L‘épidémie des opioïdes est un problème mondial, et le Canada enregistre l’un des taux les plus élevés de décès liés aux opioïdes dans le monde. Un rapport de 2013 du Conseil consultatif national sur l’abus de médicaments sur ordonnance1 démontrait que le Canada était devenu le deuxième plus grand consommateur d’opioïdes d’ordonnance dans le monde et, selon les estimations, 1 Canadien sur 6 avait pris des opioïdes durant l’année précédente. Les décès liés aux opioïdes ont connu une hausse exponentielle durant la dernière décennie, entre autres en raison de l’accent accru qu’on met sur le traitement de la douleur. Cette pratique de prescription a été perpétuée par de nombreuses fausses notions (p. ex. que la douleur est le « cinquième signe vital » et que l’OxyContin ne crée pas de dépendance) véhiculées sans mauvaises intentions par des médecins et par l’industrie pharmaceutique. L’enseignement de la prescription sécuritaire et responsable demeure un besoin non comblé dans de nombreux programmes de résidence en médecine familiale2–4.
Un cursus sur la prescription responsable d’opioïdes pour les résidents en médecine familiale exige une forte composante scientifique et clinique. Les séances scientifiques devraient être interactives et fondées sur des cas pour répondre aux besoins des apprenants adultes, tout en couvrant les sujets importants et en suggérant des perles cliniques. Idéalement, le cursus clinique devrait être multidisciplinaire, recourir stratégiquement à la technologie et comprendre l’amélioration des pratiques. Tous ces éléments peuvent être résumés dans les 5 stratégies que je recommande aux enseignants en médecine qui mettent en œuvre des cursus sur la prescription responsable d’opioïdes (Figure 1).
Inculquer des connaissances essentielles sur les principaux sujets
Il existe de nombreux cursus sur la prescription sécuritaire, y compris ceux élaborés par des associations médicales professionnelles, des sections provinciales de collèges et des systèmes de santé universitaires (http://nationalpaincentre.mcmaster.ca/guidelines.html). Le corps professoral responsable des cursus voudra peutêtre les adapter pour leur demi-journée de séances scientifiques. Selon la rétroaction que je reçois année après année, les apprenants préfèrent une formation fondée sur des cas. Une liste suggérée des principaux sujets à couvrir se trouve à l’Encadré 15–7.
Principaux sujets à inclure dans la formation fondée sur des cas
Voici une liste suggérée de sujets principaux à couvrir :
Les 10 précautions universelles5
Les normes de pratique du collège provincial fondées sur les lignes directrices, y compris les contre-indications pour les opioïdes6
La surveillance : les échelles, les 5 A de la documentation5, l’établissement d’objectifs fonctionnels, le dépistage des drogues
L’évaluation du risque (p. ex. l’Opioid Risk Tool7)
Une revue des données cliniques probantes au sujet des bienfaits, des risques et des effets indésirables
L’importance des limites en EMM
La prévention des surdoses d’opioïdes
Les options de traitements non pharmacologiques et sans opioïdes pour la douleur chronique non cancéreuse
Les contre-indications connexes (p. ex. conduite automobile, travail)
Les indications et les protocoles de sevrage progressif
Le diagnostic et le traitement du TCO et de la pseudodépendance
MME—équivalent en milligrammes de morphine, TCO—trouble de consommation d’opioïdes.
La présentation de perles cliniques (p. ex. enseigner aux stagiaires à ajuster les doses selon le fonctionnement plutôt qu’en fonction de scores sur une échelle de douleur) est fortement encouragée. Il faut enseigner tôt aux stagiaires comment reconnaître l’hyperalgésie induite par les opioïdes ou les céphalées causées par une surutilisation d’analgésiques, parce qu’il s’agit là d’indications pour un sevrage progressif. Il est très utile d’apprendre les protocoles de diminution des opioïdes et des benzodiazépines; la règle générale est de baisser la dose de 10 % ou moins de la dose initiale totale chaque semaine ou 2.
Enseigner la communication centrée sur le patient
Bon nombre des patients qui refusent de diminuer progressivement les opioïdes nous viennent d’autres médecins. Ils seront aussi nombreux à avoir besoin d’un sevrage et, par conséquent, le recours à un langage approprié est d’une importance primordiale lorsque nous procédons à la déprescription. L’une des techniques efficaces, selon moi, réside dans le modèle des Quatre habitudes8, qui propose que les cliniciens déploient des efforts du début à la fin, clarifient le point de vue du patient et manifestent de l’empathie. Un de mes anciens collègues offre des conseils concis portant sur des scénarios courants, notamment sur la gestion de la résistance du patient au changement, et la gestion de l’anxiété du médecin et du patient9. Voici quelques scénarios fréquents et des propositions de réponses.
