En 2018, la Déclaration d’Astana sur les soins de santé primaires renouvelait les principes établis plus de 40 ans auparavant dans une autre ville du Kazakhstan, autrefois appelée Alma-Ata. Une bonne partie de la nouvelle vision était bien connue, mais il y avait un ajout notable : un avertissement que, sans action immédiate, les répercussions sur la santé du changement climatique continueront à mettre fin prématurément à des vies1.
En dépit de données probantes convaincantes et uniformes, les mesures prises pour s’attaquer aux liens entre le changement climatique, la santé et les soins de santé n’ont pas été proportionnelles à l’urgence et à la gravité du problème2. La population canadienne s’inquiète de plus en plus des conséquences négatives3. Dans une allocution devant l’Assemblée de la santé mondiale de 2020, le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé a affirmé que nous ne pouvions pas nous permettre des désastres répétés de l’envergure de la COVID-19 (maladie à coronavirus 2019), qu’ils soient déclenchés par une nouvelle pandémie ou par des dommages environnementaux grandissants4. Pour prévenir des préjudices plus importants causés par le changement climatique, un accent renouvelé sur les valeurs des soins primaires peut se révéler un changement salutaire dans la pratique.
Les impacts du changement climatique sur la santé au Canada
Le changement climatique désigne des déviations aux profils météorologiques à long terme, qui entraînent des événements extrêmes d’une fréquence, d’une sévérité ou d’une durée accrues5. Ces événements interagissent de manières complexes avec le monde physique et nos systèmes sociaux, ce qui contribue à des issues défavorables en matière de santé déjà évidentes aujourd’hui et dont on s’attend qu’elles s’accélèrent à l’avenir6,7. Nonobstant cette complexité, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui représente le consensus scientifique mondial, a fait valoir, avec un très haut degré de confiance, que les issues en santé seront massivement négatives8. Les activités humaines sont un moteur important du changement climatique et exacerbent aussi le problème connexe de la pollution de l’air9. En plus de produire des émissions de gaz à effet de serre (GES), la combustion des carburants fossiles a contribué, en 2015, à 17 574 décès évitables, selon les estimations au Canada, en raison de la pollution atmosphérique, soit plus que toutes les causes combinées de décès par blessures, accidents et traumatismes10,11.
On regroupe habituellement les voies menant aux effets sur la santé en 3 catégories : les effets directs des événements météorologiques, les effets indirects des systèmes naturels et les effets indirects médiés par des systèmes humains8. Parmi des exemples au Canada, on peut mentionner les liens avec les maladies vectorielles, la perturbation des services de santé, la maladie mentale, la migration des populations et la mortalité (Figure 1)12-19. Tout comme les fermetures dues à la COVID-19 ont interrompu les chaînes d’approvisionnement médical, les effets sociaux, économiques et environnementaux grandissants du changement climatique posent des risques majeurs pour la santé et la prestation des soins9,20,21.
Exemples simplifiés de voies reliant les expositions au changement climatique et les issues en santé et exemples canadiens : Les effets directs et indirects sont médiés par des systèmes naturels et humains.
Un certain nombre de facteurs favorisent la résilience au changement climatique au Canada, comme un revenu national élevé, de degrés élevés de préoccupation et d’éducation dans la population, et l’assurance maladie universelle. Pourtant, nul n’est à l’abri, et les personnes qui vivent dans la pauvreté ou avec une maladie chronique sont parmi les plus susceptibles d’être affectées8,17,22. De nombreux membres des Premières Nations, Métis et Inuits vivent des disparités persistantes sur le plan de la santé et une marginalisation socioéconomique intergénérationnelle19,23. Étant donné leurs relations étroites avec la terre, les peuples autochtones sont souvent les premiers à ressentir les effets de la dégradation environnementale sur la santé. Dans son ensemble, le changement climatique causera des torts disproportionnés aux personnes qui y ont contribué le moins et qui ont le moins tiré profit des activités qui ont altéré le climat7,22.
Comment les soins de santé contribuent-ils au changement climatique?
Le système de santé canadien est un grand émetteur de GES; il rivalise sur ce plan avec les grands secteurs économiques comme l’aviation24. Les médicaments représentent la catégorie polluante la plus importante, produisant plus du quart des GES émis par le secteur de la santé24. Les émissions des entreprises pharmaceutiques pourraient être attribuables à une forte consommation, surtout de médicaments communément prescrits, ou à de puissants effets nuisibles au climat dans l’atmosphère, comme ceux causés par les propulseurs de médicaments25. Par exemple, les différents dispositifs d’administration des bronchodilatateurs inhalés peuvent avoir une empreinte carbone extrêmement différente (Figure 2)25,26.
