Beaucoup de décisions de santé (diagnostic, traitement, dépistage, etc.) justifient le recours à la décision partagée; cette approche n’est toutefois pas suffisamment intégrée en milieu clinique1. Certains cliniciens sont d’avis que le processus n’est pas pertinent, doutent de la capacité des patients à prendre des décisions, se sentent incapables de partager l’information dans un format approprié ou entretiennent des idées fausses sur ce que signifie la décision partagée2. Un obstacle courant évoqué par les médecins est le temps qu’elle exige, même si les publications scientifiques suggèrent que la décision partagée n’ajoute que quelques minutes à la consultation (médiane de 2,6 minutes)3. Mais puisque le temps est précieux, nous devons tout de même réfléchir aux situations où la décision partagée est justifiée et à celles où elle ne l’est pas.
Qu’est-ce que la décision partagée?
La décision partagée « ne consiste pas à convaincre le patient de suivre les recommandations du médecin. Elle ne consiste pas non plus… à laisser le patient prendre des décisions sans aide4. » Elle reconnaît l’autodétermination du patient comme une facette importante de la relation entre le médecin et le patient. Ce n’est pas une entrevue motivationnelle et c’est plus que le simple partage d’information.
La décision partagée est « une approche durant laquelle les cliniciens et les patients partagent les meilleures données disponibles lorsqu’ils doivent prendre une décision, et durant laquelle les patients sont appuyés pour réfléchir aux options de manière à éclairer leurs préférences5. » Elwyn et collaborateurs ont proposé un modèle de décision partagée en 3 étapes se résumant en 3 actions précises (Figure 1)5. Ce modèle décrit la décision partagée comme un processus de délibération qui respecte ce qui est jugé important par le patient.
Pour que la décision partagée soit utile, le besoin de prendre une décision doit être clair. Pour qu’une décision justifie une prise de décision partagée, il doit exister pour le problème clinique, différentes options présentant un équilibre entre les bénéfices et préjudices potentiels (équipoise). La prémisse de la décision partagée veut que le patient comme le médecin reconnaissent qu’il existe souvent plus d’une option raisonnable avec chacune un potentiel de bienfaits et de torts, et que la décision optimale pourrait différer substantiellement d’une personne à l’autre selon les circonstances de vie, les valeurs et les préférences.
La décision partagée a beaucoup d’avantages, tels qu’une meilleure satisfaction des patients et des médecins, des patients mieux informés et une réduction des regrets liés aux décisions prises3. Elle est de plus en plus perçue comme un impératif éthique, toutefois il manque d’opportunités d’apprentissage et de formation continue.
Bien que la décision partagée soit souvent sous-utilisée, elle est parfois utilisée dans des situations où elle ne devrait probablement pas l’être. Par exemple, elle est utilisée lorsqu’il n’est pas nécessaire de prendre une décision; lorsque le patient est incapable de prendre part au processus; ou lorsque, dans la balance, l’estimation des bénéfices par rapport aux préjudices potentiels d’un test ou d’un traitement ne la justifie pas. Le présent article met en lumière ces situations et traite de certaines des limites de la décision partagée. Ce faisant, nous espérons aider les cliniciens à consacrer temps et énergie aux situations où la décision partagée peut vraiment améliorer les soins.
Description de cas
Vous avez récemment assisté à une conférence sur la décision partagée et vous vous êtes rendu compte que vous devriez tenter de l’incorporer dans votre pratique. Même si on vous a dit qu’elle ne prolongera pas vos consultations, vous êtes sceptique. Vous vous demandez quand opter, ou non, pour la décision partagée. La décision partagée est un outil, comme un stéthoscope, il doit donc bien y avoir des moments où elle est utile et d’autres où elle ne l’est pas. Par exemple, un patient qui présente des symptômes des voies respiratoires d’origine virale (p. ex. bronchite aiguë) pourrait avoir besoin d’information, mais la décision partagée est inutile pour décider ou non de débuter un antibiotique. À l’opposé, un patient dépressif profitera probablement de la décision partagée pour choisir entre 2 options raisonnables (p. ex. antidépresseurs ou psychothérapie).
Ça ressemble peut-être à la décision partagée, mais…
L’exemple de la bronchite ci-dessus décrit une situation n’ayant qu’une seule option thérapeutique valide, soit la gestion des symptômes jusqu’à ce qu’ils disparaissent d’eux-mêmes. La décision partagée aide les patients à soupeser les différentes options lorsque l’équilibre entre les bénéfices et préjudices potentiels sont similaires. Cela ne veut pas dire que l’on doive présenter toutes les options possibles, comme celles qui n’ont pas de chance raisonnable de bienfaits, mais qui pourraient plutôt causer des torts.
