Le Relevé postnatal Rourke (RPR), d’abord publié en 1985, est un outil clinique pour les visites en santé préventive durant la petite enfance (0 à 5 ans) qui est utilisé au Canada par les professionnels des soins primaires1–3. Au fil des ans, les recommandations du RPR sur l’introduction des aliments allergènes ont dramatiquement changé pour tenir compte des bases de données probantes disponibles. De 1985 à 2011, le RPR recommandait d’éviter les œufs et les arachides jusqu’à l’âge de 12 à 13 mois (de 2000 à 2011, la recommandation était que le jaune d’œuf pouvait raisonnablement être introduit à l’âge de 6 mois). Cette recommandation concordait avec la théorie qui prévalait alors selon laquelle la sensibilisation se produisait par les voies gastro-intestinales et l’évitement des solides allergènes permettait à ce tractus d’atteindre la maturité4. La recommandation reposait sur des études observationnelles selon lesquelles il y avait un risque plus élevé d’une maladie atopique lorsque l’introduction des aliments solides se produisait à 3 mois plutôt qu’à 6, de même qu’avec une plus grande diversité alimentaire tôt dans la vie5,6.
Par ailleurs, après la publication de ces recommandations, qui correspondaient avec d’autres lignes directrices internationales voulant qu’on évite les aliments allergènes solides4, des études ont émergé en faveur d’une introduction hâtive des aliments allergènes solides comme moyen de prévenir les allergies. Parmi les exemples frappants figure une étude observationnelle de 2010 qui comparait la prévalence d’une allergie aux arachides chez des écoliers juifs au Royaume-Uni (où l’introduction des arachides est retardée) par rapport aux écoliers en Israël (où les arachides sont introduites tôt durant l’enfance et font partie des aliments de base des nourrissons), et qui a démontré un taux d’allergie aux arachides 10 fois plus élevé au Royaume-Uni (1,85 c. 0,17 %; p < ,001)7. Plusieurs études observationnelles ont aussi fait valoir que l’introduction hâtive du blé, des œufs et du lait de vache réduisait aussi le risque d’allergies alimentaires8–10. De plus, un corpus grandissant de données probantes appuie le concept selon lequel l’allergie alimentaire est causée par une exposition transcutanée à des allergènes alimentaires chez les nourrissons qui font de l’eczéma, sans même en avoir ingéré, une notion appelée l’hypothèse de double exposition aux allergènes11. En se fondant sur cette hypothèse, l’ingestion précoce favoriserait la tolérance, tandis que l’ingestion tardive (surtout en présence d’eczéma, ce qui accroît la sensibilisation transcutanée) pourrait augmenter le risque d’une allergie alimentaire. Des études ont fait valoir qu’une mutation du gène de la filagrinne, qui est liée à une dysfonction de la barrière cutanée et est présente chez environ la moitié des nourrissons atteints d’eczéma, elle aussi associée à l’allergie aux arachides12,13.
En raison de ces faits nouveaux, il s’est produit un revirement considérable dans le RPR à partir de 2014, lorsqu’il n’a plus été recommandé de retarder l’introduction des allergènes alimentaires prioritaires pour prévenir les allergies aux aliments, et ce, chez n’importe quel nourrisson, y compris ceux à risque d’atopie1. Après la publication du RPR de 2014, une importante étude randomisée contrôlée étayait l’introduction précoce des arachides comme moyen de prévenir l’allergie aux arachides chez les nourrissons à risque élevé14. Dans l’étude LEAP (Learning Early About Peanut), on a choisi aléatoirement 640 nourrissons à risque (définis comme souffrant sévèrement d’eczéma ou d’une allergie aux œufs) pour commencer hâtivement (4 à 11 mois) ou tardivement (5 ans) à consommer des arachides, et on a démontré une réduction significative de l’allergie aux arachides dans le groupe à introduction précoce (3,2 c. 17,2 %; p < ,001)14. En outre, une étude randomisée contrôlée sur l’introduction précoce des œufs a obtenu tant de réussite qu’elle a été arrêtée prématurément. L’étude PETIT (Prevention of Egg Allergy with Tiny Amount Intake) a fait la démonstration chez les enfants souffrant d’eczéma que la randomisation pour une introduction hâtive d’œufs chauffés à l’âge de 6 mois par opposition à l’évitement jusqu’à 1 an était associée à un taux significativement réduit d’allergie aux œufs (8 c. 38 %; p = ,0001)15. Une méta-analyse de 2016 a cerné des données probantes de