Vous recevez un nouveau patient à votre clinique, qui prend une combinaison à risque élevé d’opioïdes et de benzodiazépines.
Patient : Tous mes anciens médecins m’ont prescrit les mêmes médicaments et aucun n’avait de préoccupations. Je ne les prends pas de manière abusive.
Médecin : Je comprends, mais il arrive souvent que les constatations de nouvelles recherches sur la sécurité de certains médicaments incitent vos médecins à les changer, à les ajuster ou à les arrêter complètement pour éviter de vous causer des préjudices. Cela s’apparente aux changements que nous avons apportés aux recommandations à propos des cigarettes, des casques protecteurs pour le vélo et des ceintures de sécurité. Mon rôle est de protéger votre santé, et votre sécurité est ma grande priorité.
Vous offrez de la naloxone à un nouveau patient qui prend une dose équivalente en milligrammes de morphine (EMM) élevée d’un opioïde.
Patient : Je n’ai pas besoin de naloxone. C’est pour les drogués. Je ne m’injecte pas.
Médecin : La naloxone est aussi utilisée pour prévenir « une intoxication accidentelle » aux opioïdes, qui peut arriver quand des changements se produisent dans votre corps. Par exemple, si vous vous déshydratez à cause d’une grave infection ou si on vous prescrit un médicament qui interagit avec votre opioïde, vous pouvez être empoisonné accidentellement et arrêter de respirer. Dans de telles circonstances, une simple vaporisation dans le nez peut vous sauver la vie.
Utiliser stratégiquement les dossiers médicaux électroniques
Il est possible d’optimiser les dossiers médicaux électroniques (DME) avec des trousses d’outils et des mesures qui permettent de gagner du temps et de changer aisément notre façon de pratiquer. Des DME largement utilisés comme Epic et Cerner permettent aux utilisateurs d’intégrer des fonctions SmartPhrases et Quick Actions, respectivement, pour simplifier et rationaliser la documentation en quelques clics. Par exemple, l’utilisateur peut incorporer un simple gabarit pour les 5 A de la documentation : analgésie, activités, effets adverses, comportement aberrant et affect5. Un tel modèle pourrait contenir un menu déroulable vous permettant de choisir rapidement un énoncé pertinent pour chaque A, sans trop de dactylographie. De tels raccourcis améliorent le déroulement du travail clinique et évitent des heures de consignation aux dossiers chaque semaine. À l’Encadré 2 se trouve un autre exemple d’adaptation sur mesure des DME pour l’examen médical périodique5,7.
Exemple d’adaptation sur mesure des DME
Un autre exemple d’adaptation sur mesure des DME est la production d’un gabarit pour l’examen médical périodique, qui comporte des sections comme les suivantes :
Anamnèse pertinente (p. ex. 5 A5, traitements non pharmacologiques)
Calcul de la dose en EMM
Résultats du test avec l’Opioid Risk Tool7
Résultats d’une évaluation de la douleur, objectifs fonctionnels, observance d’un protocole de traitement
Données tirées d’un programme de surveillance des prescriptions
Constatations après un examen de l’état mental (p. ex. PHQ-2, PHQ-9)
Résultats des analyses de laboratoire (p. ex. dépistage de drogues, niveaux endocriniens)
Issues et attentes des plans d’action
DME—dossier médical électronique, EMM—équivalent en milligrammes de morphine, PHQ—Questionnaire sur la santé du patient.
Il existe de nombreuses trousses d’outils sur la prescription d’opioïdes, comme Opioid Manager, de l’Université McMaster à Hamilton (Ontario)10. Les organisations peuvent concevoir leurs propres trousses et emprunter librement du matériel contenu dans ces outils d’évaluation. L’échelle PEF (sigle anglais pour douleur, agrément dans la vie et activité générale) est un outil validé et rapide pour documenter les améliorations fonctionnelles11. Une autre approche est de laisser le patient décider des exemples concrets qui serviraient à démontrer des progrès dans l’atteinte des objectifs sur le plan fonctionnel12.
