La consommation de cannabis à des fins récréatives a été légalisée au Canada le 17 octobre 20181. Depuis ce temps, les effets potentiels de son utilisation sur la santé, de même que ceux de sa légalisation sur la santé et la sécurité publiques, ont fait l’objet de nombreuses discussions. L’existence de répercussions éventuelles sur la santé, comme la psychose et les risques cardiovasculaires, a été avancée2,3. Par ailleurs, à l’heure actuelle, il n’y a pas beaucoup d’information pour éclairer les médecins à propos des effets du cannabis sur les travailleurs et les milieux de travail.
Diverses industries et organisations ont déjà publié des directives concernant les implications du cannabis au travail, mais ces politiques, bien qu’elles reposent sur les mêmes données probantes accessibles, présentent des recommandations très incohérentes. Par exemple, le Service de police de Vancouver permet à ces agents de consommer du cannabis à n’importe quel moment s’ils ne sont pas en service, dans la mesure où, lorsqu’ils arrivent à leur quart de travail, ils sont capables de remplir leurs fonctions, tandis que le Service de police de Calgary a édicté une interdiction complète à ses membres de consommer du cannabis4. Par contraste, les Forces armées canadiennes ont adopté une approche plus nuancée et ont mis en place des règles qui vont d’une abstinence pendant 8 heures avant le travail à une interdiction complète, selon les fonctions et l’emplacement du membre particulier des Forces armées canadiennes5. Plus généralement, l’Occupational and Environmental Medical Association of Canada a publié un énoncé de position sur la consommation du cannabis lors d’un travail exigeant sur le plan de la sécurité, selon lequel l’association recommande de ne pas opérer de véhicules ou d’équipements motorisés ni d’entreprendre de tâches critiques pour la sécurité s’il ne s’est pas écoulé 24 heures depuis l’utilisation du cannabis, ou plus longtemps après si son effet persiste6. Dans la même veine, le Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail a aussi recommandé des stratégies en milieu de travail pour composer avec les facultés affaiblies par le cannabis, notamment la formation des superviseurs pour qu’ils reconnaissent les signes d’un affaiblissement des facultés7.
Certains de nos patients travaillent dans des industries ou des organisations dotées de politiques actualisées et ciblées en matière de consommation de drogues à des fins récréatives et, dans de tels cas, ils reçoivent probablement un certain nombre de conseils à suivre sur le cannabis et d’autres drogues à des fins récréatives. Par ailleurs, ce n’est pas le cas pour bon nombre de nos patients, et il incombera donc à leurs médecins de leur fournir des conseils. Même si cette tâche peut nous paraître gênante, elle met en évidence l’importance de la médecine du travail dans le contexte de la médecine familiale. Nous devrions aussi faire le point pour tenir compte des effets d’autres drogues, y compris les médicaments d’ordonnance, sur nos patients en milieu de travail.
Que savons-nous sur les risques des facultés affaiblies?
Les données scientifiques relatives au cannabis se multiplient rapidement; par contre, la détermination de l’affaiblissement des facultés après la consommation demeure vague. L’incertitude est exacerbée par la pharmacocinétique différente selon la voie d’administration et les différences apparentes entre les utilisateurs chroniques et occasionnels8. De fait, on a constaté que la biodisponibilité variait entre 2 et 56 % par la seule voie inhalée et, par la voie ingérée, elle serait probablement encore plus variable en raison des taux d’absorption différents et du métabolisme au premier passage9. En général, les effets psychotropes se produisent habituellement dans les minutes qui suivent l’inhalation et durent de 2 à 4 heures, tandis que les effets psychotropes après une ingestion se produisent typiquement dans les 30 à 60 minutes suivantes et subsistent jusqu’à 12 heures9,10.
