On s’attend à ce que le nombre de personnes vivant avec la démence atteigne près du double au Canada1 et dans le monde2 d’ici 2030, ce qui fait de la condition une priorité de santé publique2. En 2012, l’Organisation mondiale de la Santé recommandait que les gouvernements élaborent des plans pour mieux aborder les principaux enjeux liés à la démence, au chapitre, entre autres, de la sensibilisation, du diagnostic en temps opportun, de la qualité des services de santé et du soutien aux aidants2. Par conséquent, de nombreux pays et régions ont mis sur pied des plans d’action pour faire face à la maladie d’Alzheimer3.
Les débats persistent sur la question de savoir lesquels, entre les soins primaires et les soins spécialisés, devraient prendre en charge la démence. Certains plans pour la maladie d’Alzheimer confient la principale responsabilité de s’occuper des patients atteints de démence aux spécialistes, comme les plans de la France, de l’Angleterre et de l’Espagne, pays où les médecins de famille ne posent pas le diagnostic de démence et ne la prennent pas en charge4-7. D’autres plans, comme ceux de l’Australie, de la Belgique, de la Finlande, du Danemark et du Canada (et de certaines provinces canadiennes), recommandent que, dans la plupart des cas, les cliniciens de soins primaires assument la responsabilité de la prise en charge des soins aux patients atteints de démence, du diagnostic au traitement et au suivi, avec l’aide de services spécialisés.
Malgré l’intérêt grandissant pour l’élaboration et la mise en œuvre de plans Alzheimer en soins primaires, nous n’avons pas d’aperçu complet de leur impact sur la qualité des soins, en raison, en partie, de l’incertitude entourant les connaissances, les attitudes et les pratiques (CAP) des professionnels des soins primaires. Plus précisément, on ne sait pas très bien si les médecins de famille et les infirmières sont bien préparés pour prendre en charge les patients atteints de démence8,9. En première ligne, les difficultés que posent les soins aux patients vivant avec la démence sont influencées par divers facteurs, dont le cadre de travail, les modes de rémunération et la formation, pour n’en nommer que quelques-uns, mais certains croient que de nombreux cliniciens de soins primaires ne sont pas bien préparés, ne sont pas confiants et sont même réticents à soigner de tels patients dans leurs pratiques10,11, et que, selon les différences géographiques dans les ressources (p. ex. la formation, le soutien et la rémunération), ils préfèrent demander immédiatement une consultation à des spécialistes pour leurs patients.
Évaluation de la mise en œuvre du Plan Alzheimer du Québec
Au Canada, une stratégie nationale sur la démence a été instaurée en 2019 pour répondre aux besoins des personnes vivant avec la démence et de leurs aidants12. Cette stratégie concorde avec une série de recommandations canadiennes qui ancrent les soins pour la démence dans les soins primaires13-15. Avant ce rapport, plusieurs provinces avaient élaboré des plans16. En 2009, le Québec comptait parmi les premières à concevoir un plan exhaustif intégré dans les soins primaires17. En 2014, le ministère de la Santé et des Services sociaux de la province a lancé une mise à l’essai dans 42 cliniques de soins primaires interdisciplinaires, connues sous le nom de groupes de médecine familiale. En 2016, ce plan a été mis en œuvre dans tous les groupes de médecine familiale de la province, comme l’ont décrit Arsenault-Lapierre et ses collègues18.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux a confié un mandat à notre équipe Recherche en organisation des services sur l’Alzheimer, qui visait à évaluer l’implantation du Plan Alzheimer du Québec dans les cliniques où ce plan avait été mis à l’essai, de même que son impact sur la qualité des soins aux patients vivant avec la démence19,20. Ce projet présentait une excellente occasion d’évaluer les CAP des cliniciens de soins primaires, ainsi que le Plan Alzheimer du Québec. Pour ce faire, nous avons élaboré et validé 2 questionnaires, l’un pour évaluer les CAP des médecins de famille et l’autre, les CAP des infirmières et des autres professionnels de la santé21,22. En résumé, les réponses à chacun des questionnaires ont été cotées sur une échelle de Likert (selon laquelle un chiffre plus élevé signifie un accord plus grand) et regroupées en 5 facteurs pour les médecins de famille et en 4 facteurs pour les infirmières et les autres professionnels de la santé. Le score pour chaque facteur représente la moyenne des réponses aux questions en cause, présentée sous forme de score sur 100. Les résultats de ces questionnaires, recueillis auprès des cliniciens de 38 groupes de médecine familiale (2 des 42 cliniques se sont retirées du Plan Alzheimer du Québec et 2 autres ont refusé de participer à la recherche), nous permettent de remettre en question la notion préconçue selon laquelle les cliniciens de soins primaires sont mal préparés, ne sont pas confiants et sont réticents à soigner les personnes de leurs cliniques qui vivent avec la démence.
