La Dre J. est médecin de famille et exerce au Canada. Chaque jour, avant de voir ses premiers patients, elle passe en revue les dossiers médicaux électroniques (DME) des patients de la journée. Les DME renferment des renseignements provenant d’autres prestataires de soins de santé, y compris les hôpitaux. Ils fournissent aussi un rapport qui signale les plus récents incidents médicamenteux et ceux évités de justesse, que présentent les pharmacies dans sa communauté, dont un met en cause l’un de ses patients. Les DME mentionnent plusieurs des patients qu’elle verra aujourd’hui : 3 d’entre eux ont des régimes pharmacologiques complexes, et 2 dont les récents résultats de laboratoire font valoir qu’il pourrait y avoir un risque d’erreur de diagnostic. La Dre J. accède ensuite à un rapport sommaire de la semaine précédente, comparant sa pratique avec celle de médecins semblables dans toutes les régions du pays en fonction d’un certain nombre de paramètres, y compris les événements indésirables vécus par les patients, incidents qui, d’ailleurs, deviennent de moins en moins fréquents. Ces paramètres sont aussi accessibles au grand public.
Tous les médecins n’ont pas accès aux types de renseignements dont dispose la Dre J. Mais la pratique médicale et la prestation des soins de santé au Canada ont été transformées pour améliorer la sécurité des patients. Bon nombre de ces activités remontent à la publication du rapport sentinelle de 2002, intitulé Building a Safer System : A National Integrated Strategy for Improving Patient Safety in Canadian Health Care 1. Ce rapport, parrainé par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, comporte 19 recommandations, dont plusieurs ont été mises en œuvre. Parmi celles-ci se trouvent la mise sur pied de l’Institut canadien pour la sécurité des patients, un plus grand nombre de programmes éducatifs et de développement professionnel continu à l’intention des professionnels de la santé sur la sécurité des patients, de même qu’un accent plus prononcé sur l’amélioration par la formation et la remédiation plutôt que par le blâme. Depuis le rapport de 2002, un grand nombre d’études de recherche sur la sécurité des patients ont été réalisées au Canada, dont la Canadian Adverse Events Study2. Ce corpus de données probantes a documenté l’ampleur des problèmes en matière de sécurité des patients. Par exemple, nous en avons appris sur les dangers présents durant la transition des soins, et nous avons mis en œuvre des programmes comme les bilans comparatifs des médicaments pour aider à atténuer ces risques3,4. Pourtant, la sécurité des patients demeure un grand défi dans de nombreux milieux. De récentes revues documentent les préjudices persistants causés par des problèmes de sécurité reconnus. De plus, diverses interventions, comme le bilan comparatif des médicaments, ont eu des effets limités5,6.
Qu’est-ce qui explique la lenteur de ces progrès? Même si différentes interventions fondées sur des données probantes ont été élaborées pour combler les lacunes dans la sécurité7, bon nombre des recommandations du rapport de 2002 n’ont pas été entièrement implantées, comme les suivantes : l’adoption de politiques de signalement non punitives dans le contexte d’un cadre d’amélioration de la qualité, dans l’ensemble du système de santé; la normalisation des lois sur la protection de la vie privée et la confidentialité des renseignements personnels sur la santé dans toutes les régions du Canada afin de faciliter l’accès aux données sur la sécurité des patients, tout en respectant la vie privée des patients et des professionnels; et le financement par les instances fédérales, provinciales et territoriales dans le but d’investir dans les infrastructures technologiques de l’information à l’appui de l’identification, du signalement et du suivi normalisés des données sur la sécurité des patients. Dans leur ensemble, la plupart des recommandations qui n’ont pas été entièrement mises en œuvre ont pour thème commun la création d’une culture de sécurité des patients qui appuie le signalement, l’apprentissage et une plus grande transparence des données sur la sécurité des patients, en particulier en dehors des hôpitaux et des centres de soins de longue durée. De fait, il est regrettable qu’en 2020, l’état de la sécurité des patients au Canada en dehors des établissements demeure en grande partie une boîte noire. Par exemple, des médecins de famille, contrairement à la Dre J. dans notre scénario d’introduction, ne peuvent pas avoir accès à des données sur la sécurité des patients dans une base de données commune et partagée, ou tirer des leçons d’événements indésirables ou évités de justesse vécus par des patients soignés par leurs collègues.
Au Canada, la pharmacie compte parmi les professions de la santé où il s’est produit une grande amélioration de la transparence sur le plan de la sécurité en dehors des établissements. En 2010, le Nova Scotia College of Pharmacists a établi de nouvelles normes de pratique qui exigent que les pharmacies de la province rapportent de manière anonyme à une tierce partie indépendante tous les événements indésirables et évités de justesse; qu’elles tiennent des réunions trimestrielles avec leur personnel pour discuter des événements indésirables et évités de justesse; et qu’elles effectuent annuellement une autoévaluation exhaustive relative à la sécurité des patients8. Depuis 2010, les ordres de pharmaciens dans chaque province et territoire du Canada ont imposé des exigences semblables ou sont en voie de les élaborer9. Un article publié en 2018 faisait la synthèse des événements indésirables et évités de justesse signalés par les pharmacies en Nouvelle-Écosse durant les 7 premières années depuis l’adoption de ces exigences10. Quelque 100 000 événements ont été rapportés par les 301 pharmacies durant cette période, et environ 1 % de ces événements étaient associés à des préjudices aux patients10.
Les ordres provinciaux et territoriaux de tous les professionnels de la santé, plutôt que se limiter seulement aux pharmaciens et aux techniciens en pharmacie, devraient exiger le signalement obligatoire et anonyme des événements indésirables et évités de justesse. Si de tels rapports sont exigés de tous les professionnels de la santé dans les établissements et les centres de soins de longue durée, pourquoi de telles obligations ne sontelles pas imposées à l’extérieur des murs de ces établissements? L’expérience en Nouvelle-Écosse a démontré que les professionnels de la santé sont capables d’incorporer dans leur pratique le signalement des incidents et l’apprentissage à partir des rapports. En outre, les renseignements sur les événements indésirables et évités de justesse les plus fréquemment rapportés par les pharmacies au Canada seraient sans doute précieux et susceptibles d’intéresser les prescripteurs de médicaments tels que les médecins, les dentistes, les infirmières praticiennes et d’autres, et devraient, en définitive, améliorer les prescriptions. Enfin, à mesure que ces exigences s’appliquent à d’autres professionnels de la santé, les données sur les événements indésirables et évités de justesse ne devraient pas être gardées exclusivement à l’intérieur des silos professionnels. Les professionnels de la santé peuvent et devraient apprendre les uns des autres, comme c’est le cas dans les établissements.
Nous avons présenté une vision de la transparence des données sur la sécurité des patients au Canada. Les avantages d’un signalement transparent des incidents liés à la sécurité des patients et d’une culture de justice à l’appui de ces signalements entraîneront des soins plus sécuritaires. Cela prend de plus en plus d’importance en raison du plus grand nombre de soins dispensés en dehors des murs des établissements, surtout pour des patients dont l’état est complexe.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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