Alors, que savons-nous des risques des facultés affaiblies dues au cannabis en milieu de travail? Plusieurs des données actuelles sont de nature épidémiologique, car peu d’études contrôlées ont été effectuées. Les travailleurs des services postaux qui avaient reçu des résultats positifs au test de dépistage du cannabis au moment de l’embauche avaient 55 % plus d’accidents industriels, 85 % plus de blessures et 75 % plus d’absentéisme que ceux qui avaient reçu des résultats négatifs9. Il s’agit de chiffres très élevés, mais ils ne démontrent pas clairement la causalité. Des données très convaincantes font valoir que la consommation aiguë de cannabis est associée à un risque accru d’accidents de la route, surtout des accidents fatals11,12. Fait à remarquer, les utilisateurs réguliers de cannabis ont fait plus d’erreurs de conduite que les consommateurs occasionnels, ce qui laisse présager qu’il pourrait y avoir un risque accru avec l’utilisation chronique, du moins lorsqu’elle est combinée à la consommation d’alcool8. Autre fait important à souligner, une récente étude canadienne a fait valoir que l’utilisation de cannabis était associée à un risque 4 fois plus élevé d’être impliqué dans un accident de la route13.
Une étude plus contrôlée portant sur des pilotes d’avion a révélé des problèmes lors d’atterrissages d’avion 24 heures après avoir fumé une cigarette contenant 19 mg de tétrahydrocannabinol. Il est intéressant de constater que les pilotes ont signalé n’avoir pas été conscients de l’affaiblissement de leurs facultés14. Ce manque de prise de conscience des facultés affaiblies semble correspondre avec les données de l’Enquête canadienne sur le cannabis qui ont révélé que parmi les répondants qui avaient utilisé du cannabis durant les 12 mois précédents, 39 % avaient signalé avoir conduit dans les 2 heures suivant la consommation et 29 % d’entre eux avaient dit l’avoir fait 10 fois ou plus durant les 12 mois précédents. Il n’est alors pas surprenant que 18 % aient rapporté utiliser du cannabis au travail ou avant de s’y présenter15. Des données semblables sont observées aux États-Unis, où il semble se dégager une corrélation selon laquelle moins les risques associés au cannabis sont perçus, plus il en est consommé16.
Qu’en est-il des risques posés par d’autres médicaments?
Puisque la consommation du cannabis augmente, que son utilisation devient plus acceptable et qu’on en discute ouvertement, les médecins devront se renseigner de plus en plus sur ses effets. De nombreux médicaments couramment prescrits comportent des risques semblables. Par exemple, il a été démontré que les participants à une étude ayant subi un test le matin après avoir pris 7,5 mg de zopiclone la veille avaient un affaiblissement des facultés plus élevé que l’équivalent d’un test d’alcoolémie de 0,05 %17. L’International Council on Alcohol, Drugs and Traffic Safety a élaboré un système de catégorisation qui offre des recommandations précises pour aider les médecins à déterminer les risques de conduire lorsqu’une personne prend certains médicaments. Les médicaments classés dans la catégorie III par ce conseil international sont considérés comme ayant probablement des effets graves ou sont présumés potentiellement dangereux. De nombreux médicaments de la catégorie III pris fréquemment ont affecté les participants à une étude sur les examens de conduite à des niveaux équivalents à une concentration d’alcool dans le sang de plus de 0,08 %. Parmi les exemples de médicaments de catégorie III figurent les benzodiazépines, les médicaments z, l’amitriptyline, la trazodone, la mirtazapine et la diphénhydramine18. Ce sont tous des médicaments couramment prescrits sans qu’on réfléchisse beaucoup aux risques d’affaiblissement des facultés qu’ils causent. Il faudrait que les médecins évaluent de la même manière toutes les substances incapacitantes, y compris le cannabis, en fonction des risques et des bienfaits chez les patients qui en prennent. De plus, lorsque les médecins recommandent du cannabis à des fins médicales, ils doivent être conscients de ses effets potentiels sur le travail exigeant dans le domaine de la sécurité.
Conclusion
Si la légalisation du cannabis au Canada a posé des défis aux médecins, elle a peut-être aussi offert la possibilité de recadrer nos réflexions à propos de l’affaiblissement des facultés. Cet affaiblissement des facultés peut être causé, entre autres, par la maladie; par des drogues illicites, prescrites ou acquises à des fins récréatives; par la fatigue; ou par la distraction. La légalisation du cannabis pourrait aussi donner l’occasion de recentrer notre attention sur l’importance de la santé au travail dans le bien-être de nos patients et dans leurs lieux de travail, de même que sur les effets des milieux de travail sur la santé de nos patients. Entre-temps, le Centre for Effective Practice a publié une ressource utile à l’intention des médecins sur la consommation non médicale du cannabis19.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the May 2020 issue on page 317.
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