Les dépenses en produits pharmaceutiques continuent de grimper à une allure inquiétante au Canada. En 2018, il s’agissait de la catégorie de dépenses en santé qui avait connu la hausse la plus rapide, à un taux de 3,2 % par habitant annuellement. Des estimations antérieures prévoyaient des dépenses totales en soins de santé de 253 milliards $, dont 15,7 % en médicaments1. En 2018, les Canadiens ont dépensé environ 13,1 milliards $ de leur poche en médicaments d’ordonnance2.
Le contrôle du coût des médicaments permet une meilleure répartition des ressources vers d’autres aspects essentiels des soins de santé. Le manque d’information continue qu’ont les médecins sur le coût des médicaments demeure un obstacle majeur au contrôle des dépenses en produits pharmaceutiques. Une revue systématique par Allan et ses collègues a révélé que seulement 31 % des estimations des médecins se situaient dans une marge de 25 % du coût réel des médicaments, et l’estimé médian s’éloignait de 243 % des coûts véritables3. Les étudiants en médecine et les médecins sont bien au fait de l’importance du coût des médicaments, pourtant, s’ils sont questionnés, ils sont rares à pouvoir estimer correctement le prix des médicaments4.
Deux d’entre nous (I.G. et J.R.L.) avons antérieurement préconisé une transparence obligatoire dans le coût des médicaments, mais nous n’avons pas encore décrit les différents moyens par lesquels cette transparence pourrait être atteinte5. Nous explorons ici les économies potentielles découlant de 3 niveaux de méthodes progressivement plus informatrices pour en arriver à la transparence dans le coût des médicaments, et ce, à l’intention des médecins qui prescrivent au moyen des dossiers médicaux électroniques en temps réel. Dans ces modèles, les coûts des médicaments apparaîtraient automatiquement à l’écran des médecins au moment où ils rédigent la prescription, et ils se fonderaient sur les prix affichés dans les formulaires provinciaux des médicaments accessibles au public.
Répercussions financières de la méconnaissance du coût des médicaments
Les conséquences financières de la méconnaissance du coût des médicaments par les médecins sont considérables. Plus de 8 % des Canadiens qui ont reçu des prescriptions en 2016 n’avaient pas les moyens de payer 1 ou plusieurs médicaments par année6. Cette situation entraîne directement de mauvais résultats sur le plan de la santé, parce que les patients ne prennent pas les médicaments comme prescrits7,8. Un exemple particulièrement flagrant de cette méconnaissance concerne la metformine, le médicament le plus couramment prescrit pour le diabète. Selon le Formulaire des médicaments de l’Ontario9, le coût pour 90 jours de 2 comprimés 2 fois par jour de 500 mg de metformine est de 8,92 $. Ce prix contraste manifestement avec celui de 2 comprimés 1 fois par jour de 1000 mg de metformine à libération lente pendant 90 jours, qui s’élève à 182,75 $. Si le médecin prescripteur ne connaît pas la différence de prix, l’augmentation qui en résulte dans les dépenses pour ce seul médicament pour 1 patient se situe à 7051,07 $ sur 10 ans. Les prix des génériques varient selon la province; par exemple, la différence sur 10 ans serait de 9400 $ en Alberta10.
Littman et Halil11 ont estimé les économies potentielles qui auraient été réalisées en 2013 au Canada si les médicaments qui représentent les dépenses nationales les plus élevées avaient été substitués par des options moins coûteuses. Les paramètres qu’ils ont utilisés tenaient compte de l’efficacité, de la toxicité, du coût et de la commodité, et incluaient les statines, les inhibiteurs de la pompe à protons, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine et les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine. Pour ces seules 4 classes de médicaments, les dépenses publiques au Canada étaient de 856 millions $, et si on incluait les dépenses privées, elles s’élevaient à 1,97 milliard $. Selon les estimés conservateurs de l’étude, si on avait utilisé des options moins coûteuses, on aurait pu économiser 222 millions $ en dépenses publiques et 521 millions $ si on comptait les dépenses privées. Leurs constatations ne reflètent qu’une petite part de la diminution globale qui pourrait se produire dans les dépenses grâce à des prescriptions plus rentables sans nuire à la valeur thérapeutique.