certitude modérée (5 études; 1915 participants) indiquant qu’une introduction hâtive des œufs (4 à 6 mois) était associée à une réduction des allergies aux œufs (risque relatif de 0,56; IC à 95 % de 0,36 à 0,87), de même que des données probantes de certitude modérée (2 études; 1550 participants) démontrant que l’introduction précoce des arachides (4 à 11 mois) était associée à un risque moins grand d’allergie aux arachides (risque relatif de 0,29; IC à 95 % de 0,11 à 0,74)16. Par conséquent, dans la version de 2017 du RPR, l’énoncé en faveur de l’introduction précoce des aliments allergènes et les données probantes à l’appui étaient encore plus précis : il n’est actuellement pas recommandé de retarder l’introduction des allergènes alimentaires prioritaires pour prévenir les allergies alimentaires, y compris chez les nourrissons à risque d’atopie3. Dans le monde, les lignes directrices ont peu à peu adopté les plus récentes données factuelles sur l’introduction des aliments complémentaires et allergènes (Encadré 1), notamment un récent point de pratique de la Société canadienne de pédiatrie qui recommande d’introduire les solides allergènes à environ 6 mois, mais pas avant 4 mois chez les nourrissons à risque17.
Fait à signaler, les recommandations n’ont pas changé pour les femmes qui allaitent, puisqu’il n’y a pas de nouvelles données probantes à l’appui de la prévention des maladies allergiques durant l’enfance au moyen de restrictions alimentaires chez la mère18.
Aspects pratiques d’une introduction précoce d’allergènes chez les nourrissons
Le RPR présente des conseils pratiques sur la façon d’introduire les aliments solides (y compris les solides allergènes) chez les nourrissons, qui trouvent écho dans les recommandations données par l’American Academy of Allergy, Asthma & Immunology et par la Société canadienne de pédiatrie17,19. En général, les aliments solides devraient être introduits à environ 6 mois, mais pas avant 4 mois. Il est recommandé de commencer par des aliments solides contenant du fer, et les parents devraient attendre environ 2 jours avant d’ajouter de nouveaux aliments solides20. Une fois que quelques aliments complémentaires ont été bien tolérés, on peut commencer à introduire des solides allergènes selon l’âge, de manière à prévenir l’étouffement (p. ex. il faudrait éviter les noix entières jusqu’à l’âge de 4 ans). Les allergènes solides devraient être introduits un à la fois, à la maison, et s’ils sont bien tolérés, ils devraient être consommés régulièrement (quoique la fréquence optimale ne soit pas connue). La Société canadienne de pédiatrie recommande que les allergènes solides bien tolérés soient consommés quelques fois par semaine.
Les façons pratiques d’introduire les arachides font l’objet d’un examen en profondeur dans les lignes directrices récemment publiées par le National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID) sur la prévention des allergies aux arachides21. Comme directive générale, il est recommandé de donner pour la première fois au nourrisson en santé un aliment contenant des arachides, et ce, en présence d’un adulte qui peut observer la réaction de l’enfant. Les options selon l’âge incluent du beurre d’arachide dilué (du beurre d’arachide mélangé avec de l’eau chaude et refroidi), du beurre d’arachide crémeux mêlé à de la purée de fruits ou des friandises contenant des arachides (p. ex. Bamba, un produit soufflé soluble utilisé dans l’étude LEAP). Des sources pratiques d’information à l’intention des médecins et des parents sont fournies à l’Encadré 1. Une brochure à l’intention des parents avec des conseils pratiques sur l’introduction d’aliments allergènes est présentée à l’Encadré 2.17,19
Lignes directrices, énoncés consensuels et ressources connexes sur l’introduction des aliments solides et allergènes
Relevé postnatal
Accessible à : www.rourkebabyrecord.ca
Point de pratique de la Société canadienne de pédiatrie
Résumé à l’intention des cliniciens : https://www.cps.ca/fr/documents/position/allergenes-solides
Résumé à l’intention des parents et des aidants concernant l’introduction des solides en général : https://www.soinsdenosenfants.cps.ca/handouts/feeding_your_baby_in_the_first_year
Lignes directrices de 2017, par un panel d’experts, parrainées par le National Institute of Allergy and Infectious Diseases
Accessible à : https://www.niaid.nih.gov/diseases-conditions/guidelines-clinicians-and-patients-food-allergy
