Il y a 15 ans, le mot multimorbidité apparaissait rarement dans les politiques en matière de santé concernant les maladies chroniques. Aujourd’hui, la recherche a révélé des taux très élevés de multimorbidité, à un point tel que celle-ci est considérée comme le principal enjeu dans les pays développés1-5. Paradoxalement, les programmes de prévention et de gestion intégrée des maladies chroniques (PGi-MC) sont apparus dans tous les systèmes de santé, mais leurs interventions suivent principalement une approche axée sur une seule maladie. Dans le présent article, nous définissons généralement les programmes de PGi-MC comme étant toutes les interventions conçues pour améliorer les soins aux patients ayant des maladies chroniques et des facteurs de risque; ces interventions s’ajoutent aux soins habituels et sont habituellement effectuées par une équipe.
Même si le nombre des publications sur la multimorbidité a augmenté considérablement depuis 10 ans6, jusqu’à présent, les études sur les interventions ont été plutôt rares et elles ont produit des résultats incohérents7. En général, les programmes de PGi-MC qui se créent naturellement ne produisent pas de données probantes assez solides pour justifier leur déploiement à grande échelle. Toutefois, il s’est dégagé un consensus parmi les chercheurs quant à la nécessité d’approches mieux intégrées et davantage centrées sur le patient4,8. Certaines données factuelles étayant l’efficacité des soins centrés sur le patient ont été produites9, mais jusqu’à récemment, elles étaient limitées. Divers experts ont proposé des suggestions sur les soins aux patients atteints de multimorbidité, mais elles prennent la forme de principes directeurs généraux visant à aborder les priorités et les interactions, ou à éviter les préjudices et la polypharmacie10-12. Le modèle des soins chroniques (MSC) est le référentiel organisationnel le plus inspirant pour orienter les soins aux personnes souffrant de maladies chroniques, mais il n’est pas assez détaillé quant à la façon de créer des « interactions productives » avec les patients et de devenir une « équipe de pratique bien préparée et productive »13.
La mise en œuvre de nouveaux modèles de soins centrés sur les patients atteints de multimorbidité dans les soins primaires se heurte à d’autres difficultés, principalement liées à un manque de préparation ou à des demandes concurrentes. Les théories et les modèles de gestion du changement14 pourraient aider à contourner certaines difficultés, mais ils ne sont pas suffisamment spécifiques pour la mise en œuvre, au niveau clinique, de soins intégrés pour les personnes atteintes de multimorbidité. Nous proposons un nouveau référentiel qui définit précisément des composantes d’interventions efficaces et fondées sur des données probantes dans des soins centrés sur le patient, susceptibles d’améliorer les résultats pour les personnes souffrant de multimorbidité.
Méthodes
Les présents travaux faisaient partie d’un programme de recherche intitulé « Innovations centrées sur le patient pour les personnes avec multimorbidité » (PACE in MM). L’équipe était financée par les Instituts de recherche en santé du Canada dans le cadre de leur initiative phare sur les soins de santé communautaires de première ligne, et elle était dirigée par les 2 auteurs15. PACE in MM avait pour but principal de rediriger l’attention sur les maladies multiples plutôt que sur une seule maladie chronique, et de réorienter le système de soins de santé œuvrant en silos vers des collaborations coordonnées et centrées sur le patient en matière de soins16. Concrètement, l’équipe s’est engagée à établir des partenariats avec des programmes de PGi-MC existants et à les accompagner dans un processus de transformation dans le but de renforcer une approche centrée sur le patient et l’accent mis sur la multimorbidité, de même qu’à évaluer formellement l’efficacité des programmes. En guise de première étape importante pour éclairer l’amélioration des programmes, l’équipe a passé en revue les données probantes accessibles provenant principalement de 2 sources : un examen exploratoire de la littérature scientifique existante et une synthèse réaliste d’expérimentations naturelles ayant fait l’objet d’évaluations rigoureuses. Cet article résume les principales constatations tirées de ces 2 sources pour produire un cadre global d’éléments efficaces et fondés sur des données probantes d’interventions dans les soins intégrés centrés sur le patient pour la multimorbidité.
