Àmesure que l’ouïe baisse, notre perception de nombreux sons joyeux s’amenuise : le chant des criquets les soirs d’été, le bruissement des feuilles sous une douce brise, le chuchotement de nos êtres chers, la musique et les paroles d’une chanson. Parler au téléphone crée de l’angoisse plutôt que de nous être utile. Il faut des sous-titres à la télévision. La voix de nos petits-enfants devient impossible à déchiffrer. Puis, il y a le travail…
Les médecins utilisent tous leurs sens lorsqu’ils évaluent les patients. Entendre est essentiel pour faire l’anamnèse d’un patient ou parler avec lui au téléphone. Les sons de la toux, les bruits respiratoires et la qualité de la voix révèlent aussi des renseignements importants au sujet de la santé et de la maladie. Le stéthoscope, une icône de notre profession, est un outil précieux pour ausculter les poumons, le cœur, les gros vaisseaux et l’abdomen.
Qu’arrive-t-il aux professionnels de la santé qui perdent l’ouïe? Existe-t-il des stéthoscopes qui amplifient les sons pour les personnes qui souffrent d’une légère perte de l’audition mais n’ont pas encore besoin de prothèses auditives? Comment les personnes qui portent des prothèses auditives peuvent-elles utiliser un stéthoscope? Avant tout, quelle est la meilleure façon de préserver la compréhension des conversations à mesure que l’ouïe perd son acuité et que la dépendance envers la technologie augmente? Les conversations téléphoniques, les réunions, les conférences et les discussions sur le transfert des soins deviennent plus difficiles. En définitive, il faut se poser la question suivante : « Ma perte auditive nuit-elle aux soins à mes patients et à ma prise en charge médicale? » et « Est-il sécuritaire que je continue à exercer la médecine? »
Évaluation auditive
Bien que les ondes sonores situées entre 20 et 20 000 Hz constituent les limites absolues de la plage d’audibilité humaine, l’ouïe est la plus sensible entre 2000 et 5000 Hz, et les fréquences conversationnelles se situent entre 500 et 3000 Hz. Durant une évaluation auditive, l’audiométrie tonale mesure les seuils d’audibilité de différentes fréquences dans chaque oreille, et elle détermine la présence ou l’absence d’un déficit aux différentes fréquences en particulier. Les seuils d’audition1 (Tableau 1) désignent le plus bas niveau de son qui peut être entendu 50 % du temps à un certain volume, mesuré en décibels.
Seuils de la perte auditive
Les tests de discrimination vocale aident à préciser la déficience fonctionnelle en évaluant la compréhension des mots prononcés par la personne. Ensemble, ces tests aident les audiologistes à déterminer si une personne a besoin d’un dispositif d’amplification auditive.
Statistiques sur la perte auditive
La perte auditive arrive au troisième rang en prévalence dans les problèmes chroniques chez les aînés2. Cette prévalence augmente avec l’âge : 46 % des personnes âgées de 45 à 87 ans ont une perte de l’ouïe3. En 2017, on comptait 86 644 médecins au Canada4. Plus de 60 % de ces médecins avaient 45 ans ou plus5, ce qui donne à croire qu’au moins 43 000 médecins canadiens auraient un certain degré de perte auditive. Les données américaines corroborent cette prévalence6.
Bien qu’il existe 3 principaux types de perte auditive – neurosensorielle, conductrice ou mixte–, chez 90 % des aînés, cette perte est neurosensorielle7. Il s’agit d’une perte de l’ouïe graduelle et symétrique (principalement de la perception des hautes fréquences) qui s’aggrave dans les environnements bruyants.
