R.E. consulte son médecin de famille pour plusieurs raisons. Elle fait de l’hypertension et a des malaises typiques d’un trouble d’anxiété généralisée avec humeur dépressive. Son médecin de famille sait qu’elle est mère monoparentale de 3 jeunes enfants et qu’elle aimerait bien sortir de la maison et faire une thérapie par la parole, mais ce n’est pas possible. En plus d’essayer une médication, ils décident de faire appel à un agent de liaison local. L’intervenant aide R.E. à obtenir des services de garde subventionnés par la municipalité et rédige une prescription sociale pour participer à un groupe d’exercice dans un local adjacent à la garderie, ce qui lui donne aussi du temps pour une thérapie par la parole. Grâce à une prescription sociale qui répond aux besoins sociaux de R.E., cette dernière peut participer à un plan thérapeutique fondé sur une façon holistique d’aborder ses multiples problèmes médicaux.
Les déterminants sociaux de la santé représentent un paradoxe en pratique familiale. D’une part, les médecins de famille peuvent comprendre comment le contexte social d’une personne influe sur sa santé1. Par exemple, le médecin de famille de R.E. a déterminé que l’absence de services de garde était un obstacle au traitement de l’hypertension et de l’anxiété. Par ailleurs, malgré la connaissance et l’appréciation du contexte social, il est difficile en soins primaires d’aborder les déterminants sociaux de la santé et les besoins sociaux pertinents. La formation médicale et les lignes directrices sont souvent réductionnistes et axées sur les maladies2. Tant dans la prévention que dans les traitements, le modèle biomédical se concentre sur les causes proximales, comme la comorbidité et le mode de vie, plutôt que sur les causes fondamentales, souvent sociales1. Dans nos communautés professionnelles, nombreux sont ceux qui se sentent mal préparés à répondre aux besoins sociaux3, alors que d’autres maintiennent que les déterminants sociaux de la santé débordent la portée des soins primaires4.
Des soins sociaux pour des besoins sociaux
Une journée normale en soins primaires suffit néanmoins pour comprendre intuitivement l’importance du contexte social dans le traitement des maladies médicales5. Le concept des déterminants sociaux de la santé n’est pas nouveau; nous savons en effet qu’ils contribuent à 80 % de la santé et du bien-être6-8. Sur le plan populationnel, des augmentations modestes des dépenses en services sociaux au Canada ont été associées à une diminution de la mortalité9. Sur le plan individuel, certaines conditions sociales sont des causes fondamentales des maladies médicales vues en soins primaires, et les besoins sociaux sont des manifestations en aval de ces conditions sociales1. En reliant les gens aux soins sociaux, les prescriptions sociales représentent un changement de culture qui s’éloigne de la médicalisation des besoins sociaux10. Par exemple, cette prise de conscience a influencé le National Health Service du Royaume-Uni, qui prévoit rendre 1000 nouveaux agents de liaison prescripteurs accessibles aux pratiques familiales d’ici 2021, dans le but de relier au moins 900 000 personnes à une prescription sociale d’ici 202410,11. Limiter les soins primaires aux besoins médicaux pour des maladies médicales constitue donc une occasion ratée de s’attaquer aux causes fondamentales des maladies1.
Dans l’article qui suit, nous préconisons la prescription sociale comme une prochaine étape optimiste. Le rédacteur scientifique adjoint du Médecin de famille canadien, le Dr Roger Ladouceur, écrivait récemment à propos d’une aspiration en médecine familiale, selon laquelle les médecins de famille pourraient « prescrire le bonheur » aussi facilement qu’un médicament12. Contrairement au diabète ou à l’asthme, des concepts comme le bonheur, le développement de la petite enfance et l’inclusion sociale pourraient sembler difficiles à aborder en milieu clinique. Cependant, les modèles actuels de prescription sociale sont à la fois pratiques et efficaces13,14. Le dépistage des besoins sociaux, les aiguillages et les soutiens se rapprochent des aspirations cliniques entourant les déterminants sociaux de la santé sur le plan individuel.