Reposant sur 4 revues systématiques de grande qualité7,17-19, l’examen exploratoire a permis de recenser 53 publications sur des interventions pour des soins centrés sur le patient et la multimorbidité. Les principales constatations sont 7 composantes d’interventions de haut niveau associées à des issues positives sur le plan de la santé, qui ont été divisées en 37 éléments opérationnels distincts. Un exemple de composante de haut niveau serait « d’assurer une approche centrée sur le patient », tandis que les éléments opérationnels correspondants seraient « de créer une intervention thérapeutique individualisée et adaptée », « d’établir des contacts et de faire une évaluation de manière régulière » et « de partager le plan de soins avec les membres de l’équipe »20.
À la suite d’une analyse de l’environnement de tous les programmes de PGi-MC considérés comme des expérimentations naturelles dans les 2 provinces canadiennes les plus populeuses, soit le Québec et l’Ontario, les 12 programmes ayant fait l’objet des évaluations les plus rigoureuses ont été inclus dans une synthèse réaliste21. Cette synthèse réaliste a cerné 8 principaux mécanismes associés à des issues positives dont, par exemple « la création d’équipes interdisciplinaires sous un même toit » et « la fourniture de ressources éducatives et le développement des compétences ».
L’équipe de PACE in MM a effectué l’examen exploratoire et la synthèse réaliste dans le cadre de la première année du programme de recherche.
Le référentiel de PACE in MM
La Figure 1 illustre le référentiel de PACE in MM pour des soins intégrés efficaces. Cinq composantes fondamentales ont été divisées en plusieurs éléments ou segments plus petits, comme il est expliqué dans les sections suivantes. Le référentiel repose essentiellement sur les données probantes étayant l’efficacité des interventions sur le plan des résultats en matière de santé et de l’utilisation des soins de santé.
Même philosophie. Cette composante concerne la vision du programme ou de l’intervention que partage l’équipe21. L’équipe doit avoir une vision commune pour pouvoir offrir des soins chroniques intégrés, et cette nécessité est d’autant plus grande quand il s’agit de traiter des patients atteints de multimorbidité. Cette vision partagée par l’équipe est essentielle à une collaboration productive. Tous les membres doivent se concentrer sur le patient plutôt que sur une seule maladie. Il est particulièrement difficile d’atteindre cet objectif dans les équipes cliniques instables ou très grandes. Des énoncés de vision et des cadres de référence écrits peuvent aider l’équipe à souscrire à cette philosophie commune, peut-être surtout s’ils sont entérinés par un solide leadership. Des soins intégrés pour les patients atteints de multimorbidité demandent un changement dans le paradigme des soins. Tous les membres de l’équipe doivent agir en conséquence.
Une philosophie ou vision commune est un élément essentiel dans divers référentiels concernant la gestion du changement14, et elle fait aussi partie de l’étape « planifier » du référentiel « planifier, faire, étudier et agir pour l’amélioration de la qualité »22.
Relations internes. Cette deuxième composante désigne la façon dont les différents membres de l’équipe coopèrent et communiquent20,21. D’abord, conformément à l’approche centrée sur le patient, les membres doivent considérer le patient comme un membre à part entière de l’équipe. De plus, il faut désigner une personne-ressource. Cette personne agit en tant que lien principal entre le patient et les autres professionnels. Les rencontres en personne sont idéales pour faciliter les échanges entre les professionnels. Pour que ces réunions soient efficaces, les participants peuvent présenter un ou plusieurs cas, les passer en revue et en discuter tous ensemble. Dans l’idéal, même si ce n’est pas toujours possible, tous les professionnels se trouveraient sous un même toit, dans le même environnement clinique, de manière à ce qu’ils puissent établir de bonnes relations internes et favoriser le bon fonctionnement en équipe; la coordination entre les membres de l’équipe qui ne sont pas dans le même emplacement est une autre option réaliste à envisager.