Émissions estimées de GES par les inhalateurs de poudre sèche, les inhalateurs doseurs et la conduite d’une automobile
Le système de santé du Canada, comparé à ceux de pays qui ont des résultats sanitaires semblables, enregistre des émissions élevées de dioxyde de carbone par habitant (Figure 3)27,28. Les différences s’expliquent en partie par les sources d’électricité, la densité de la population et les variations dans les mesures : des facteurs qui ne sont pas directement modifiables par le secteur de la santé27. Par ailleurs, certains systèmes de santé déploient des efforts concertés pour réduire les émissions qui relèvent de leur contrôle29. Plus particulièrement, le service national de santé publique de l’Angleterre améliore la durabilité au moyen de modèles de soins novateurs, de la technologie et de changements de comportements. Entre 2007 et 2017, l’institution a réduit de 18,5 % ses émissions de dioxyde de carbone en dépit d’activités cliniques accrues30.
Comparaison des émissions attribuées aux secteurs nationaux de la santé en 2014
Comparés au Canada et au Royaume-Uni, de nombreux pays à faible et moyen revenu ont moins de ressources pour s’adapter au changement climatique et, pourtant, ils en ressentent les plus fortes répercussions. Mondialement, l’exposition à la chaleur, l’insécurité alimentaire et les maladies vectorielles menacent des centaines de millions de personnes12. Les changements liés au climat dans la migration mondiale et les tendances épidémiologiques, en plus des perturbations dans la productivité de la main-d’œuvre, le transport, les chaînes d’approvisionnement et l’utilisation des terres, peuvent aussi avoir des effets indirects d’envergure sur la santé et les soins de santé dans les pays à revenu plus élevé, y compris le Canada9,12. L’examen de cet accès inégal à la jouissance complète de la santé dans le contexte des valeurs des soins primaires peut offrir des pistes de solution menant à des stratégies de changement.
Notre responsabilité d’agir
La responsabilité sociale est devenue un devoir reconnu des cliniciens des soins primaires et de toutes les professions de la santé pour répondre aux besoins changeants et aux défis émergents de la population au Canada31. Contrairement aux objectifs de promotion et de protection de la santé, les émissions de GEF du système de santé sont associées à des préjudices en aval évitables et croissants30. Puisque les effets secondaires environnementaux nuisent aussi à la main-d’œuvre, à l’infrastructure et à la santé personnelle, la gestion de la pollution liée aux soins de santé répond à la panoplie complète des intérêts personnels, professionnels et sociétaux.
Les soins primaires, et le système de santé en général, ont la capacité de stimuler l’action grâce à leurs liens profonds avec la vie des gens, à leur participation au grand marché de l’emploi et des achats, et à leur position de chefs de file de confiance dans l’établissement de programmes7. Même si les mandats et les ressources nécessaires à l’action venant des organes de gouvernance ne sont pas encore complètement en place, nous avons déjà la capacité d’agir rapidement par l’entremise des structures existantes, tout en plaidant pour des solutions stratégiques et des outils adéquats. L’omission d’agir de manière significative pour lutter contre le changement climatique menace la viabilité des services de santé de grande qualité en raison des perturbations de l’économie et des infrastructures12,22. Que nous tentions délibérément de relever ces défis ou non, nos systèmes de santé contribuent au problème du changement climatique et risquent d’en subir les conséquences.
Les relations complexes entre le changement climatique et la santé nécessitent une approche adaptative à multiples facettes. Les actions gouvernementales, notamment la tarification du carbone, la réglementation et les investissements dans les énergies renouvelables, peuvent constituer des interventions robustes pour limiter la hausse du réchauffement, mais elles doivent s’accompagner d’efforts de la part d’acteurs essentiels, y compris les établissements et les professionnels de la santé, pour atténuer les préjudices existants et prévus (Figure 4)12,30. Certaines politiques, comme l’élimination progressive du charbon, peuvent avoir des bienfaits en temps réel pour la santé12. Selon la façon dont elles sont mises en œuvre, ces approches pourraient nécessiter des ressources additionnelles, impliquer une réorientation des ressources existantes ou engendrer une réduction des coûts. Si l’on tient compte des gains en matière de santé, l’atténuation du changement climatique entraînerait probablement un important bénéfice net dans l’ensemble32.
Modèle conceptuel des soins primaires dans la durabilité du système de santé
Les soins primaires, en tant qu’effectif médical le plus nombreux, qui ont un engagement holistique envers la santé des patients durant le cycle complet de la vie, ont un intérêt particulier à rechercher les avantages indirects pour la santé, à prévenir les préjudices et à intervenir pour appuyer le bien-être au-delà des services médicaux33. Les rôles potentiels des soins primaires pour avoir un impact sur le changement climatique peuvent être examinés selon les macro, méso et micro paramètres de la responsabilité sociale31.