Les réponses des cliniciens concernant les soins pour la démence
Les questionnaires ont été envoyés à tous les cliniciens de chacune des cliniques, sans égard à leur admissibilité (p. ex. travailler au moins 1 journée par semaine à la clinique et voir des patients plus âgés). Nous avons estimé le taux de réponse en nous fondant sur les questionnaires qui nous ont été retournés et reconnus comme étant inadmissibles21. Au total, 369 médecins de famille admissibles nous ont renvoyé un questionnaire rempli (un taux de réponse estimé à 68 %). Les médecins de famille ont signalé des attitudes positives à l’endroit des soins pour la démence (p. ex. « Je crois qu’en présence de symptômes, le diagnostic précoce de la démence est important »), des compétences et des connaissances perçues en soins pour la démence (p. ex. « Je crois avoir les habiletés voulues pour poser un diagnostic de démence »), des attitudes favorables envers la collaboration avec les infirmières et les autres professionnels de la santé dans la gestion des soins pour la démence (p. ex. « Je crois que ma collaboration avec une infirmière ou un autre professionnel de la santé dans mon équipe est essentielle pour élaborer des plans de soins pour les patients vivant avec la démence »), et de bonnes pratiques concernant l’évaluation cognitive (p. ex. « Je vérifie la présence d’une déficience cognitive chez mes patients qui se plaignent de problèmes de mémoire ») (Figure 1). Par ailleurs, les médecins de famille ont attribué un score plus faible aux attitudes à l’égard du Plan Alzheimer du Québec (p. ex. « Je crois que les changements proposés par le Plan Alzheimer me seront bénéfiques : ils m’aideront à mieux faire mon travail ») par rapport aux scores accordés aux autres facteurs. En examinant ce score de plus près, nous avons observé un score moyen plus bas pour la question liée à une formation suffisante durant la mise en œuvre du plan (Figure 2).
Les infirmières et les autres professionnels de la santé nous ont fait parvenir 144 questionnaires remplis (parmi ces 144 répondants, 83 % étaient des infirmières, 9 % étaient des travailleurs sociaux et 8 % étaient d’autres professionnels de la santé comme des pharmaciens, des inhalothérapeutes, des physiothérapeutes, des techniciens en aide sociale et des ergothérapeutes). Le taux de réponse estimé pour les infirmières et les autres professionnels de la santé se situait à 69,5 %. Ils ont démontré des attitudes positives envers les patients atteints de démence et leurs aidants (p. ex. « Je crois que plusieurs choses peuvent être faites pour améliorer la qualité de vie d’un patient vivant avec la démence ») et ont signalé des degrés élevés de soutien perçu venant des ressources communautaires, comme les sociétés de la maladie d’Alzheimer (Figure 3). Cependant, par rapport aux scores attribués à d’autres facteurs, ils ont rapporté des degrés plus faibles de compétences et de connaissances perçues en soins pour la démence (p. ex. « Je crois que j’ai les habiletés voulues pour reconnaître la déficience cognitive »). Enfin, ils ont aussi accordé un score plus bas aux attitudes à l’égard du Plan Alzheimer du Québec (p. ex. « Je comprends la vision et les valeurs du Plan Alzheimer du Québec »). Comme les scores attribués par les médecins de famille, ceux des infirmières et des autres professionnels de la santé étaient plus bas à la question concernant la formation suffisante durant la mise en œuvre du plan (Figure 4).