L’utilisation d’outils d’aide à la décision sur le dépistage du cancer chez les patients atteints de plusieurs comorbidités est un autre exemple. L’espérance de vie réduite de ces patients élimine probablement tout bénéfice potentiel lié à l’intervention proposée. La décision partagée concernant la mammographie de dépistage chez une femme frêle de 70 ans peut être perçu comme un dilemme éthique. Certains diront qu’elle a droit à l’information; mais un quelconque bienfait est improbable chez une telle patiente. D’un autre côté, des préjudices immédiats sont tout à fait possibles; la décision n’offre donc pas des options avec un équilibre entre les bienfaits et préjudices potentiels. Les lecteurs de cette série se souviendront d’un exemple semblable utilisé dans un autre article6.
La laparotomie exploratoire pour une douleur abdominale fonctionnelle persistante et chronique chez une jeune personne par ailleurs en bonne santé est un troisième exemple. Il n’est pas nécessaire de discuter de cette option avec ces patients.
Quand la décision partagée est-elle justifiée?
Puisque le temps est une valeur précieuse, il importe de savoir quand la décision partagée est appropriée et améliorera probablement les soins. Il y a des situations où la décision partagée n’est pas utilisée suffisamment et où elle serait un investissement de temps qui en vaut la peine. En reconnaissant que certaines décisions n’ont pas à être précipitées (par exemple le dépistage du cancer du poumon), vous pouvez décider d’interagir immédiatement avec le patient ou de remettre la conversation en donnant au patient la chance de s’informer au préalable (peut-être avec un outil d’aide à la décision).
Dans plusieurs situations cliniques, il existe différentes options, chacune ayant ses bons et ses mauvais côtés, et la décision partagée a souvent plus de valeur que le fait de donner une opinion. Les options thérapeutiques sont nombreuses contre les bouffées de chaleur liées à la ménopause. La décision quant à l’option choisie est influencée par les valeurs et les préférences, et elle devrait donc être partagée. En l’absence d’un outil d’aide à la décision spécifique, un outil générique comme le Guide personnel d’aide à la décision (Ottawa)7 peut s’avérer utile. Il permet au patient et à son médecin de faire une liste d’options de façon structurée, et il guide les patients dans leur réflexion.
Il y a beaucoup d’autres exemples, puisqu’une proportion substantielle des soins est considérée être sensible aux préférences8. Par exemple, quel médicament prescrire après la metformine dans le traitement du diabète de type 2, quel médicament faut-il prescrire en première instance dans les cas de dépression, ou faut-il utiliser un médicament pour abaisser le taux de cholestérol ou prévenir les fractures de fragilisation9.
Le moment approprié pour se tourner vers la décision partagée s’inscrit dans un continuum. Cela ne nous empêche pas de tenter de réfléchir au moment où la décision partagée est justifiée ou non. Les Tableaux 1 et 2 nous aident à y réfléchir10–19. Les exemples ne sont pas prescriptifs, mais ils encouragent le clinicien à réfléchir à la place qu’occupe la décision partagée dans leur pratique. La Figure 2 illustre un algorithme visant à déterminer si la décision partagée est la bonne approche.
Limites de la décision partagée
La décision partagée est justifiée dans de nombreuses situations médicales, mais il arrive que même si nous croyons qu’il y ait un équilibre entre les bénéfices et préjudices potentiels, il n’existe aucune information quantitative disponible. Dans ces cas, nous devons accepter cet état de fait et partager les incertitudes.
Imaginez qu’une femme de 26 ans vous consulte pour des mesures répétitives de la tension artérielle égales ou juste au-dessus de 140/90 mm Hg. Vous aimeriez lui parler des bienfaits et des torts possibles liés au traitement, mais nous ne disposons, pour ce groupe d’âge, d’aucune façon fiable d’estimer le risque futur de maladie cardiovasculaire ou de comparer les bénéfices et préjudices potentiels associés à la décision de traiter avec une médication ou non. N’importe quel clinicien ayant véritablement adopté la décision partagée sera inévitablement confronté à des situations comme celle-là. Les outils d’aide à la décision20 facilitent parfois le partage de la décision, mais la décision partagée ne doit pas se limiter aux situations pour lesquelles il existe de tels outils.
Le patient doit rester au centre de la décision
Imaginez un patient de 64 ans atteint de maladie pulmonaire obstructive chronique grave qui s’informe sur le dépistage du cancer du côlon. Le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs recommande le dépistage du cancer colorectal chez les personnes de 60 à 74 ans (recommandation forte), mais considérant la gravité de l’atteinte pulmonaire de ce patient, la situation exige une approche différente, puisque la chance de bénéfices découlant de ce dépistage est faible comparativement aux préjudices potentiels. Dans ce cas, l’information et le soutien, plus que la décision partagée, constituent probablement la bonne approche.