Résumé à l’intention des cliniciens : https://www.niaid.nih.gov/sites/default/files/peanut-allergy-prevention-guidelines-clinician-summary.pdf
Résumé à l’intention des parents et des aidants : https://www.niaid.nih.gov/sites/default/files/peanut-allergy-prevention-guidelines-parent-summary.pdf
Instructions à l’intention des parents et des aidants sur la façon de donner des protéines d’arachide aux nourrissons : https://www.niaid.nih.gov/sites/default/files/addendum_guidelines_peanut_appx_d.pdf
Lignes directrices australiennes consensuelles de 2017 sur l’alimentation des nourrissons (produites par l’Australasian Society of Clinical Immunology and Allergy, le Centre for Food and Allergy Research, la National Allergy Strategy et l’Australian Infant Feeding Summit Consensus Group)
Accessible à : https://www.allergy.org.au/hp/papers#p7
Résumé à l’intention des cliniciens : https://www.allergy.org.au/images/stories/pospapers/ASCIA_HP_guide_introduction_peanut_infants_2017.pdf
Résumé à l’intention des parents et des aidants : https://www.allergy.org.au/images/pcc/ASCIA_PCC_How_to_introduce_solid_foods_FAQ_2018.pdf
Conseils pratiques sur l’introduction d’aliments allergènes
Voici des conseils pratiques à l’intention des parents pour introduire des aliments allergènes dans l’alimentation des nourrissons :
Introduire des solides allergènes quelques semaines avant ou à environ 6 mois, mais pas avant 4 mois si l’enfant a de l’eczéma ou si ses parents, ses sœurs ou ses frères ont des allergies. Autrement, commencer les solides allergènes vers l’âge de 6 mois.
Ne pas introduire un aliment allergène commun comme premier aliment solide chez un nourrisson. Attendre que quelques aliments complémentaires aient été introduits en premier.
Avant d’introduire des aliments solides, s’assurer de la présence de signes que le nourrisson est prêt, notamment qu’il peut s’asseoir sans soutien, qu’il a un bon contrôle des muscles de son cou, qu’il s’intéresse aux aliments, qu’il ouvre la bouche à l’approche des aliments, qu’il garde les aliments dans sa bouche sans les repousser avec la langue, et qu’il est capable de tourner la tête ou de se reculer lorsqu’il a perdu l’intérêt pour les aliments.
Introduire un à un les aliments allergènes dans l’alimentation, d’une manière appropriée à l’âge (pour prévenir l’étouffement), et attendre environ 2 jours avant d’introduire tout nouveau solide allergène, et ce, à la maison et en présence d’un adulte.
Si l’aliment solide est bien toléré, le garder dans l’alimentation du nourrisson, idéalement quelques fois par semaine pour le lait de vache, les œufs et les produits à base de noix. S’il se produit une réaction, consulter un médecin.
Pour l’introduction des œufs, utiliser des produits comme des œufs cuits durs, brouillés ou à l’étuvée, qui peuvent tous être mis en purée et mélangés avec du lait maternel ou de l’eau bouillie jusqu’à la consistance désirée, puis les laisser refroidir avant de servir.
Envisager ce qui suit comme un exemple de la façon de préparer un produit à base de noix : mélanger 2 cuillers à thé de beurre d’arachides avec 2 à 3 cuillers à table d’eau bouillie, de lait maternel, de fruits en purée ou de légumes en purée (antérieurement tolérés). Ajuster selon la consistance désirée et laisser refroidir avant de servir.
Controverses incessantes
Il n’existe pas de lignes directrices consensuelles internationales concernant la définition d’un nourrisson à risque élevé d’allergies alimentaires. L’énoncé de position de la Société canadienne de pédiatrie définit un enfant à risque élevé comme étant proche parent au premier degré d’une personne ayant un problème d’allergie ou d’atopie comme l’eczéma17, tandis que les lignes directrices du NIAID définissent un nourrisson à risque élevé d’une allergie aux arachides comme un enfant qui a un eczéma sévère ou une allergie aux oeufs21. Dans la population générale de nourrissons, les taux d’atopie sont élevés; dans l’étude EAT (Enquiring About Tolerance), on a fait valoir que chez 1303 nourrissons de la population générale, 24,3 % avaient de l’eczéma et 62,6 % avaient des antécédents maternels d’atopie (quoique la gravité des problèmes atopiques puisse être différente dans les populations à risque)22. Par conséquent, la définition des nourrissons qui pourraient le plus bénéficier d’interventions ciblées demeure inconnue.
