
Il vaut mieux être certains que le but que nous mettons dans la machine est bien celui que nous souhaitons vraiment atteindre.
Norbert Wiener
Les êtres humains sont terribles quand il s’agit de prédire les conséquences à long terme des changements technologiques. Par exemple, on prédisait que la troisième révolution agricole, au milieu du XXe siècle, réduirait la pauvreté, la mortalité infantile, les émissions de gaz à effet de serre et l’utilisation des terres à des fins agricoles1. Il n’avait pas été prévu qu’elle contribuerait à la croissance de l’industrie de la malbouffe, à l’épidémie mondiale d’obésité et de diabète de type 22, et à la perte de la biodiversité, pour ne nommer que certains de ses résultats défavorables.
Il y a plus d’une décennie, les dossiers médicaux électroniques étaient considérés comme une innovation qui se traduirait par des soins plus efficients, efficaces et équitables, et qui mènerait à des avancées dans l’amélioration de la qualité et dans la santé de la population. Toutefois, il en a résulté que les médecins passent moins de temps avec leurs patients que dans le temps des dossiers en papier3, et il s’est produit une épidémie d’épuisement professionnel et d’insatisfaction, surtout chez les médecins de soins primaires4.
Stuart Russell, professeur de sciences informatiques, fondateur du Center for Human Compatible Artificial Intelligence de l’Université de la Californie, à Berkeley, conférencier en 2021 aux Conférences Reith de la BBC5 et l’un des plus grands experts en intelligence artificielle (IA) dans le monde, maintient que nous sommes sur le point de connaître le changement technologique le plus profond de l’histoire de l’humanité, à mesure que nous nous fions davantage sur l’IA. Il est aussi celui qui a formulé le mieux les principes sur lesquels la compatibilité entre l’humain et l’IA devrait reposer6.
Mais la révolution en médecine et dans presque tous les autres aspects de la vie humaine est déjà bien engagée. Les Drs Winston Liaw et Ioannis Kakadiaris expliquent que l’IA peut déjà exécuter des tâches compliquées à multiples étapes, historiquement effectuées par des médecins, comme l’identification de diagnostics différentiels et la recommandation de plans thérapeutiques fondés sur les meilleures données probantes7. Ils font valoir que la révolution de l’IA est déjà en marche en médecine, et ce, sans la mobilisation des médecins de famille7,8. Selon eux, ce manque d’engagement se reflète dans la rareté des publications sur l’IA dans certaines des principales revues de recherche en médecine familiale. Une recension dans les archives du Médecin de famille canadien (MFC) révèle une rareté semblable de contenu au sujet de l’IA. Les auteurs préconisent fortement un bien plus grand engagement de la profession avec les scientifiques et les érudits de l’IA dans nos universités et nos communautés, et réclament des articles sur l’IA dans nos revues et des conférenciers sur l’IA en plénières durant nos conférences. Il est essentiel que nous suivions ces conseils pour minimiser le type de conséquences imprévues qui ont découlé de la mise en œuvre des DME.
Le CMFC a fait preuve d’un leadership opportun en engageant le dialogue entre la médecine familiale et l’IA, tout d’abord au Forum des leaders en 2019, qui regroupait des médecins de famille, des leaders en médecine familiale et des experts en IA9. Plus récemment, le CMFC, de concert avec la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale (FAMF) et l’Associated Medical Services Healthcare (AMS), a créé le premier poste de fellow TechForward en médecine familiale. La première à occuper ce poste est Jacqueline Kueper, candidate au doctorat en sciences informatiques et en épidémiologie à l’Université Western à London (Ontario). Cette année, Mme Kueper apportera son savoir et ses points de vue sur l’IA, la technologie médicale et les soins empreints de compassion dans diverses activités du CMFC, dont le MFC. Nous avons le plaisir de publier, dans le présent numéro du MFC, l’abécédaire de l’IA par Mme Kueper qui, nous l’espérons, servira de point de départ d’une conversation continue (page e317)10.
Les Drs Liaw et Kakadiaris offrent une vision remplie d’espoir de ce que peut engendrer un engagement continu entre des médecins de famille et des scientifiques en IA : des médecins humains et des machines se compléteront réciproquement dans leur travail et amélioreront nos interactions humaines en faisant en sorte que le temps que nous passons avec nos patients soit plus significatif6. Les humains sont encore au cœur des soins primaires; les équipes et les communications efficaces doivent être favorisées et soutenues11,12. Il y a encore un long chemin à parcourir avant que l’IA améliore nos pratiques. Il est temps pour nous, médecins de famille, de mettre dans la machine le but que nous souhaitons vraiment atteindre.
Footnotes
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