En 2019, la Cour suprême du Canada rendait sa décision dans l’affaire Canada c. Vavilov1, un arrêt qui confirmait la citoyenneté de 2 enfants nés au Canada de parents espions russes et, du même coup, remaniait discrètement la relation entre les médecins et leurs ordres de médecins (désignés ci-après les collèges). Dans l’une des causes de droit administratif les plus importantes de cette décennie, la Cour suprême a réformé la façon dont les décisions prises par certains organismes gouvernementaux sont évaluées lorsqu’un appel a été interjeté. Pour le pourcentage annuel des médecins (5 à 10 %)2,3 qui font l’objet d’une plainte à leur collège, les collèges doivent désormais respecter une nouvelle norme dans leur processus décisionnel, et quelques rares décisions ont maintenant une voie menant à un règlement plus sensé des appels. L’on s’attend à ce que cette révolution tranquille entraîne une uniformité et une transparence accrues dans notre autoréglementation professionnelle.
Questions de droit contre questions de fait
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut comprendre un concept juridique fondamental : la différence entre les questions de droit et les questions de fait. Dans une cause pour meurtre, la question de savoir si la personne A a fait feu sur la personne B est une question de fait. Le jury entend les éléments de preuve et décide si la situation s’est produite ou non. La question de savoir si un coup de feu tiré en légitime défense vous empêche d’aller en prison est une question de droit. La règle ne s’applique pas spécifiquement à cette affaire; elle est généralisable. Dans le monde de la médecine, la question de savoir si, disons, le Dr X a publié des gazouillis préconisant l’ivermectine pour traiter la COVID-19 (maladie à coronavirus 2019) est une question de fait. La question de savoir s’il est professionnel pour un médecin de tweeter de l’information erronée à propos de la CO-VID-19 est une question de droit. En règle générale, avant l’affaire Canada c. Vavilov, il était techniquement possible d’en appeler des décisions des collèges sur des questions de faits et de droit, mais elles étaient presque toujours confirmées.
Pour les questions de fait, il est établi et toujours de mise que le meilleur organisme pour décider si un acte a été posé est celui qui a entendu les témoins et examiné les éléments de preuve. Autrement dit, les collèges ont, et continueront d’avoir, pratiquement le dernier mot dans la décision déterminant si un médecin a ou non respecté un standard de soins en particulier.
Par ailleurs, les questions de droit sont une tout autre chose. Avant ce cas de jurisprudence, la Cour suprême avait enjoint aux cours d’appel de s’en remettre à l’expertise. La justification était que les médecins sont des experts dans leur propre profession et que les tribunaux sans formation médicale ne doivent pas se mêler de cette réglementation. Les tribunaux étaient enjoints de se limiter à demander si la décision se situait dans les limites d’une gamme d’issues possibles et acceptables qu’il est possible de défendre4. Dans l’affirmative, les juges titulaires étaient dans l’obligation d’accepter les décisions des collèges, même s’ils croyaient qu’elles étaient fondées sur une interprétation abusive, ou même incohérente de la loi. De nombreuses décisions incorrectes sont, dans une certaine mesure, défendables. Sans surprise, les appels favorables sont rares.
Pourquoi l’arrêt Canada c. Vavilov est-il important pour les médecins?
Cet arrêt de la Cour suprême a des répercussions considérables sur les médecins. Les 20 dernières années ont été la scène d’une augmentation massive, au-delà des frontières traditionnelles, de la latitude avec laquelle les collèges étaient disposés à réglementer. Par exemple, des messages politiques disgracieux sur Facebook5, des appels au service d’urgence médicale comportant de l’information désobligeante6, des causes dans lesquelles le médecin a été acquitté7 ou renvoyé8, des ragots en ligne9 et des courriels hargneux10 ont tous été considérés par l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario comme relevant de sa compétence en matière de réglementation. Que la profession croie ou non que ces domaines tombent sous la compétence des collèges en matière de réglementation, la réalité est que ces instances ont eu une discrétion relativement absolue pour établir les limites de leur juridiction.
En outre, de nombreux médecins ont vu leur avocat argumenter des questions complexes de droit devant un jury composé de membres du public et de collègues médecins, dont plusieurs n’étaient probablement pas formés en droit. Des questions comme la possibilité qu’une enquête d’un collège ait enfreint le droit d’un médecin à une protection contre toute fouille ou saisie abusive en vertu de la Charte canadienne des droits et liberté11, le devoir d’un collège de former un tribunal de discipline bilingue pour un médecin francophone12, l’admission de nouveaux éléments de preuve13 ou le droit d’un médecin au silence devant le tribunal du collège14 ont toutes fait l’objet de décisions par les jurys des collèges.