Les prescriptions sociales habilitent les cliniciens à relier les gens aux soutiens sociaux qui se sont révélés efficaces pour améliorer la santé et le bien-être14. Sous l’égide des prescriptions sociales se trouve un groupe d’interventions centrées sur la personne et fondées sur des données probantes15. En cette époque de complexité et de chronicité, les prescriptions sociales ont le potentiel de transformer notre pratique de la médecine familiale, en offrant des options de traitements non médicaux pour la myriade de maladies en soins primaires influencées par le contexte social. Nous proposons 3 valeurs fondamentales qui facilitent les discussions cliniques concernant les prescriptions sociales.
Valeurs fondamentales
Les prescriptions sociales devraient émaner des relations fondamentales qu’entretiennent les médecins de famille avec les personnes et les communautés
Personnes : Les prescriptions sociales peuvent être des conséquences naturelles de la confiance réciproque, de la compréhension et du respect que les médecins de famille intègrent déjà dans les rencontres cliniques récurrentes. Ces relations peuvent influer sur les croyances, la réceptivité et les attentes relatives à une prescription sociale, tous des facteurs qui influent sur la réussite des programmes de prescriptions sociales16.
Communautés : Les médecins de famille ont souvent des relations étroites avec leurs communautés et leurs systèmes de santé locaux17, qui varient selon le contexte. Les médecins qui travaillent en équipe ont plus de soutiens intrinsèques accessibles (en Ontario, ces modèles incluent des centres de santé communautaires, des organisations de santé familiale et des équipes de santé familiale; en Alberta, ces modèles incluent, par exemple, la pratique familiale Crowfoot Village et la clinique Taber). Les soutiens virtuels par téléphone ou hors sites peuvent aussi servir de passerelles utiles vers les prescriptions sociales, quel que soit le milieu de la pratique18. Parmi ces soutiens qu’on trouve dans d’autres communautés figurent les municipalités, les départements de santé publique, les hôpitaux locaux, la Légion royale canadienne ou Canada 211 (accessible en composant 211 ou en ligne à 211.ca).
Les prescriptions sociales devraient miser sur les atouts du bénéficiaire et du clinicien
Atouts individuels : Le modèle biomédical se concentre sur les maladies et les déficiences2. De leur côté, les prescriptions sociales peuvent mettre l’accent sur les atouts et miser sur ce qui importe aux patients11. De fait, elles offrent souvent aux personnes la possibilité de contribuer à leur communauté. Par exemple, une prescription sociale vers un programme de bénévolat significatif pour un adulte âgé récemment retraité peut alimenter sa raison d’être, bénéficier à la communauté et prévenir l’isolement social. Des exemples de ces programmes se trouvent au Tableau 1. De tels programmes pourraient aussi éviter la dépression, préserver la cognition et réduire la douleur chronique19. Par conséquent, une seule prescription sociale axée sur les atouts a le potentiel de bénéficier au récipiendaire de diverses façons, de même qu’à de nombreux autres.
Atouts du clinicien : Les médecins de famille sont des spécialistes en soins primaires centrés sur la personne. Un médecin de famille qui comprend la personne peut l’orienter dans la présentation d’une prescription sociale. Dans de nombreux contextes, les médecins peuvent explorer et présenter eux-mêmes les prescriptions sociales. Dans d’autres, les médecins pourraient s’adresser à un professionnel ou à une organisation de la localité, mieux équipés ou ayant plus de temps pour rechercher et soutenir une prescription sociale. Lorsque le médecin de famille est appuyé par une équipe (p. ex. programmes d’aiguillage au Tableau 2), ses atouts dans le contexte d’une prescription sociale pourraient résider dans le dépistage du besoin et dans l’élargissement du cercle de soins en incluant un navigateur du système ou un agent de liaison, dont le rôle est de concevoir une prescription sociale, conjointement avec le récipiendaire11. D’une manière ou d’une autre, les prescriptions sociales peuvent relier le bénéficiaire à des soins sociaux dans sa communauté. En créant une avenue pour que les médecins de famille collaborent avec les ressources communautaires, une prescription sociale permet une réorientation vers la démédicalisation des besoins sociaux.