L’inclusion de cette composante dans le référentiel est conforme aux constatations dans les ouvrages scientifiques selon lesquelles la collaboration interprofessionnelle est associée à la fois qualitativement et quantitativement à des résultats favorables en soins de santé de première ligne23.
Relations externes. Faisant suite à l’importance accordée aux relations internes, la troisième composante du référentiel met en évidence l’attention qu’il faut porter aux relations de l’équipe avec le reste du système de santé et la communauté21. Les membres de la structure de gouvernance, comme les gestionnaires ou les décideurs locaux ou régionaux, doivent établir des partenariats pour éviter la duplication de leurs efforts ou des initiatives concurrentes contre-productives. L’équipe doit établir des contacts avec l’hôpital local pour assurer une bonne transition dans les soins. La collaboration avec des organismes communautaires peut offrir plus de possibilités d’habiliter les patients. L’équipe peut aussi coopérer avec d’autres programmes de soins de santé de première ligne, comme les soins à domicile ou les services de soutien spécialisés.
Cette constatation concorde avec les ouvrages sur les soins intégrés et la coordination24, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné le nombre de personnes qui doivent contribuer aux soins aux patients atteints de multimorbidité. Par ailleurs, elle n’avait pas été explicitement prise en compte dans la mise en œuvre sur les premières lignes des soins primaires.
Formation professionnelle. Cette composante concerne la nécessité d’avoir des compétences en soins intégrés, ce qui ne fait pas toujours partie de la formation habituelle de tous les professionnels impliqués dans les soins de première ligne. Par conséquent, il se pourrait qu’il faille offrir une formation additionnelle ou spécifique21. L’intensité de la formation dépend de l’ampleur de la transformation. La formation pourrait être spécifique aux problèmes chroniques les plus communs, mais elle devrait aussi inclure les nouveaux processus de soins entraînés par la transformation. Il pourrait s’agir d’exercices avec des patients simulés ou des jeux de rôles, de la rétroaction par des pairs ou d’autres stratégies pédagogiques. Cette composante est essentielle pour permettre la transformation25. Le passage des soins habituels aux soins intégrés impliquant des équipes centrées sur le patient ne peut pas réussir sans une formation adéquate.
Relations avec les patients. Il s’agit là d’une composante très importante des soins intégrés20,21. C’est aussi un aspect essentiel de la méthode classique centrée sur le patient26. La production d’un plan de soins distinct et individualisé pour chaque patient en réponse à ses propres objectifs est une manifestation du respect des valeurs du patient. De même, l’équipe peut offrir aux patients de l’information en réponse à leurs demandes précises et à leurs besoins particuliers. Cette éducation pourrait ne pas être efficace à long terme si une attention particulière n’est pas apportée au soutien de leur motivation. Ce point est particulièrement vrai en ce qui concerne les changements de comportements, qui sont souvent nécessaires. Les contacts en personne avec les patients sont essentiels, de même qu’une plage horaire suffisante pour permettre aux patients et aux professionnels d’en arriver à une entente sur leurs objectifs communs.
Du MSC au référentiel de PACE in MM
Le MSC a déterminé les éléments structurels les plus importants que doit mettre en place le système de santé pour améliorer les soins aux personnes ayant des maladies chroniques13 : la communauté, le système de santé, le soutien à l’autogestion, la conception du système de prestation, l’aide à la décision et les systèmes d’information clinique. L’application stricte des pratiques fondées sur des données probantes inspirée par ces 6 éléments a pour but de favoriser des interactions productives entre les équipes de pratique et les patients mobilisés. Le référentiel PACE in MM complète le MSC en identifiant les conditions dans lesquelles ces interactions productives pourraient être mises en œuvre pour les patients ayant des maladies multiples. Autrement dit, le MSC offre la structure, tandis que le référentiel PACE in MM présente les processus essentiels à la création des interactions productives entre l’équipe et le patient, permettant ainsi l’amélioration des résultats souhaitée. Cette complémentarité entre le MSC et le référentiel PACE in MM n’est peut-être pas surprenante, puisque ce dernier est largement dérivé des interventions qui étaient des applications concrètes soit du MSC ou encore de certaines de ses adaptations.