Discussion
Les réponses des cliniciens de soins primaires à nos questionnaires ont démontré que les médecins de famille, les infirmières et les autres professionnels de la santé qui avaient participé à la mise en œuvre du Plan Alzheimer du Québec avaient des CAP bonnes ou positives concernant les soins pour la démence et le Plan Alzheimer du Québec. Ces scores portent à croire que les cliniciens de soins primaires sont intéressés au diagnostic et à la prise en charge des soins pour la démence dans leurs pratiques, et qu’ils ont des attitudes positives à cet égard. Ces résultats concordent non seulement avec les recommandations canadiennes13,14, mais aussi avec les données probantes voulant que les patients valorisent généralement la continuité des soins23, et pourraient préférer recevoir le diagnostic et leurs traitements de leur médecin de famille24-26.
Le Plan Alzheimer du Québec utilisait une stratégie à multiples facettes pour aborder les soins primaires de la démence27, notamment : des ressources cliniques, financières et en gestion du changement; le recours à des équipes multidisciplinaires; de même que de la formation et de l’encadrement en soins pour la démence. Cette approche exhaustive a réussi à améliorer les soins pour la démence28. Nos résultats font valoir que la réussite du plan pourrait avoir été alimentée par les attitudes positives des cliniciens à l’égard des soins pour la démence. Par ailleurs, des attitudes positives ne suffisent pas, parce que les cliniciens ont indiqué qu’ils croyaient avoir besoin de plus de formation et d’encadrement pour changer leurs pratiques à long terme.
Les réponses reçues des cliniciens font valoir que les décideurs doivent investir davantage dans la formation lorsqu’ils implantent une stratégie pour la démence. L’idée n’est pas nouvelle; diverses études ont soutenu que la formation est importante pour améliorer la qualité des soins29-31. Dans l’élaboration et la mise en œuvre de plans Alzheimer, les organisations de santé et les décideurs doivent intervenir et fournir aux cliniciens plus de formation liée directement à la démence pour veiller à ce qu’ils ne soient pas seulement disposés à assumer les soins des personnes vivant avec la démence dans leurs cliniques, mais aussi qu’ils soient bien préparés. Les cliniciens de soins primaires doivent ressentir qu’ils ont reçu assez de formation pour dispenser la majorité des soins à leurs patients atteints de démence. Pour déterminer la quantité et le genre de formation nécessaires, les décideurs et les autorités sanitaires devraient travailler en étroite collaboration avec les cliniciens de soins primaires pour concevoir le cursus et faire en sorte que les cliniciens participent à la formation32.
Les résultats de notre étude évaluant les CAP des cliniciens ayant participé au Plan Alzheimer du Québec font valoir que leurs attitudes à l’endroit de la prestation des soins pour la démence sont positives et qu’ils sont réceptifs, mais qu’ils bénéficieraient de plus de soutien et de formation, comme il l’a été signalé dans des études antérieures33. Ces résultats sont importants, parce que divers plans nationaux et provinciaux mettent l’accent sur les soins primaires pour dispenser les soins pour la démence. De fait, les recommandations canadiennes ont préconisé les soins primaires comme fondement sur lequel améliorer davantage les soins pour la démence34.
Footnotes
Remerciements
Ces travaux ont été soutenus par le Fonds de recherche du Québec - Santé et par le Consortium canadien en neurodégénérescence associée au vieillissement. Le Consortium canadien en neurodégénérescence associée au vieillissement est financé par une subvention des Instituts canadiens de recherche en santé au moyen de fonds venant de divers partenaires.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2021 issue on page 731.
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