Avant l’arrêt Canada c. Vavilov, même si des interprétations meilleures ou plus plausibles de la loi étaient disponibles, en autant que ces décisions soient raisonnables, elles étaient confirmées en appel devant une cour de révision. Par ailleurs, dorénavant, dans les provinces où la loi l’oblige et pour certaines questions de droit importantes, il est possible d’en appeler devant les tribunaux d’une décision sur une question de droit pour savoir si le collège a décidé correctement plutôt que simplement de manière raisonnable. Pour les médecins confrontés à des mesures disciplinaires pouvant nuire à leur carrière, le fait de savoir que la cour peut réviser certaines parties de la décision d’un collège en demandant si elle était « correcte » et non seulement « assez correcte » sera un puissant incitatif pour croire en l’équité du système.
La Cour suprême est allée plus loin. Dans le cas des questions pour lesquelles la décision du collège n’avait qu’à être raisonnable, la barre a été rehaussée quant aux exigences. Les décisions doivent maintenant être généralement uniformes et clairement justifiées, et prendre en compte les éléments soulevés par les 2 parties. Pour qu’une décision soit clairement confirmée, les collèges devraient aussi démontrer qu’ils ont écouté les 2 parties, interprété leurs propres règlements avec une certaine uniformité et pris en considération les répercussions potentielles de leur décision1.
Cet arrêt a pour conséquence possible qu’à l’échelle nationale, les collèges seront encouragés à publier des décisions plus complètes. Par exemple, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Nouveau-Brunswick, les décisions publiquement accessibles sont souvent peu étoffées dans leur justification par rapport à celles prises en Alberta et en Saskatchewan15,16. Il arrive souvent que des éléments clés d’une décision, comme le nom du médecin, les faits allégués, la justification des mesures disciplinaires et les références aux précédents, ne soient pas indiqués ou qu’ils soient caviardés17,18. Cela rend difficile pour la profession d’utiliser des décisions disciplinaires comme des occasions d’enseignement au lieu d’en faire de simples mesures punitives. Pour de nombreux médecins dans leurs premières 5 années de pratique, les décisions des collèges représentent une occasion d’en apprendre sur les exigences de la profession, dans les zones grises non explorées durant les études de médecine ou la résidence. En outre, si les décisions sont peu détaillées, il est difficile pour les collèges de démontrer qu’ils se sont acquittés de leur devoir de protéger la population. Si une justification plus étoffée des décisions est exigée, la confiance des médecins et du public envers l’autoréglementation sera accrue.
Une plus grande transparence permettra aussi aux collèges provinciaux de normaliser davantage les principes éthiques et le traitement réservé à la conduite non professionnelle. Cela serait particulièrement notable dans le domaine de l’inconduite sexuelle, qui peut entraîner la révocation automatique du permis d’exercer la médecine dans certaines provinces, et des suspensions relativement courtes dans d’autres, même dans le cas de mesures disciplinaires répétées. La normalisation entre les collèges pourrait aider à clarifier certains résultats, comme les raisons pour lesquelles l’insémination de 5 femmes avec du sperme d’un père biologique non choisi s’est conclue par une suspension de 2 mois dans une province19, tandis que dans une autre, un câlin inapproprié à une patiente s’est soldé par une suspension de 3 mois20, et que l’accès abusif à des renseignements personnels sur la santé s’est traduit par une suspension de 6 mois dans une 3e province21. Il est à espérer que la cohérence dans les décisions atténuera l’anxiété chez les médecins grâce à la détermination de principes et d’attentes plus clairs.
Conclusion
Peu de choses causent plus de stress au début de la carrière d’un médecin que la crainte de recevoir une plainte du collège. L’étendue grandissante du champ de compétence, l’imprévisibilité de la prise de décisions et l’incohérence dans les principes d’une région à l’autre du pays ont exacerbé cette anxiété. Parmi les médecins qui reçoivent une plainte du collège, notamment jusqu’à 10 % des médecins praticiens chaque année2,3, la plupart d’entre eux ne sauront absolument pas comment l’arrêt Vavilov travaille en coulisses pour réformer l’approche des collèges. Au minimum, il est à espérer que la transparence, l’uniformité et la justification que doivent assurer les collèges dans leurs décisions seront accrues. Dans certaines provinces, pour d’importantes questions de droit, les médecins et les patients pourront se prévaloir d’un appel significatif, entendu devant les tribunaux. Enfin, il se pourrait que les collèges dont les décisions publiées sont minimalistes soient exhortés de fournir plus de renseignements pour guider la profession. Toutes les répercussions deviendront plus claires au cours des prochaines années, à mesure que les appels feront leur chemin dans chacune des provinces.
Notes
Les Cinq premières années de pratique est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, sous la coordination du Comité sur les cinq premières années de pratique de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Cette série a pour but d’explorer des sujets susceptibles d’intéresser surtout les médecins en début de pratique, de même que tous les lecteurs du Médecin de famille canadien. Nous invitons tous ceux et celles qui en sont à leurs 5 premières années de pratique à présenter une contribution d’au plus 1500 mots (www.cfp.ca/content/Guidelines) au Dr Stephen Hawrylyshyn, ancien président du Comité sur les premières cinq années de pratique de la médecine familiale, à steve.hawrylyshyn{at}medportal.ca.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2021 issue on page e312.
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