
J’ étais le médecin d’Alan à l’unité de traumatisme cérébral. En septembre, il est tombé, rien de grave, il a simplement glissé sous la pluie alors qu’il sortait les poubelles. Il faisait sombre; il n’a pas vu la flaque d’eau; il portait des chaussures usées. Il s’est levé et a continué. Mais en octobre, sa famille a commencé à remarquer qu’il oubliait plus que d’habitude : où il avait laissé ses clés, ce qu’il avait mangé pour dîner, et la fréquence à laquelle il échappait sa fourchette de la main droite. En novembre, d’abord ses phrases se sont raccourcies, puis ses pas. Et en décembre, il a recommencé à tomber, à vraiment tomber et là, il n’avait plus ni la force, ni l’élocution pour résister à sa famille qui insistait pour l’emmener à l’urgence. L’imagerie du cerveau a tout expliqué : une grosse tumeur frontale avec effet de masse considérable. Il a subi une neurochirurgie urgente, une infection intracrânienne subséquente, une autre opération, un délire postopératoire et enfin, un transfert à nos soins : la réadaptation pour favoriser le rétablissement neurologique—et moi, son médecin, pour surveiller et optimiser ce que je pouvais.
Il avait 78 ans, mais paraissait en avoir 60. Il était assis dans son lit, il portait des jeans et une chemise en flanelle. Ses yeux étaient déterminés, ses sourcils fournis laissaient deviner une grande sagesse. Une longue ligne de broches brillantes formait une courbe sur le côté gauche de son crâne enflé. Il y avait de la lecture partout—sur sa table, sur son lit, empilée sur le bord de la fenêtre : journaux, magazines, romans, cahiers. Des choses que je reconnaissais et certaines que j’avais lues : The Economist, Cat’s Cradle, le New England Journal of Medicine. Il tenait un crayon à la main.
« Je ne veux pas passer pour quelqu’un qui se plaint du service, a-t-il lancé avant même que j’aie eu le temps de me présenter, mais je suis très préoccupé par l’hôpital où je suis arrivé. Il y a, en quelque sorte, une totale déviation des soins personnalisés et axés sur le patient, et une prétention aberrante pour laquelle je ne trouve aucun fondement. »
Je lui ai offert la grande sincérité dont nous faisons tous preuve à l’égard des personnes déficientes : « Qu’est-ce qu’ils disent? »
« Ils pensent que j’ai un traumatisme crânien. »
Alan et moi prenions plaisir à nos conversations quotidiennes. Nous parlions des livres qu’il lisait, des voyages qu’il planifiait, de musique live. Il m’a montré des centaines de croquis qu’il a faits au crayon au fil des ans et qu’il conservait dans un vieux cahier en cuir que sa conjointe lui avait apporté de la maison. Il était particulièrement fier de son croquis de Bob Dylan. Et tous les jours, nous parlions de son traitement.
« Aujourd’hui, on ne m’a même pas offert de traitement. L’ergothérapeute? Elle m’a demandé de dessiner une horloge. Je me déplace sans canne, et elle me demande de dessiner une horloge.
« On m’a demandé ce que je ferais s’il y avait un incendie. Il n’y a pas d’incendie et j’attends mon traitement.
« Mon but? Sortir d’ici et retourner à ma pratique médicale. »
La conjointe d’Alan, apparemment près du même âge, avait aussi préservé son air de jeunesse. Elle marchait rapidement, se tenait bien droite, me parlait comme à un ami. Sa chevelure aux épaules était lisse et d’un gris assumé, du type que d’autres teignent, mais certainement pas elle. Le genre de chevelure qui attirait l’attention en l’absence d’autres signes manifestes de vieillissement. Mais après qu’elle eut emmené Alan à la maison pour une fin de semaine, quelque chose dans les rides autour de sa bouche témoignait de sa tristesse.
« Il y a eu des moments qui semblaient normaux. Nous avons eu une conversation. Regardé la télévision. Mangé du maïs soufflé. Mais le lendemain matin… J’ai d’abord pensé qu’il faisait la grasse matinée et ensuite qu’il était réveillé et relaxait. Mais les heures passaient et c’est devenu… plus bizarre, la façon dont il restait au lit, il ne faisait que rester là, il ne semblait pas être ennuyé, mais il ne relaxait pas vraiment non plus. Pas tant relaxer que… juste pas… eh bien, juste pas, juste comme absent. Je lui ai demandé s’il voulait s’habiller. Il a répondu oui, mais il n’a pas bougé. Comme s’il était présent pour me parler, mais absent à lui-même, sans savoir qu’il était celui qui devait être lui. J’ai dit : ̎OK, tu t’habilles ̎. Il a dit d’accord, mais n’a pas bougé. J’ai commencé à négocier, à le persuader. Mets ton bras gauche dans la manche, mets la brosse à dents dans ta bouche. Parfois, il semblait résister. Mais d’autres fois, il semblait qu’il était trop absent pour résister.
« Une fois qu’il a finalement été prêt, je lui ai demandé ce qu’il voulait faire. Il a dit qu’il voulait aller dans son bureau. Je l’ai guidé au sous-sol, à son bureau, et il est resté là. Pendant des heures. Juste assis dans son fauteuil, en regardant dans le vide. Sans relaxer, juste comme… absent. Je lui ai demandé s’il avait besoin d’aide. Il a dit non. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de Tolstoï. Il a répondu que Tolstoï était un crétin complètement fou qui était mort de toute façon. Je lui ai demandé ce qu’il faisait. Il était assis, juste assis, à ne rien faire, depuis des heures. Il m’a répondu qu’il travaillait à publier sa récente expérience à l’hôpital. »
Alan l’a regardée avec une sincère combinaison de condescendance et d’empathie : « Je me déplace sans canne. »
Puis il m’a regardé : « Il y a un concept supérieur d’individualité qui manque complètement à l’approche de votre équipe aux soins. On me demande tous les jours de participer à des tâches qui n’ont rien à voir avec les objectifs axés sur le patient. On me force à ressentir des symptômes que je n’ai pas, juste pour pouvoir les traiter. Je suis institutionnalisé plutôt que désinstitutionnalisé. Et en fait, on ne m’a offert aucun traitement auquel moi, le patient, j’ai consenti. »
Et il le pensait vraiment. Il m’a regardé et je l’ai regardé et j’ai vu ses yeux, si familiers, si personnels, des yeux qui ont l’habitude de voir ce que les autres ne voient pas. J’ai pensé aux patients qu’il avait vus durant sa vie—l’anxieux, l’agité, le psychotique, le malade. Lui aussi, a probablement traité des personnes atteintes de traumatisme crânien et d’esprit blessé; lui aussi a dû être patient et poli, en regardant ces êtres humains affaiblis de notre point de vue privilégié : tierce partie, vue d’oiseau, objectif, correct. Il y était tellement habitué, formé, imprégné, qu’on y croyait presque. Mais ce n’était pas réel. Son cerveau le limitait. Il ne faisait que paraître sensé, mais son intelligence était artificielle.
Footnotes
L’histoire du Dr Pelc lui a valu le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale 2020, commandité par la Fondation pour l’avancement de la médecine du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix rend hommage à la mémoire de la Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine familiale.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2021 issue on page 49.
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