Les lignes directrices ne sont pas unanimes quant à savoir s’il est nécessaire de procéder à un test d’allergie chez certains enfants avant qu’ils consomment des arachides. Même si aucune ligne directrice ne recommande un dépistage avant d’introduire n’importe quel autre aliment hautement allergène, exception faite des arachides, celles de la NIAID recommandent fortement que les nourrissons souffrant d’un eczéma sévère ou d’une allergie aux œufs soient évalués au moyen du dosage de l’immunoglobuline E spécifique aux arachides, par intradermoréaction ou les 2 avant d’introduire les arachides21. par contre, les lignes directrices consensuelles sur l’alimentation des nourrissons récemment publiées en Australie ne recommandent pas de dépistage avant d’introduire les arachides23. Le point de pratique de la Société canadienne de pédiatrie ne mentionne pas non plus de dépistage préalable17.
Toutes les études randomisées contrôlées ne sont pas en faveur de l’introduction précoce des œufs pour prévenir les allergies à cet aliment. Dans celles qui ont conclu à un manque de données probantes étayant l’introduction hâtive, on utilisait des œufs crus en poudre pasteurisés, ce qui est un moyen hautement allergène et peu pratique de faire consommer des œufs à un nourrisson24–27. De plus, le degré de conformité aux protocoles d’introduction précoce d’allergènes (à 4 mois) reste à vérifier. L’étude EAT, qui examinait l’introduction précoce de 6 aliments allergènes à l’âge de 3 mois plutôt que de 6 mois, a cerné une faible conformité aux protocoles d’introduction très hâtive d’allergènes (observance de 42,8 %), sans compter que dans l’étude EAT, l’introduction hâtive se faisait plus tôt (à 3 mois) que ce qui est actuellement recommandé par les lignes directrices sur la prévention des allergies22.
Des études sont en cours, et elles nous feront mieux comprendre l’introduction hâtive des aliments allergènes. Parmi ces études figurent PreventADALL (Preventing Atopic Dermatitis and Allergies in Children), une étude de cohortes populationnelles en Europe qui se penche sur l’introduction précoce des œufs, du lait, du blé et des arachides à l’âge de 4 mois (numéro d’enregistrement de l’étude NCT02449850; ClinicalTrials.gov), et l’étude PEAAD (Preventing Peanut Allergy in Atopic Dermatitis) qui examine les associations entre l’âge de l’introduction des arachides et les taux d’allergie aux arachides chez les nourrissons à risque élevé atteints d’eczéma28.
Conclusion
À mesure qu’ont surgi des données probantes, le RPR a aussi évolué pour tenir compte des meilleures recommandations fondées sur des faits scientifiques pour la prévention des allergies dans la population pédiatrique canadienne. Les futures actualisations du RPR continueront de se fonder sur une évaluation des plus récents ouvrages afin de présenter aux professionnels des soins primaires des conseils entourant les controverses non réglées, y compris la détermination des nourrissons chez qui procéder à un dépistage préalable des allergies, de même que le meilleur moment pour introduire des aliments allergènes et la fréquence optimale.
Remerciements
Le gouvernement de l’Ontario a assuré le soutien financier du Relevé postnatal Rourke (RPR) de 2017, qui est administré par l’Université McMaster. Les droits du permis pour l’utilisation du RPR dans les dossiers médicaux électroniques (dans le cas des entreprises de dossiers médicaux électroniques non autorisées en Ontario) sont versés au Fonds d’élaboration du Relevé postnatal Rourke de l’Université Memorial de Terre-Neuve. Aucune redevance n’est perçue pour le RPR, et il n’y a pas d’honoraires provenant d’intérêts commerciaux. Un appui non financier est assuré par l’Université Memorial et les 3 organismes parrains : la Société canadienne de pédiatrie, le Collège des médecins de famille du Canada et Les diététistes du Canada.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the May 2020 issue on page 314.
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