Chercher de l’aide lorsque l’audition diminue
Les médecins, comme toutes les personnes dont l’ouïe diminue, sont souvent réticents à admettre le déclin de cette fonction sensorielle. Ils trouvent de plus en plus d’excuses pour avoir mal entendu, comme le bruit dans la pièce, la voix trop basse de l’interlocuteur ou la distraction. Graduellement, consciemment ou non, les médecins se trouveront des stratégies pour composer avec le problème8:
se fier aux signes visuels non verbaux pour trouver le sens des mots mal compris;
porter des lunettes pour aider à mieux entendre;
apprendre activement à lire sur les lèvres;
augmenter le volume du téléphone et du téléviseur;
dans les endroits bruyants, trouver un coin tranquille pour tenir une conversation;
dans les grandes salles de conférence, s’asseoir à proximité du conférencier pour entendre ce qu’il dit.
À un moment donné, soit à la suite d’une décision réfléchie, ou en réponse à l’encouragement d’un ami ou d’un partenaire, un test auditif est effectué, et les prothèses auditives deviennent une option thérapeutique. Dans la plupart des cas, l’examen est fait en raison de problèmes liés aux conversations (fréquences moyennes à aigües) plutôt qu’avec l’utilisation du stéthoscope (basses à moyennes fréquences). Même si le port d’aides auditives est courant, il est bien plus facile de les accepter comme normales chez quelqu’un d’autre. Les nouveaux utilisateurs peuvent se sentir mal à l’aise d’être maintenant visiblement différents, comme les personnes qui portent des lunettes pour la première fois. Pour minimiser cette « visibilité », la plupart des nouveaux utilisateurs choisissent de petits dispositifs intra-auriculaires. Il peut falloir du temps avant de s’habituer au port de prothèses auditives bilatérales, parce qu’elles causent souvent une sensation auditive d’occlusion. Cet effet de tunnel ne provoque pas seulement une sensation étrange, mais il peut aussi causer des céphalées, des sautes d’humeur et de la fatigue (je peux personnellement attester de ces symptômes). Certains utilisateurs novices achètent 2 appareils intra-auriculaires, mais n’en portent qu’un seul pour éviter l’effet de tunnel tout en améliorant l’ouïe. Cette pratique permet d’utiliser un stéthoscope normal sans avoir à enlever l’appareil.
Éventuellement, avec la détérioration de l’audition, il devient nécessaire d’avoir des prothèses auditives ayant une plus grande amplification et de meilleurs programmes. Les appareils contours d’oreille sont très épurés et, en réalité, très discrets. Ces ordinateurs minuscules ont des dômes en plastique souple qui sont placés dans les canaux externes des oreilles. Ils sont fenestrés (ouverts) ou pleins (fermés). Le dispositif fermé procure une amplification supérieure, mais il peut créer l’effet de tunnel et compliquer l’adaptation si l’audition des fréquences basses à moyennes est encore bonne. Un stéthoscope traditionnel avec des écouteurs à embout souple peut être utilisé avec une prothèse auditive avec fenêtre, parce qu’un léger positionnement permet d’enligner les ouvertures. Lorsque l’ouïe a baissé au point d’exiger un système fermé, le stéthoscope traditionnel ne peut plus être utilisé. À ce stade, les plus récents stéthoscopes numériques Bluetooth fonctionnent très bien avec des prothèses auditives Bluetooth haut de gamme.
Une progression plus avancée vers la surdité tonale ou une perte considérable de la discrimination des mots exige alors d’être évalué par un collège otorhinolaryngologiste (si ce n’est pas déjà fait), et d’envisager des implants cochléaires.
Conséquences professionnelles de la perte de l’ouïe
En dépit des efforts pour bien communiquer, du port d’excellentes prothèses auditives et de cours en lecture labiale, les utilisateurs d’aides auditives (moi, y compris) peuvent quand même vivre des journées où ils entendent mal et doivent demander souvent de répéter. Il peut s’agir d’un léger rhume ou de cérumen insoupçonné qui bloque partiellement un canal auditif ou les 2, ou encore simplement de la fatigue après une mauvaise nuit de sommeil. Même si les prothèses auditives aident réellement, elles ne peuvent pas ramener l’ouïe à la normale, étant donné que la sensibilité sensorielle fléchit progressivement, surtout dans les environnements bruyants.