Macro : les politiques pour tirer profit des avantages connexes
Les plaidoyers en faveur d’approches qui intègrent la santé dans toutes les politiques publiques peuvent s’attaquer aux racines interconnectées d’un mauvais état de santé et du changement climatique34. Si on adopte plutôt la prévention ou la prise en charge plus précoce de la maladie, on peut diminuer l’intensité des soins nécessaires pour maintenir ou restaurer la santé. Par exemple, les habitudes alimentaires recommandées dans le Guide alimentaire canadien ou les politiques qui encouragent le transport actif aideront probablement à prévenir les maladies chroniques et la mortalité prématurée, tout en abaissant les émissions de GES7,35. Il est nécessaire de cibler les déterminants sociaux et structurels de la santé pour limiter les répercussions inéquitables du changement climatique, notamment en priorisant les besoins des populations à plus grand risque, en s’attaquant aux injustices historiques et actuelles, en soutenant des transitions économiques justes et en réduisant les iniquités en santé23,36,37. Les plaidoyers et les changements aux politiques doivent se faire en partenariat avec les groupes les plus à risque, dont plusieurs contribuent déjà aux connaissances et au leadership essentiels31.
Méso : l’accent sur la durabilité dans l’éducation et la promotion de la santé
Les professionnels de la santé, et surtout les cliniciens des soins primaires, sont des sources fiables d’information pour leurs communautés et sont expérimentés dans la discussion d’enjeux complexes38. Il est bien connu que la présentation du changement climatique en des termes liés à la santé est une stratégie de communication efficace pour aider les patients et les professionnels de la santé à conceptualiser ce phénomène comme étant proéminent dans leur vie39. La plupart des gens reconnaissent que le changement climatique est une menace, mais ils n’apprécient pas ses risques pour leur propre santé; la description des effets sur la santé peut combler cette lacune psychologique40. À cette fin, les facultés de médecine au Canada commencent à inclure le changement climatique dans les cursus41. Comme prochaine étape, les programmes universitaires de médecine familiale peuvent intégrer dans la formation et le développement continu des concepts qui préconisent des changements favorables à la durabilité dans les pratiques.
Micro : l’innovation dans l’amélioration de la qualité et la prestation des soins
Des modèles de soins novateurs peuvent répondre à des besoins insatisfaits, tout en réduisant simultanément l’utilisation inutile de ressources. Durant la pandémie de la COVID-19, la transition rapide vers les soins virtuels a élargi un modèle qui peut régler les problèmes posés par la répartition géographique et les iniquités dans l’accès par les communautés éloignées42. D’autres interventions peuvent combiner la centralité du patient avec une meilleure intégration entre les soutiens cliniques et communautaires. Par exemple, « les prescriptions sociales » sont une pratique émergente; elles établissent des liens entre les patients et des activités communautaires, comme le bénévolat, les groupes d’entraide pour les dépendances et les expériences dans la nature43,44. Des projets préliminaires se sont révélés prometteurs pour améliorer le bien-être, tout en éloignant les patients de soins plus intensifs, et ils présentent des possibilités de recherches plus poussées pour en évaluer l’efficacité. Enfin, des initiatives d’amélioration de la qualité visant à éviter une utilisation inutile des ressources ou qui engendre du gaspillage sont déjà bien connues. Des recommandations nationales à l’intention des médecins de famille, des infirmières praticiennes et des patients indiquent les imageries, les prescriptions et les analyses de laboratoire qui ne devraient pas être faites45. Si elles sont suivies, ces pratiques favorisent de manière inhérente la durabilité financière et environnementale, et économisent du temps, de l’argent et des émissions.
Conclusion
Tout comme il n’existe pas de niveau « sécuritaire » de propagation de la COVID-19, il n’y a pas de degré sécuritaire de réchauffement planétaire. Le fardeau de l’inaction face au changement climatique sera désastreux pour la santé et les systèmes de santé12. Peu de délégués à Astana auraient pu anticiper la tragédie mondiale de la COVID-19, mais la souffrance profonde et « presque certaine » causée par le changement climatique est clairement à l’horizon. À titre de plus grand segment des professionnels médicaux au Canada et de praticiens des soins de santé ayant les liens les plus étroits avec les patients, les cliniciens des soins primaires peuvent jouer un rôle pivot dans la prévention, la réduction des préjudices et le traitement des effets dommageables pour la santé du changement climatique.
Footnotes
Intérêts concurrents
Le Dr Edward Xie a reçu une compensation financière comme codirecteur du corps professoral sur le changement climatique et la santé au Département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto. La Dre Courtney Howard est membre du conseil d’administration de l’Association médicale canadienne et de la Global Climate and Health Alliance. Elle a reçu une compensation financière du Lancet Countdown. Le Dr Sandy Buchman n’a pas d’intérêts financiers concurrents. Mme Fiona A. Miller dirige le Centre for Sustainable Health Systems, une unité universitaire qui mise sur les données probantes pour soutenir des pratiques et des politiques durables, de même que CASCADES, une initiative nationale financée par Environnement et Changement climatique Canada pour appuyer les actions et la sensibilisation liées au climat dans les soins de santé.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2021 issue on page 725.
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