J’étais aux îles Malouines lorsque les frontières internationales ont commencé à se refermer et que le monde a accéléré sa descente vers l’ère du confinement, de la quarantaine et de la distanciation sociale imposée par l’infection au coronavirus 2019 (COVID-19). J’en étais à la cinquième semaine sur 8 d’un stage en tant que résident en médecine familiale à l’Hôpital King Edward VII Memorial (KEMH) à Stanley, la capitale des Malouines, dans le cadre d’un partenariat entre le Département de médecine familiale de l’Université Queen’s (Queen’s) à Kingston (Ontario) et le gouvernement des Malouines. Le programme offre aux résidents qui s’intéressent à la médecine rurale et éloignée une possibilité de travailler dans l’un des environnements les plus lointains du monde. Comme dans de nombreux milieux reculés, lorsque les patients viennent à l’hôpital, tout ce qu’ils ont, c’est vous. Il faut se débrouiller avec ce que l’on a, improviser au besoin, et s’adapter rapidement. L’incertitude est la normalité.
Le 15 mars, j’apprenais que j’allais être évacué. Le 20 mars, je suis revenu chez moi au Canada.
Voici comment l’histoire s’est déroulée.
L’isolement comme une aventure souhaitée
Les îles Malouines sont un petit archipel situé à près de 500 kilomètres à l’est de la pointe la plus méridionale de l’Amérique du Sud. C’est un territoire britannique autogouverné outre-mer, et l’une des régions habitées de la planète les plus éloignées. L’environnement est aride et presque vierge, et le temps est souvent à la grisaille et peu clément. Par ailleurs, la géographie et la faune attirent les explorateurs sur ses côtes depuis des siècles. Comme je suis vivement intéressé par la médecine rurale et éloignée et fasciné par les voyages vers de telles destinations, la possibilité de passer 2 mois à travailler aux Malouines comptait parmi les raisons pour lesquelles je voulais suivre à Queen’s ma formation comme médecin de famille.
Le 15 mars était un dimanche. Aucun bateau de croisière ne se trouvait dans l’avant-port de Stanley. Je revenais ce matin-là d’un séjour de 2 nuits sur l’île Carcass (Figure 1), dans les Malouines occidentales. Le nom, quoique peu invitant, vient du HMS Carcass, un navire britannique qui a effectué les relevés océanographiques du littoral des îles en 1766. L’attrait d’une visite à Carcass, comme c’est le cas pour de nombreuses îles périphériques des Malouines, réside dans sa faune. Des manchots papous et de Magellan se promènent librement, des centaines d’éléphants de mer sillonnent près des berges de l’île et une diversité d’oiseaux de proie épient chacun de vos mouvements. Tout près, sur l’île West Point, une colonie d’albatros à sourcils noirs demeure à l’abri de toute interférence humaine. Il n’y a pas de frais d’admission. La distanciation sociale ne signifiait rien de plus que de demeurer éloignés de quelques mètres de distance de la faune.
Piste d’atterrissage sur terre battue sur l’île Carcass
Descente dans l’auto-isolement
J’étais au courant de ce qui se passait mondialement. La Dre Rebecca (Beccy) Edwards, médecin hygiéniste en chef des îles Malouines, tenait presque chaque jour une séance d’information pour le personnel médical sur les préparatifs de l’hôpital et du gouvernement en vue de l’arrivée inévitable de la COVID-19. En soirée, j’étais habituellement chez moi à regarder le décompte de la hausse des décès en Italie, pendant que les autres gouvernements européens se hâtaient de protéger leurs citoyens. L’hémisphère occidental était à l’affût, et les îles Malouines étaient une évasion bienvenue.
La veille de mon départ de l’île Carcass, un ami résident au Canada m’avait suggéré d’envisager un retour prématuré. J’ai bien apprécié sa sollicitude, mais je ne voulais pas partir plus tôt. Quand aurais-je à nouveau une telle occasion? Je n’avais absolument pas réalisé, tandis que j’étais déconnecté sur l’île Carcass, à quel point le discours mondial, y compris au Canada, avait dramatiquement changé. En conséquence, le personnel administratif de Queen’s avait déjà commencé à mobiliser des ressources pour me ramener au pays. Le personnel était au courant que des restrictions sur les voyages étaient imminentes, mais incertain du moment où elles seraient décrétées ou de leur sévérité.
À mon retour de l’île Carcass à Stanley, le 15 mars, j’ai reçu un appel de Beccy au milieu de l’après-midi. Le ton de sa voix a révélé son soulagement à m’entendre répondre.
« Avez-vous lu vos courriels? », m’a-t-elle demandé.
« Non... »
« Queen’s s’est beaucoup inquiété à votre sujet et veut que vous retourniez au pays… avant que vous ne puissiez plus le faire. »
N’étant pas au fait de la nature rapidement évolutive des restrictions sur les voyages internationaux au cours des 48 dernières heures, je ne comprenais pas la gravité de la situation.
« Suis-je obligé? »
« Non, mais si vous restez, vous pourriez être contraint d’attendre plusieurs mois avant votre retour. Nous ne pouvons rien prédire. »
Étant donné que mon épouse était enceinte de 3 mois de notre premier enfant et que le monde baignait dans l’incertitude, je savais que je devais partir. Pourtant, une partie de moi voulait rester.
« Que devrais-je faire? », ai-je demandé.