Économies grâce à la transparence dans le coût des médicaments
Des études font valoir que des différences statistiquement significatives dans le coût des prescriptions se produisent lorsque le prix des médicaments est fourni aux médecins12. La prescription électronique avec une aide à la décision basée sur les formulaires est une option qui offre des économies de coûts statistiquement significatives pour les médicaments d’ordonnance12,13. Une revue par Choudhry et ses collègues a constaté que l’instauration d’un système d’ordonnances électroniques avec une aide à la décision qui favorisait l’utilisation des médicaments génériques avait augmenté de manière statistiquement significative la prescription, par les médecins, de médicaments moins coûteux. Dans une étude incluse dans la revue, il s’était produit une augmentation de plus de 20 % dans le recours aux génériques, qui avait duré plus de 2 ans après l’implantation du système14.
Niveau 1 : fournir le coût du médicament prescrit seulement.
Le premier niveau de la prescription électronique avec une aide à la décision quant au médicament représente le plus élémentaire des 3 niveaux proposés. À ce niveau, seul le coût du médicament prescrit par le médecin est affiché. Les médecins peuvent continuer à prescrire le même médicament ou décider de chercher une option de rechange moins coûteuse en rédigeant une nouvelle ordonnance. Cette méthode exige du médecin davantage de temps pour étudier les autres possibilités et leurs coûts.
Malheureusement, le simple affichage du coût d’un seul médicament ne se traduira probablement pas par des économies. Une étude par Fargo et ses collègues évaluait la mise en œuvre d’un outil rendant visible le coût des ordonnances d’antibiotiques15. Certains symboles ¢ ou $ indiquaient aux médecins la catégorie de coûts à laquelle appartenait l’antibiotique prescrit. De plus, un lien était fourni vers une liste d’antibiotiques et de leurs coûts relatifs. L’outil affichant le coût n’a pas entraîné une réduction significative dans les dépenses en antibiotiques. Même si elle ne se limitait qu’aux antibiotiques, cette étude porte à croire que la communication du coût du médicament prescrit seulement ne suffirait pas à diminuer les dépenses dans leur ensemble.
Niveau 2 : fournir les coûts à la fois du médicament prescrit et des options thérapeutiques de rechange.
Le deuxième niveau de transparence dans les coûts des médicaments implique l’affichage automatique des coûts d’autres médicaments appartenant à la même catégorie de médicaments que celui que le médecin se propose de prescrire. Par exemple, lorsqu’un médecin rédige une ordonnance d’atorvastatine, une liste des coûts d’autres statines sur le formulaire provincial s’afficherait automatiquement. Cela permettrait une comparaison aisément accessible des options thérapeutiques au moment de prescrire. Les équivalents thérapeutiques sont des médicaments qui produisent les mêmes résultats, ont des effets secondaires semblables, mais ont une structure chimique différente de celle du médicament initialement choisi. Diverses études ont évalué les économies de coûts réalisées avec cette méthode.
Dans une étude par Fischer et ses collègues, des professionnels des soins primaires dans la communauté qui rédigeaient auparavant les ordonnances à la main ont reçu un logiciel de prescription électronique avec une aide à la décision16. Dans cette étude, les médicaments privilégiés qui exigeaient des quotes-parts moins élevées apparaissaient en vert, les médicaments non privilégiés étaient en bleu, et ceux qui n’étaient pas couverts par l’assurance en rouge. Même si seulement 20 % des prescripteurs utilisaient des prescriptions électroniques en 2005, les économies annuelles calculées s’élevaient à 845 000$ US par 100 000 patients, d’où des économies annuelles estimées à 3,91 millions $ US par 100 000 patients si tous les prescripteurs avaient utilisé la prescription électronique durant la période à l’étude. Ce montant pourrait raisonnablement être multiplié par un facteur de 4 à 5 étant donné l’utilisation généralisée actuelle des ordonnances électroniques, mais il faudrait aussi tenir compte de l’augmentation du prix des médicaments depuis ce temps.