Utiliser les données sur les prescripteurs pour orienter l’amélioration des pratiques
Des activités d’amélioration de la qualité peuvent être entreprises pour combler les lacunes entre les pratiques exemplaires et les habitudes actuelles de prescription. Les programmes de surveillance des prescriptions sont des bases de données provinciales utilisées par les médecins pour surveiller les comportements aberrants, le recours à de nombreux médecins et les prescriptions concomitantes dangereuses. Ils peuvent aussi se révéler de précieux outils pour faire la revue de la médication, ce qui devrait se faire chaque trimestre. Nous pouvons faire appel à d’autres professionnels de la santé, comme des infirmières ou des pharmaciens cliniciens dans notre centre de médecine de famille, pour produire des rapports trimestriels sur les patients qui prennent de fortes doses d’EMM (p. ex. EMM > 50) selon les dates des renouvellements plutôt que celles des ordonnances du médecin. Dans ma clinique, nous fournissons ces rapports aux médecins, de même que de l’entraide entre pairs et des possibilités d’une activité d’amélioration des pratiques par développement professionnel continu virtuel. Jusqu’à présent, nous avons vu des réductions encourageantes dans les doses d’EMM totales par médecin, soit des résultats semblables à ceux d’ études antérieures13.
L’adoption d’une politique de la clinique sur les opioïdes est une pratique exemplaire acceptable pour prévenir la division et assurer que les patients reçoivent un message clair et uniforme de la part de tous les professionnels dans votre groupe. La prescription concomitante d’opioïdes avec soit des benzodiazépines ou encore des gabapentinoïdes peut multiplier par 2 ou plus le risque de surdose14, et les patients détenteurs de telles prescriptions devraient aussi être identifiés pour un sevrage progressif plus poussé. Les politiques de tolérance zéro concernant le cannabis sont assez universelles, puisqu’on sait que les cannabinoïdes interagissent au niveau du foie avec les opioïdes, les benzodiazépines et d’autres sédatifs, incluant l’alcool. Une autre activité, si elle est possible, est de tenir des rencontres d’équipes multidisciplinaires avec des prescripteurs pour discuter des patients qui refusent le sevrage.
Offrir de la formation en thérapie assistée par des médicaments
Les possibilités éducatives sur la thérapie assistée par des médicaments (TAM) prennent de l’ampleur en éducation postdoctorale et deviennent la norme en médecine familiale. Après tout, n’avons-nous pas tous des patients qui ont des troubles de consommation d’opioïdes (TCO) dans nos cliniques? Un certain sous-groupe de nos patients qui suivent une thérapie à long terme aux opioïdes souffrira d’un TCO et pourrait ainsi bénéficier d’une TAM avec de la naltrexone, de la méthadone ou de la buprénorphine. Nous pouvons avancer l’argument logique que, s’il est plus difficile d’accéder à un traitement pour un TCO que d’avoir des opioïdes illicites, les patients continueront tout simplement de consommer des opioïdes illicites. Les programmes de résidence ont donc une responsabilité publique de fournir de la formation sur les TAM à leurs médecins et à leur corps professoral. Des stages optionnels en médecine des quartiers défavorisés, en médecine des dépendances, en médecine de la douleur et en médecine des milieux carcéraux offrent des possibilités d’une exposition clinique accrue, tout comme les cliniques spécialisées et les programmes d’aide sociale élaborés au sein du centre de médecine de famille centré sur le patient.
Notes
Conseils pour les enseignants
▸ Pour qu’un cursus sur la prescription des opioïdes soit efficace, il devrait comporter des séances didactiques fondées sur des cas, l’optimisation des dossiers médicaux électroniques et des activités d’amélioration de la pratique qui favorisent la transposition des connaissances.
▸ Il faut apprendre et enseigner le langage entourant la prescription sécuritaire en insistant sur la communication centrée sur le patient.
▸ Compte tenu de l’épidémie actuelle des opioïdes, les programmes de médecine familiale devraient envisager d’inclure comme objectif d’apprentissage la thérapie assistée par des médicaments et d’offrir des possibilités de formation à leurs résidents.
Occasion d’enseignement est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, coordonnée par la Section des enseignants du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). La série porte sur des sujets pratiques et s’adresse à tous les enseignants en médecine familiale, en mettant l’accent sur les données probantes et les pratiques exemplaires. Veuillez faire parvenir vos idées, vos demandes ou vos présentations à Dre Viola Antao, coordonnatrice d’Occasion d’enseignement, à viola.antao{at}utoronto.ca
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2020 issue on page 300.
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