La réponse était sans équivoque. « Partez. Il faut absolument partir! »
Par la suite, tout a bougé rapidement. Quelques heures après que j’eus donné mon assentiment, Queen’s avait coordonné mes vols et mon hébergement pour le voyage de retour, avec une escale au Brésil. Un message de mon directeur de programme à l’agence de voyages disait ceci : « Veuillez prendre les arrangements pour que Jamie revienne au pays dès que possible, avec le moins d’escales possible et aucune aux É.-U. Les frais de changements de réservations ne sont pas un problème. »
Le 17 mars, le Chili et l’Argentine avaient fermé leurs frontières. Le Royaume-Uni prenait des mesures pour rapatrier tout le personnel non essentiel de sa base militaire aux îles Malouines. Au KEMH, le personnel se préparait à envoyer tous les patients à risque élevé souffrant de comorbidités chroniques au Royaume-Uni pour qu’ils aient accès à des services spécialisés pendant les mois à venir. Le gouvernement des îles Malouines se préparait en vue d’un confinement, même en l’absence de cas confirmés. Je me suis dépêché de régler mes dossiers en suspens, et j’ai pris congé le dernier après-midi pour faire le trajet aller-retour de 5 heures pour me rendre là où se trouve une colonie éloignée de manchots royaux (Figure 2).
Manchots royaux
Mon vol à destination de São Paulo, au Brésil, était le dernier vol commercial à quitter les îles Malouines dans un avenir immédiat. Mon anxiété s’est accrue durant les 24 heures précédant le départ, parce qu’on parlait de la possibilité que le temps puisse clouer l’avion au sol, ce qui arrive souvent dans ces îles. L’ironie est subtile. J’étais venu aux Malouines pour trouver l’isolement, pour épouser leurs incertitudes et apprendre d’elles. Maintenant, je me démenais pour m’évader chez moi, vers un monde qui s’y plongeait.
Le 18 mars, mon vol est parti sans problème. Tous les sièges étaient occupés par des travailleurs saisonniers, surtout du Chili ou de l’Argentine, qui essayaient de retourner chez eux en passant par le Brésil; des travailleurs contractuels à long terme; et les derniers touristes, photographes professionnels et explorateurs, de retour de leurs expéditions aux îles de Géorgie du Sud et en Antarctique.
À São Paulo, il n’y avait pas beaucoup d’indices qu’une pandémie se déployait. Il n’y avait pas de signes ou d’annonces à l’aéroport qui préconisaient la distanciation sociale ou informaient le public sur la COVID-19. Quelques personnes portaient des masques; par ailleurs, il semblait que la majorité d’entre elles le portaient sous le menton, tandis qu’elles sortaient pour fumer une cigarette. Seule exception à la règle, au comptoir du vol d’Air China à destination de Barcelone, les masques étaient omniprésents et les préposés aux billets prenaient la température des passagers. Entre-temps, au comptoir d’Air Canada, personne ne prenait la température, peu de masques étaient portés et les gens attendaient en ligne, comme d’habitude, rapprochés les uns des autres. Le questionnaire sur les symptômes était distribué par Air Canada sans grande conviction.
Alors que j’attendais à la porte d’embarquement, j’ai eu le plaisir d’apercevoir un visage familier dans la foule, une collègue médecin de famille, la Dre Belle Song. J’avais rencontré Belle, 5 semaines auparavant, quand je suis arrivé à Stanley. Elle terminait la dernière semaine d’un contrat de 6 mois avec KEMH. Elle aussi avait participé au programme de médecine familiale de Queen’s et des îles Malouines il y avait 3 ans, lorsqu’elle terminait sa résidence. Elle avait passé les 4 dernières semaines à voyager au Brésil et, elle aussi, avait dû s’arranger au cours des 2 derniers jours pour revenir à São Paolo à la suite d’un changement de vol de dernière minute. Étant donné la fermeture des transports en commun et l’annulation des vols régionaux, elle avait dû se fier à la bienveillance d’étrangers pour parcourir un trajet de 15 heures la menant à l’aéroport. Lors de notre dernière rencontre, une accolade ou une poignée de main aurait été un geste naturel, mais maintenant, ce contact était tabou. Le vol de retour fut sans surprise; toutefois, les recommandations de distanciation sociale appropriée se sont révélées impossibles à respecter.
À la maison – le 26 mars 2020
Je suis maintenant en isolement à la maison. Je me considère chanceux d’être de retour au Canada et près de ma famille. Sans l’équipe de médecine familiale de Queen’s, je serais probablement encore à l’étranger.
Je passe mes journées en auto-isolement à me distraire en suivant une routine improvisée, à travailler pour éviter la monotonie d’être seul. Je suis disponible pour des consultations médicales auprès des patients de l’équipe de santé familiale de Queen’s, mais les appels se font rares, et les rendez-vous à la clinique sont étrangement peu nombreux. En soirée, je fais un appel vidéo avec ma conjointe, qui est allée habiter chez ses parents. J’essaie de la réconforter, lui disant que tout va bien aller. Elle s’inquiète des effets possibles de la COVID-19 sur sa santé et sa grossesse. Elle se demande quelles seront les répercussions des restrictions de la santé publique sur ma participation à sa grossesse. Puis-je l’accompagner aux rendez-vous périodiques et aurai-je accès à l’hôpital lorsque le travail commencera? Je ne sais pas. Je ne peux qu’accepter que l’incertitude soit la nouvelle norme et que le changement soit la seule constante garantie.
Et à cela, je m’adapte.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclare
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the August 2020 issue on page 612.
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