Ce qu’ajoute réellement le référentiel PACE in MM
Le référentiel PACE in MM est flexible et donc adaptable à presque n’importe quel programme nouveau ou existant de PGi-MC. Ses principes sont universels et ne sont pas particuliers à une province ou une région donnée. Il s’inspire largement des points de vue de patients qui ont été inclus et consultés dans les différentes études choisies par les sources. En incluant des études effectuées partout dans le monde, l’examen exploratoire présente de solides données probantes étayant l’efficacité. En incluant, comme sources, des expérimentations pragmatiques se produisant naturellement, la synthèse réaliste reflète des exemples pratiques tirés du monde réel, vécus par de vrais professionnels des soins de santé de première ligne, sans compter les patients et les aidants. Le référentiel pourrait s’appliquer à n’importe quel programme pour une maladie chronique ou, plus spécifiquement aux programmes pour multimorbidité. Certains pourraient voir des points communs entre ce référentiel et le Consolidated Framework for Implementation Research (cadre consolidé pour la recherche sur la mise en œuvre), avec ses 5 domaines et 26 schémas, qui est surtout utilisé pour l’évaluation27. Toutefois, le référentiel PACE in MM repose sur des ouvrages scientifiques plus spécifiquement axés sur les interventions fondées sur les soins centrés sur le patient; il est conçu pour les soins aux patients atteints de multimorbidité et vise à orienter les interventions. Le cadre consolidé pour la recherche sur la mise en œuvre peut quand même guider l’évaluation des interventions inspirées par le référentiel PACE in MM.
Ce référentiel peut être utile pour de nombreux publics. Pour les décideurs, il offre une orientation pour aligner le système de santé afin qu’il réponde aux besoins de la majorité des patients, c’est-à-dire les patients atteints de multimorbidité. Pour les chercheurs, il guide la prochaine génération d’interventions à mettre en œuvre, à tester et à déployer. Pour les cliniciens, il sert d’incitatif et de guide pour travailler en collaboration afin de créer des pratiques novatrices. Et pour les patients souffrant de maladies chroniques et de multimorbidité, il représente le fondement d’un nouveau partenariat dans les soins.
Le référentiel PACE in MM ne prétend pas dicter précisément ou en détail l’organisation des soins dans les interventions fondées sur ses 5 composantes. Il doit être considéré comme une inspiration qui se base sur de bonnes données probantes et de rigoureux processus de synthèse. Ses composantes, illustrées dans la Figure 1, proviennent de diverses sources et sont toutes éclairées par des données factuelles. À ce point-ci, nous ne pouvons pas juger de la mesure dans laquelle elles interagiront pour produire des interventions efficaces. Toutefois, l’application du référentiel dans les essais cliniques faisant l’objet d’une évaluation approfondie contribuera à répondre à cette question.
Conclusion
Le référentiel PACE in MM complète le MSC en cernant les conditions selon lesquelles des interactions productives entre des équipes de pratique et des patients engagés et mobilisés pourraient être mises en œuvre pour les patients atteints de multimorbidité. L’implantation généralisée de ce référentiel dans le système de santé aidera à rediriger l’attention sur les soins pour les maladies multiples plutôt que pour une seule maladie, et à réorienter le système de soins de santé œuvrant en silos vers des collaborations coordonnées et centrées sur le patient en matière de soins.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 235.
- Copyright© 2021 the College of Family Physicians of Canada