Dans un article publié récemment dans le cadre de cette série6, nous avons traité de la situation opposée. Parfois, même pour les recommandations contre certaines manœuvres de dépistage, les bénéfices peuvent surpasser les préjudices potentiels, par exemple chez des personnes qui sont âgées, mais en grande forme physique. La recommandation contre le dépistage du Groupe d’étude canadien en matière de dépistage du cancer du côlon chez les personnes de 75 ans et plus est faible. Elle s’appuie sur des données probantes de faible qualité et sur une espérance de vie généralement réduite dans ce groupe d’âge. Certaines personnes de plus de 75 ans qui sont exemptes de comorbidités pourraient quand même décider de poursuivre le dépistage. La décision se prend alors en considérant les valeurs et les préférences, et avec l’information sur l’espérance de vie médiane des Canadiens d’âge avancé. Il y aura toujours des zones grises, c’est pourquoi vous devriez rassembler l’information à propos de votre patient avant de décider si la décision partagée est l’approche à adopter ou non.
Les patients qui, selon nous, font des demandes déraisonnables
Certains patients veulent subir un test ou recevoir un traitement lorsque les recommandations sont fortement contre, ou refusent une intervention lorsque les bénéfices semblent clairement surpasser les préjudices. La communication dans ces circonstances n’est plus de l’ordre de la décision partagée, puisque les options ne sont pas en équipoise. Nous proposons cependant une approche pouvant être utile. Par exemple, si un patient de 78 ans vous demande un test d’antigènes prostatiques spécifiques pour le dépistage du cancer de la prostate, vous pourriez simplement lui dire que ce n’est pas une bonne idée. Mais s’il insiste? Que faire si vous voyez un patient asymptomatique qui demande une requête pour mesurer la fonction de sa glande thyroide? Un patient souffrant de lombalgie aiguë qui demande une épreuve d’imagerie par résonance magnétique? Une femme de 40 ans qui refuse le test de Papanicolaou? Un patient hypertendu qui refuse un traitement? Un patient diabétique qui refuse un examen de sa rétine ou une médication antidiabétique? Une stratégie consiste à « s’aligner, reconnaître et recentrer » (Figure 3).
Les patients qui veulent que les professionnels de la santé décident à leur place
C’est un mythe que tous les patients veulent que les médecins décident à leur place. Même si un certain pourcentage de patients préféreraient que le médecin prenne la décision, ce n’est pas là une raison d’éviter complètement la décision partagée. La plupart des patients apprécient la décision partagée, alors qu’un faible pourcentage préfèrent prendre la décision sans aide21. Le médecin est peut-être le spécialiste de la maladie, mais il faut se rappeler que le patient est expert dans la réalité de vivre avec la maladie (ou avec les conséquences des décisions prises).
Résolution du cas
Vous avez maintenant réfléchi sur ce qu’est et ce que n’est pas la décision partagée, et sur le moment où elle est justifiée et où elle ne l’est pas. Vous reconnaissez qu’il existe des situations où elle s’impose et d’autres où elle n’est pas nécessaire. Vous vous rendez compte que vous n’utilisiez pas cette approche dans vos discussions sur le dépistage, et que c’est dans ce contexte que de nombreuses recommandations conditionnelles la justifient.
Puisque des outils de transfert des connaissances sur plusieurs décisions en matière de dépistage22 sont facilement accessibles, vous jugez que c’est un bon point de départ pour commencer à utiliser la décision partagée. Vous utiliserez ces outils avant de demander la première mammographie d’une patiente ou si un patient s’informe du dépistage du cancer de la prostate23. Vous veillerez également à avoir des dépliants d’information pour les situations où la décision partagée n’est pas nécessaire (p. ex. bronchite, lombalgie aiguë)24,25.
Lorsque vous serez à l’aise avec l’approche, vous avez l’intention d’utiliser les des outils d’aide à la décision pour les décisions thérapeutiques courantes, comme le choix d’une médication pour le diabète ou d’un antidépresseur. Vous avez l’impression que ces approches seront faciles à mettre en place et vous veillerez à en parler à vos confrères et vos consœurs. Vous allez également réfléchir à la façon d’évaluer ce changement dans votre pratique d’une façon vous permettant de capturer des issues cliniques pertinentes26.
Notes
Points de repère
- ▸
▸ Bien que la décision partagée soit souvent sous-utilisée, elle est parfois utilisée dans des situations où elle ne devrait probablement pas l’être.
- ▸
▸ En général, il faut envisager la décision partagée lorsqu’ils existe au moins 2 options médicales valides présentant chacune un équilibre clinique entre les bénéfices et les préjudices potentiels (equipoise).
- ▸
▸ Lorsque la décision partagée n’est pas justifiée, le partage de l’information demeure une bonne pratique.
Footnotes
Intérêts concurrents
Tous les auteurs ont rempli les formulaires normalisés concernant les conflits d’intérêts de l’International Committee of Medical Journal Editors (accessibles sur demande auprès de l’auteur correspondant). Mis à part le travail soumis, le Dr Singh a déclaré avoir reçu des subventions de Merck Canada, des honoraires personnels de Pendopharm et des honoraires personnels de Ferring Canada. Les autres auteurs déclarent n’avoir aucun intérêt concurrent.
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the May 2020 issue on page 327.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada