pertinentes faites par la commission d’enquête pour aider à régler ces problèmes sont énoncées à l’Encadré 2, et le résumé, de même que le rapport complet de la commission d’enquête de l’Ontario se trouvent à https://longtermcareinquiry.ca/fr/rapport-final/1.
Certaines recommandations de la Commission d’enquête publique sur les foyers de soins de longue durée en Ontario
Éducation et formation
Les organisations et les établissements responsables de l’éducation et de la formation des groupes qui forment le système de santé doivent être responsables de la prestation de l’éducation et de la formation sur la possibilité que des professionnels de la santé puissent causer intentionnellement des préjudices aux personnes auxquelles ils fournissent des soins
Les foyers de SLD devraient modifier leurs contrats avec les directeurs médicaux de manière à exiger qu’ils suivent le cours de directeur médical des Ontario Long Term Care Clinicians dans les 2 années suivant leur entrée en fonction
Si les coroners locaux continuent de faire les investigations sur les décès de résidents dans les foyers de SLD, le Bureau du Coroner en chef devrait exiger qu’ils suivent une formation continue sur la conduite des investigations sur les décès dans les foyers de SLD
Embauche et licenciement dans les foyers de SLD
Les foyers de SLD devraient adopter un processus d’embauche et de présélection qui comprend la vérification rigoureuse des références, la vérification des antécédents en cas de lacunes dans un curriculum vitæ ou si le candidat a été congédié, et assurer la supervision étroite du candidat pendant la période probatoire
Les foyers de SLD doivent conserver un historique complet des mesures disciplinaires pour chaque employé afin que la direction puisse facilement les consulter lors de la prise de décisions en matière de mesures disciplinaires
Prévention
Les foyers de SLD devraient exiger que les directeurs des soins infirmiers effectuent des vérifications fortuites lors des quarts de soir et de nuit, y compris les fins de semaine
Les foyers de SLD devraient prendre des mesures raisonnables pour limiter les réserves d’insuline
Une approche à 3 volets devrait être adoptée pour dissuader les malfaiteurs de causer un préjudice intentionnel aux résidents en utilisant des médicaments :
- renforcer le système de gestion des médicaments dans les foyers de SLD;
- améliorer l’analyse des incidents liés à des médicaments dans les foyers de SLD
- augmenter le nombre d’employés autorisés dans les foyers de SLD
Le Bureau du coroner en chef et le Service de médecine légale de l’Ontario devraient augmenter le nombre d’investigations sur les décès de résidents dans les foyers de soins de longue durée en utilisant les renseignements provenant de l’Avis de décès des patients en établissement modifié
Le Bureau du coroner en chef et le Service de médecine légale de l’Ontario devraient remplacer l’Avis de décès des patients en établissement par un nouvel avis de décès reposant sur des données probantes, après consultation des intervenants
Détection
L’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario devrait renforcer son processus d’évaluation préliminaire après la réception des rapports de cessation des fonctions et d’autres rapports en formant les enquêteurs chargés de l’évaluation préliminaire sur le phénomène des tueurs en série en milieu de soins de santé et sur la manière de mener leurs enquêtes à la lumière de celui-ci
Le Bureau du coroner en chef et le Service de médecine légale de l’Ontario devraient élaborer des protocoles et des politiques sur la participation des médecins légistes au processus d’investigation sur le décès des résidents des foyers de SLD
SLD—soins de longue durée. Données tirées de Gillese1.
Ces connaissances ont-elles changé ma pratique?
Cette prise de conscience a changé ma pratique de façon subtile, mais pertinente. Lorsque des événements inhabituels se produisent dans mes services hospitaliers, j’envisage la possibilité éloignée d’actions malfaisantes. Je participe pleinement aux processus liés à la sécurité des patients de mon organisation, notamment en portant une attention particulière aux diplômes et aux références. Je me concentre aussi sur la sécurité des médicaments. J’essaie maintenant de détecter et d’aborder les comportements problématiques ou les soins sous-optimaux de manière claire et directe, au moyen de commentaires directs et en utilisant des processus officiels plutôt que de simplement les tolérer. Après le décès d’un patient, j’examine plus attentivement les critères justifiant un cas du coroner. J’ai aussi partagé activement de l’information au sujet des MSSS et de l’Enquête publique sur les foyers de soins de longue durée en Ontario dans les hôpitaux, durant des séances scientifiques en médecine familiale et dans les foyers de SLD de ma région.
Même si les MSSS sont très rares, Elizabeth Wettlaufer a démontré qu’il s’en produit au Canada; nous devons en être conscients, et jouer un rôle dans leur prévention et leur détection précoce.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2020 issue on page 719.
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