Une autre étude par Newman et coll.17 utilisait l’affichage de 4 catégories de coûts ($, $$, $$$, $$$$), de même que des renseignements sur la sensibilité aux antibiotiques. Cette simple intervention a produit une diminution de 31,3 % dans le coût moyen par unité des antibiotiques prescrits. Les prescripteurs ont jugé cette intervention peu coûteuse très intuitive à utiliser.
McMullin et ses collègues18 ont mis sur pied un système de prescription électronique avec aide à la décision en milieu de soins primaires. Le système nécessitait que le médecin choisisse un diagnostic; à cette étape, un écran apparaissait et affichait un bref message clinique, de même qu’une liste d’options d’ordonnances classées comme étant à privilégier, couvertes par l’assurance ou à quote-part élevée. Le groupe d’intervention a obtenu une réduction de 9,1 % dans le recours à des médicaments ciblés à coût élevé, par rapport à une augmentation de 8,2 % dans le groupe témoin qui n’avait pas reçu de renseignements sur les coûts. Le système incluait aussi des encouragements, fondés sur des données probantes, à prescrire de manière plus soucieuse des coûts. Il en a résulté des économies de 850 $ par prescripteur par mois, ce qui compensait largement le coût mensuel du système de 150 $ par prescripteur.
Niveau 3 : fournir le coût du médicament prescrit et des options thérapeutiques de rechange, de même que des messages-guides.
Le troisième niveau de transparence dans le coût des médicaments intègre les 2 premiers, mais ajoute des messages-guides qui informent les médecins d’autres choix plus rentables et exige d’eux qu’ils s’écartent des choix proposés. De solides données probantes favorisent cette méthode et indiquent qu’elle se traduirait par les économies les plus élevées parmi les 3 niveaux proposés.
Stenner et ses collègues19 ont mis en œuvre des alertes au point de prescription, qui recommandaient des solutions de rechange rentables pour les statines, les agonistes des récepteurs de la sérotonine, les vaporisateurs intranasaux de corticostéroïdes et les inhibiteurs de la pompe à protons. Dans cette étude, une alerte apparaissait à l’écran lorsqu’un médecin prescrivait une thérapie non recommandée et l’encourageait à utiliser un médicament moins coûteux et équivalent. L’étude a révélé des économies trimestrielles de 200 000 $ US, ou 800 000 $ US par année pour les 45 000 membres appartenant à un régime d’assurance dans lequel l’étude s’est déroulée. L’extrapolation de ces données pour les appliquer à l’ensemble de la population des États-Unis se solde par des économies estimées à 5,7 milliards $.
Zuker et ses collègues20 ont mis au point un système qui incluait des équivalents thérapeutiques et des substituts génériques aux médicaments existants dans le formulaire des médicaments autorisés dans une organisation de maintien de la santé. Lorsqu’un médecin entrait une ordonnance, une liste des médicaments d’équivalence thérapeutique apparaissait, et le médicament à privilégier était en surbrillance en haut de la liste. Si le médecin ne choisissait pas le médicament privilégié, un bref formulaire apparaissait et demandait au médecin d’indiquer sa raison de ne pas choisir une option moins coûteuse. Cette intervention ne prenait que quelques secondes. Les médecins étaient plus enclins à ignorer les suggestions lorsque la liste de médicaments de substitution était trop longue. Cela laisse présager que la présentation de choix trop nombreux pourrait nuire à des prescriptions plus soucieuses des coûts. Dans l’ensemble, cette étude a fait valoir des économies estimées à 5 % sans compromettre la qualité des soins.
Gipson et ses collègues21 ont implanté un système automatisé d’alertes pour informer les médecins, au point de la prescription, de médicaments moins coûteux équivalents pour 3 médicaments plus chers communément prescrits dans 2 cliniques médicales universitaires, dans l’État de Washington. Le prescripteur devait alors annuler l’ordonnance et la remplacer par une option plus rentable ou déroger à l’alerte. Les alertes étaient explicites et aucune formation n’a été donnée sur l’utilisation du système. Ils ont constaté des économies annuelles de 99 400 $ US pour les 180 patients à l’étude, ce qui reproduisait les économies observées dans d’autres études ayant utilisé des alertes électroniques sur les coûts22. La combinaison des alertes et d’un programme éducatif a eu pour résultat la prescription constante, par les médecins, de médicaments économiques durant l’année qui a suivi. Toutefois, cette conclusion ne concernait qu’un seul médicament (chlorothiazide intraveineux). La plupart des répondants ont trouvé les alertes compréhensibles sans explications, et croyaient qu’en l’absence de telles alertes, les renseignements fiables sur le prix des médicaments n’étaient pas facilement accessibles autrement.