Les prescriptions sociales devraient comporter le traçage et le suivi
Traçage : Il faudrait continuer à suivre, mesurer et évaluer les prescriptions sociales. Les ressources sociales existent depuis des décennies, mais les programmes actuels incorporent certaines nuances dans l’évaluation de l’adhésion, des améliorations de la santé et des effets sur les systèmes9,13,14.
Suivi : Malheureusement, les cliniciens n’ont pas universellement accès aux prescriptions sociales ou aux programmes d’aiguillage. Étant donné ces lacunes, un aiguillage vers un numéro de téléphone ou un site web sans suivi précis peut aggraver la détresse des personnes en quête de notre aide. Les médecins de famille devraient donc s’informer des programmes d’aiguillage accessibles dans leur communauté et assurer un suivi à court terme pour évaluer si cette recommandation a été efficace.
Les prescriptions sociales sont des interventions qui cherchent à répondre aux besoins sociaux. Elles ont le potentiel d’apporter du bonheur et une raison d’être, mais aussi un lien communautaire, une bonne alimentation, une activité physique durable et des bienfaits dans d’autres domaines de la santé et du bien-être. Les décideurs et les intervenants dans les systèmes devraient appuyer les médecins de famille en élargissant l’accès à des équipes en personne ou virtuelles, à des navigateurs communautaires ou des agents de liaison dédiés à ces fins et à d’autres aiguillages de grande qualité vers des services sociaux et communautaires. De leur côté, les médecins de famille peuvent être éclairés par leurs relations avec les personnes et les communautés pour instaurer des prescriptions sociales axées sur les atouts. Compte tenu des effets possibles des réponses aux besoins sociaux, nous mettons au défi les médecins de famille, dans l’ensemble du pays, à incorporer de manière plus formelle et systématique les prescriptions sociales dans leur travail au quotidien (Tableau 3)20-23. Nous vous invitons à donner des exemples locaux, des anecdotes, de même que des éléments de discussion et des commentaires sur cet article en l’ouvrant sur www.cfp.ca et en cliquant sur l’onglet eLetters.
Conclusion
Il est nécessaire d’entreprendre des interventions nouvelles et efficaces qui répondent aux besoins sociaux en soins primaires et, ce faisant, de réduire les effets du contexte social sur la santé. Les prescriptions sociales reposent sur des politiques publiques saines, des investissements dans les services communautaires et sociaux, et des soins cliniques de grande qualité10. Les prescriptions sociales peuvent réunir ces systèmes disparates14 et changer la vie des personnes, dans nos pratiques, chez qui le contexte social influe sur la santé. Pour plus de renseignements, nous encourageons les lecteurs à prendre connaissance des référentiels publiés par le National Health Service du Royaume-Uni ou de l’Alliance pour des communautés en santé de l’Ontario11,24. Les prescriptions sociales peuvent concrétiser nos aspirations à répondre aux besoins sociaux, à assurer l’équité en santé et à transformer la façon dont nous pratiquons les soins primaires centrés sur la personne. Les médecins de famille occupent une place idéale pour servir de modèles de prescripteurs sociaux de grande qualité et en arriver ainsi à un Canada en meilleure santé.
Remerciements
Nous remercions les réviseurs qui nous ont aidés à renforcer notre article grâce à leurs commentaires, y compris Sonia Hsiung qui a partagé des exemples de prescriptions sociales, la D Pauline Pariser et Natasha Sheikhan pour leurs précieux commentaires.
Footnotes
Intérêts concurrents
Le Dr Nowak n’a aucun intérêt concurrent à déclarer. Mme Mulligan travaille avec l’Alliance pour des communautés en santé, une organisation qui reçoit du financement du ministère de la Santé de l’Ontario pour mener un projet pilote de prescriptions sociales.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 88.
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