
Nous avons parlé pendant la presque totalité des 15 minutes allouées à son rendez-vous dans mon horaire. Cette jeune femme était nouvelle à ma clinique et, même si ce n’est pas ma façon préférée de rencontrer des patients pour la première fois, soit par téléphone à cause de l’actuelle pandémie, je la connaissais un peu mieux après avoir raccroché. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour constater qu’elle en avait beaucoup plus vécu durant sa courte vie que bon nombre de mes autres patients. Le ton de sa voix était bas et ses réponses, réfléchies. Était-elle timide ou la vie l’avait-elle traitée d’une façon telle qu’elle croyait que sa voix semblait avoir peu de valeur. Depuis ce premier rendez-vous, elle a constamment manqué ses rencontres de suivi et omis de subir les examens prescrits. Elle a de la difficulté à prendre ses médicaments régulièrement, et mon personnel doit souvent composer plusieurs fois différents numéros pour la rejoindre. Il m’est difficile de ne pas avoir l’impression que je la déçois.
Notre capacité de nous occuper des patients a ses limites. Nous rédigeons des ordonnances et nous donnons des conseils, mais nous ne pouvons pas suivre ces conseils ou prendre des médicaments pour eux. Nos interactions avec nos patients sont restreintes et, parfois, surtout en début de carrière, il faut du temps pour l’accepter.
Nous amorçons souvent notre pratique avec une liberté retrouvée après la résidence. Ayant notre propre groupe de patients et un contrôle accru sur nos horaires, nous ressentons un sentiment d’appropriation envers notre exercice de la médecine que nous n’avions pas nécessairement anticipé. Un nouvel espoir d’avoir la possibilité d’influer sur la vie de nos patients peut s’y ajouter. Pour bien des raisons, les rencontres avec des patients semblant désintéressés de leur propre santé suscitent en nous des sentiments de découragement et de frustration. Beaucoup de ces rencontres peuvent sembler profondément insatisfaisantes, s’opposant aux principes fondamentaux des soins primaires que nous avons appris au tout début de notre formation. J’ai réfléchi à cette jeune femme et à la difficulté que peuvent avoir certains médecins à la soigner. Je me suis parfois demandé si je me sentirais aussi déconcertée qu’eux en la traitant que si je n’avais pas vécu certaines de mes expériences de vie.
Une bonne partie de la vie de cette jeune femme a été influencée par son exposition au régime des Services à l’enfance et à la famille (SEF) au Manitoba. Comme 90 % des enfants manitobains dans le régime des SEF, elle est autochtone1. Ma vie, de bien des façons que plusieurs ignorent, a été influencée par mon expérience auprès des SEF en tant qu’enfant métisse.
Bébé, j’ai été adoptée dans les années 1980 par l’intermédiaire des SEF, lorsque le régime scellait encore les dossiers d’adoption et limitait les renseignements sur les parents naturels ou le patrimoine culturel. J’ai passé les 2 premières décennies de ma vie sans savoir qui était ma famille et quel était mon nom à la naissance. Jusqu’à récemment, je ne savais rien de mes ancêtres ou de la vie qu’ils avaient vécue. Après avoir passé les quelques premières semaines de ma vie en famille d’accueil, j’ai été adoptée par une famille mennonite du sud-est du Manitoba, et j’ai grandi avec des sœurs et des frères adoptifs, et avec des cousins, des tantes et des oncles adoptifs et adoptés. Plusieurs avaient été adoptés durant la rafle des années 1960. Plus encore que l’absence de ressemblance entre nous, certaines caractéristiques inhérentes nous distinguent. J’ai vécu diverses expériences traumatiques durant ma vie, comme de nombreux enfants adoptés ou placés en foyers d’accueil par l’entremise des SEF; elles m’ont laissé un sentiment persistant et profondément ancré de ne pas avoir d’appartenance. Après quelques minutes avec cette patiente, j’ai eu l’impression qu’elle avait aussi vécu des expériences semblables.
Ancrer ma pratique
J’ai passé la plupart de mon temps en médecine, du début des études à la faculté à la fin de la résidence et à ma pratique actuelle, me sentant déchirée entre 2 mondes. J’ai souvent l’impression que j’ai un pied posé du côté des horaires de garde, de l’enseignement aux résidents et de la mise à niveau concernant les nouvelles directives cliniques. Mon autre pied, malgré les interminables heures sans sommeil et un certain degré de cynisme qui semble inhérent à ce travail, demeure fermement planté du côté qui regroupe les patients vulnérables (lire : résilients).
Pendant des années, j’avais peur que ce sentiment m’empêche de devenir un modèle de bon médecin de famille. Cela était dû en grande partie à ce que j’avais vu et entendu tout au long de ma formation et, probablement plus encore, au fait qu’aucune personne rencontrée n’avait des antécédents comme les miens. Je me sentais déchirée lorsque des membres de l’équipe exprimaient leurs frustrations envers certains patients (souvent autochtones) qui semblaient incapables de prendre en main leurs besoins médicaux de base, alors que je pouvais aisément me retrouver dans bien des aspects des antécédents de ces patients. L’absence du sentiment d’appartenance persistait, même dans ce monde pour lequel j’avais tellement travaillé pour en faire partie.