Solution contre la lassitude due aux alertes de niveau 3
On pourrait s’inquiéter que le niveau 3 produise trop d’alertes qui finissent par être lassantes, entraînant de nombreux abandons23. Pour surmonter ce problème, Gipson et ses collègues proposent que les alertes qui suscitent de nombreux abandons soient retirées du système, à moins qu’il y ait des avantages thérapeutiques évidents à les garder21.
Pour diminuer la lassitude due aux alertes, un autre moyen serait de changer l’option par défaut lorsque le médecin prescrit. Dans un système par défaut, un médicament à coût plus élevé serait automatiquement substitué par un médicament équivalent moins cher, mais le médecin aurait l’option d’annuler la substitution et de revenir au médicament initial, d’un seul clic24. La substitution automatique par défaut de médicaments moins coûteux avec option d’annulation s’est traduite par l’augmentation considérable et soutenue des ordonnances de médicaments privilégiés24,25. Dans une récente étude, Monsen et ses collègues26 ont mis en place un concept interruptif d’alertes pour 4 médicaments coûteux, ce qui a produit des économies estimées à 127 000 $ US par année dans 210 cliniques externes. Pour éviter que les alertes soient lassantes, elles étaient assorties d’instructions claires sur la façon de les annuler.
Avantages de la visibilité des coûts du niveau 3 par rapport à celle du niveau 1
Pevnick et ses collègues27 ont examiné 2 types d’aide à la décision dans les prescriptions. L’aide à la décision non interruptive a pour caractéristique un symbole indiquant les coûts qui apparaît à côté du médicament prescrit. Les aides à la décision interruptives affichent des alertes à l’intention du médecin au point de prescription. Les auteurs ont constaté que les alertes interruptives produisaient des différences statistiquement significatives dans le changement des comportements des médecins en matière de prescription en faveur des médicaments privilégiés, passant de 61 % au moyen des aides à la décision non interruptives à 78 % avec le concept interruptif27. L’aide à la décision non interruptive qui n’affichait que la catégorie de coûts du médicament au moment de la prescription n’a pas changé les comportements de manière statistiquement significative sur le plan des prescriptions, ce qui porte à croire à la supériorité de l’approche du niveau 3 par rapport à celle du niveau 1.
Conclusion
Les économies sont davantage optimisées en utilisant une aide à la décision interruptive qui fait en sorte que les médecins doivent renoncer à la prescription du médicament d’équivalence thérapeutique moins coûteux après avoir choisi un médicament plus cher. La mise en œuvre d’une telle stratégie de changement au Canada produirait des économies substantielles dans les dépenses en produits pharmaceutiques et améliorerait les pratiques de prescription. D’autres recherches sont nécessaires pour comparer directement les économies réalisées par une approche de niveau 3 par rapport à celle de niveau 2, et évaluer les coûts, les économies estimées et la meilleure façon d’implanter un système de niveau 3 au Canada.
Footnotes
Intérêts concurrents
La Dre Gorfinkel a reçu des subventions de recherche de nombreuses grandes entreprises pharmaceutiques et a participé à environ 60 études cliniques. De plus, elle a reçu de GlaxoSmithKline des honoraires pour des conférences, et a coprésidé le conseil consultatif concernant le vaccin Shingrix de GlaxoSmithKline. De 2017 à 2020, le Dr Lexchin a reçu des honoraires pour la rédaction d’un mémoire dans une poursuite portant sur les effets secondaires d’un médicament pour le compte de l’avocat Michael F. Smith et un deuxième mémoire sur le rôle de la promotion dans la rédaction de prescriptions pour le compte de Goodmans LLP. Il est membre du Foundation Board of Health Action International. Il a reçu des droits d’auteur de l’University of Toronto Press et de James Lorimer & Co Ltd pour des ouvrages qu’il a écrits.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2020 issue on page 723.
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