En tant que médecin, le déficit fonctionnel de la perte auditive dépend en quelque sorte du type de pratique. Dans la plupart des milieux, on peut tenir des conversations bilatérales sans trop de difficultés. Il peut encore falloir de la patience et des demandes de précisions, mais l’information est comprise. Cela devient plus difficile dans les environnements achalandés et bruyants lorsque les décisions doivent être prises rapidement (p. ex. services d’urgence), ou lors de conversations avec des personnes qui ont un fort accent, une voix basse ou encore aigüe.
Au cours des 20 dernières années, mon travail à l’urgence de l’IWK Health Centre à Halifax (Nouvelle-Écosse) est devenu de plus en plus difficile à mesure que mon ouïe faiblissait. J’ai déployé des efforts additionnels pour me concentrer sur la lecture des lèvres, les expressions faciales, la posture corporelle, la gestuelle et le contexte de la conversation, que j’appelle collectivement des substituts de l’ouïe. Je suis devenu plus apte à diriger les entrevues de manière à obtenir les renseignements pertinents, mais ce degré de concentration continuelle pour recueillir une information exacte est fatiguant, et l’efficacité en souffre vers la fin du quart de travail. Le personnel infirmier et administratif m’a servi de lien pour les conversations téléphoniques inévitables avec les radiologistes, les consultants, les pharmacies et les parents; ce n’est pas l’idéal, mais cela fonctionne. En plus de me fier de plus en plus à la technologie et aux substituts de l’ouïe, j’ai dû demander à mes collègues des accommodements professionnels spéciaux durant la dernière année. Avant la COVID-19, j’avais réduit mon travail à 2 quarts par semaine, et je ne faisais plus de quart en solo ou à titre de responsable, parce que les téléphones, les accents et les bruits dans un milieu de traumatologie dépassaient mes capacités auditives, ce qui augmentait considérablement la possibilité d’une erreur médicale. Maintenant, à l’ère de la COVID-19 qui exige que tout le personnel et les membres de la famille portent le masque (ce que j’approuve de tout cœur), mes substituts de l’ouïe mentionnés précédemment ont disparu. Par conséquent, j’ai pris un congé et je prendrai probablement ma retraite prématurément.
Assistance
À l’heure actuelle, les médecins ayant une déficience auditive doivent suivre un cheminement en solitaire, sans ligne directrice ni assistance pour décider s’il est sécuritaire pour eux de pratiquer. La situation doit changer. Idéalement, les ordres de médecins provinciaux, l’Association médicale canadienne et même l’Association canadienne de protection médicale devraient être des sources de renseignements et de soutien pour les médecins atteints d’une perte auditive. Il serait utile d’avoir des conseils en ligne sur les personnes à consulter et sur les meilleurs types de prothèses auditives pour votre degré particulier de déficience de l’ouïe. Des professionnels qui évaluent vos besoins à la maison et au travail, des conseils sur les stéthoscopes, des soutiens téléphoniques et en TI (pour les appareils Bluetooth), et de l’information sur les cours de lecture labiale ou de langage des signes seraient très précieux. Il serait aussi nécessaire qu’on nous rassure en nous disant s’il est encore sécuritaire pour nous de pratiquer ou qu’on nous donne des conseils réalistes sur la décision de changer ou d’arrêter notre pratique, de même que des renseignements sur les crédits d’impôt pour personnes handicapées et sur l’assurance invalidité.
Le maintien au travail des cliniciens compétents et la protection de la sécurité des patients est un scénario gagnant sur toute la ligne. La demande d’un guichet unique d’information et d’aide n’est pas déraisonnable. De tels renseignements ne bénéficieraient pas seulement aux médecins à l’ouïe déficiente, mais aussi aux médecins qui soignent des patients ayant une déficience auditive. Sans évaluation, sans traitement et sans soutien social, toutes les personnes atteintes d’une perte auditive considérable, y compris les médecins, sont à risque d’isolement social, de dépression, de déclin cognitif et même de démence9.
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Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 476.
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