Alors que je suivais mon stage en psychiatrie, à la fin de mon année d’internat à l’Université du Manitoba à Winnipeg, l’équipe a répondu à un appel du service des urgences du Health Sciences Centre. Nous étions appelés pour évaluer l’aptitude d’une patiente à prendre des décisions médicales. Il s’agissait d’une jeune femme autochtone souffrant de comorbidités considérables, qui quittait souvent l’hôpital contre l’avis des médecins. Il était évident que le personnel des urgences la connaissait bien, se rappelant son histoire sans même regarder son dossier. L’expression utilisée était une grande voyageuse. Le médecin des urgences, avec qui j’avais déjà travaillé, était manifestement très occupé, mais je n’ai pas senti de cynisme de sa part, et j’en étais reconnaissante.
À un moment donné, le résident est allé parler avec l’urgentologue concernant une consultation, et je suis restée dans la salle avec la patiente. Sans même lui parler, une partie de moi savait comment elle s’était retrouvée dans sa situation actuelle, à ne pas savoir comment bien prendre soin d’elle-même. Elle m’a parlé de la souffrance causée par l’incapacité de sa mère de l’élever, une douleur toujours vivante des décennies plus tard. Elle a parlé d’agressions et de la souffrance profonde de n’avoir jamais senti qu’elle avait sa place quelque part. Elle a pleuré, de profonds sanglots que je connaissais bien, ceux qui déferlent d’un puits caverneux de douleur qu’on n’arrive jamais à oublier.
Plusieurs raisons peuvent amener les médecins à ressentir de la frustration face à de tels patients. Après tout, la plupart d’entre nous avons vu des issues douloureuses, apparemment évitables, pour bon nombre d’entre eux. En même temps, nous ne pouvons pas nier les obstacles sociétaux et médicaux systémiques qui rendent ce genre de récits péniblement courants chez les Autochtones. Ces rencontres peuvent être particulièrement difficiles pour les médecins lorsque nous entrons dans la salle et que la confiance inhérente du patient, à laquelle nous sommes habitués, est absente. Souvent, la réticence des patients nous précède dans la salle, que certains d’entre nous pensent de ne pas mériter.
En même temps, pour quiconque a vécu la souffrance inoubliable de n’être ancré nulle part et l’absence de reconnaissance de cette souffrance, cela n’est pas si simple. Croire, et parfois se faire dire directement, qu’on n’appartient ni à sa mère, ni à son père, ni à une société ou à des systèmes qui ne cessent de discriminer, ni à son propre corps, peut s’avérer déchirant. Cela fracture notre compréhension de notre identité et nous laisse à ignorer quel sol est assez solide pour nous porter ou quel espace est assez sécuritaire pour y pénétrer. C’est une souffrance qui nous traque, qui nous empêche de comprendre nos besoins fondamentaux. Se souvenir de prendre une pilule chaque jour ou de se rendre à tous les rendez-vous n’est pas toujours une priorité.
D’une certaine façon, je comprends la frustration des médecins face à ces patients, mais je comprends aussi, peut-être plus profondément, les sentiments de ces patients. Quant à la jeune femme dans ma clinique, je continue à m’en faire pour elle, à me demander où elle sera dans 5 ans. Je laisse maintenant cette inquiétude et ma capacité de comprendre ses expériences me guider. Cela influence mes interactions avec les enfants en foyers d’accueil dans ma clinique; je leur donne plus d’autocollants et leur rappelle combien je suis contente de les voir. J’ai toujours de la place pour ces patients. J’espère qu’ils ont hâte, au moins un peu, de venir à leurs rendez-vous et qu’ils ne repartent jamais en se sentant jugés ou en croyant qu’ils devraient cacher des parties de leur histoire qu’ils désirent partager. Je suis vraiment contente quand cette jeune femme vient à ses rendez-vous et je lui manifeste un souci empreint de compassion, non seulement pour ses problèmes médicaux, mais pour l’ensemble de sa personne. Je commence à accepter ce sentiment d’être à cheval entre ces 2 mondes. Je continue à exercer la médecine, les pieds fermement plantés, un de chaque côté, mais maintenant, je le fais par choix.
Notes
Les Cinq premières années de pratique est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, sous la coordination du Comité sur les cinq premières années de pratique de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Cette série a pour but d’explorer des sujets susceptibles d’intéresser surtout les médecins en début de pratique, de même que tous les lecteurs du Médecin de famille canadien. Nous invitons tous ceux et celles qui en sont à leurs 5 premières années de pratique à présenter une contribution d’au plus 1500 mots (www.cfp.ca/content/Guidelines) au Dr Stephen Hawrylyshyn, ancien président du Comité sur les premières cinq années de pratique de la médecine familiale, à steve.hawrylyshyn{at}medportal.ca.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
This article is also in English on page 141.
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Référence
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