Les médecins de première ligne posent plus ou moins 1 diagnostic de cancer par mois. Cependant, pour chaque tumeur maligne dépistée, ils évaluent de nombreux autres patients qui manifestent des symptômes potentiels de cancer1. Le seuil de nécessité d’examen doit faire l’équilibre entre, d’une part, l’utilisation des ressources et les effets indésirables liés au diagnostic et aux trouvailles imprévues, et d’autre part, le risque d’omettre ou de retarder un diagnostic de cancer. Des erreurs cognitives du médecin, l’impossibilité d’accéder aux examens en temps voulu, de même que la présentation tardive des patients influencée par les connaissances, le contexte social et les croyances3 peuvent allonger l’intervalle diagnostique (Figure 1)2. Ces retards minent à jamais la relation patient-médecin à un moment où le soutien médical est crucial. Cet article se veut être un guide en 6 étapes (Figure 2) pour aider les médecins de première ligne à raccourcir l’intervalle diagnostique et à rendre possible un résultat plus positif pour le patient.
Intervalle diagnostique
Six étapes pour raccourcir l’intervalle diagnostique du cancer
1re étape : anamnèse
On entreprend fréquemment un bilan diagnostique du cancer lorsque les patients présentent des symptômes localisés ou généraux. Beaucoup de ces problèmes, tels que l’hémoptysie, la dysphagie, les masses mammaires et les saignements postménopausiques ou rectaux, nécessitent sans l’ombre d’un doute un bilan; mais d’autres symptômes, tels que la fatigue, la céphalée, la modification des habitudes intestinales, et la douleur et la distension abdominales, sont des symptômes subtils « à risque faible, mais non sans risque », qui sont aussi présents dans les cas bénins1. Les connaissances cliniques d’un médecin, et sa familiarité avec les antécédents médicaux et les facteurs de risque du patient (tels que le tabagisme, les antécédents familiaux et l’obésité) sont essentiels pour déterminer la nécessité de procéder à d’autres examens.
Le risque qu’un patient soit atteint de cancer lorsqu’il consulte son médecin de famille avec des symptômes a été déterminé rétrospectivement et peut éclairer la prise en charge (Tableau 1)4,5. Certains symptômes sont plus étroitement liés à un diagnostic de cancer et suscitent un examen plus approfondi. Les patients qui manifestent les mêmes symptômes à plusieurs reprises et les patients qui manifestent simultanément de nombreux symptômes présentent un risque plus élevé de cancer (Tableau 2).
VVP des symptômes de cancer
VPP des symptômes de cancer récidivants ou multiples
2e étape : examen physique
En présence de tout soupçon de cancer, un examen physique méthodique, de la tête aux pieds, est nécessaire pour déterminer le foyer primitif possible et préciser l’étendue de la maladie. L’anamnèse clinique guide l’examen, lequel doit se concentrer dans la région probable du cancer primitif. L’examen des nœuds (ganglions) lymphatiques est utile, puisque la présence d’une atteinte nodale (ganglionnaire) contribue à déterminer sur le plan clinique le stade de la maladie ou le siège d’un cancer primitif inconnu. Les caractéristiques des nœuds lymphatiques aident à différencier les nœuds bénins des nœuds malins, puisque les nœuds indiquant une tumeur maligne sont indolores et fermes, et qu’ils mesurent plus de 2 cm. Un examen physique général peut également relever les caractéristiques évoquant une atteinte métastatique, comme des masses, l’ictère, un épanchement pleural, l’hépatomégalie, l’ascite et l’élévation de la pression intracrânienne.
3e étape : examens initiaux
Les anomalies dans les résultats de laboratoire peuvent indiquer la présence d’un cancer, de métastases ou d’un syndrome paranéoplasique (Encadré 1). En prévision d’une possible biopsie, demander un rapport international normalisé et une formule sanguine complète pour répertorier la numération plaquettaire. Il importe de connaître le taux initial de créatinine chez les patients qui subiront un examen d’imagerie avec produit de contraste6.
Bilan de laboratoire recommandé pour poser un diagnostic de cancer
Formule sanguine complète
Taux de créatinine
Taux d’électrolytes
Taux de calcium, de magnésium et de phosphate
Tests de la fonction hépatique, y compris taux d’albumine
Rapport international normalisé
Taux de lactate déshydrogénase
Électrophorèse des protéines sériques, si indiquée sur le plan clinique
Marqueurs tumoraux, le cas échéant
Les marqueurs tumoraux sont des substances produites par les cellules cancéreuses ou par la réponse de l’hôte au cancer. Ces marqueurs constituent un groupe hétérogène de molécules, dont des hormones (β-gonadotrophine chorionique humaine), des enzymes (antigène prostatique spécifique), des protéines et glycoprotéines (antigène du cancer 125), et des antigènes oncofœtaux (antigène carcinoembryonnaire et α-fœtoprotéine). Les marqueurs tumoraux varient beaucoup en sensibilité et en spécificité selon les cancers, et peuvent être élevés dans les affections bénignes. Ils peuvent faciliter le diagnostic lorsqu’ils sont demandés pour investiguer une tumeur maligne précise ou une tumeur primitive inconnue, mais ne devraient pas être demandés sans discrimination (Tableau 3)7. Les marqueurs tumoraux sont utiles pour suivre un cancer connu afin d’évaluer la réponse au traitement ou durant les soins aux survivants du cancer dans le but de dépister une récidive6.
Marqueurs tumoraux
Les résultats d’imagerie confirment la présence d’une tumeur maligne et déterminent le meilleur endroit pour prélever un échantillon aux fins de biopsie. À moins de très forts soupçons cliniques de cancer, il faut demander l’examen le moins invasif qui administre la dose la plus faible de rayonnements. Une mammographie diagnostique et une échographie mammaire sont indiquées si un cancer du sein est soupçonné. Une radiographie pulmonaire est un premier examen approprié dans les cas de soupçons de cancer du poumon, et l’échographie est appropriée en présence de symptômes abdominaux et d’adénopathie isolée. Les examens d’imagerie additionnels sont dictés par les trouvailles radiologiques8. Dans les cas où les soupçons cliniques de tumeur maligne sont très élevés, il serait raisonnable d’effectuer une tomodensitométrie (TDM) en premier lieu 9. Toute trouvaille très suspecte rapportée sur une radiographie pulmonaire ou une échographie requiert une TDM avant la biopsie.
4e étape : biopsie
Le traitement du cancer repose sur la connaissance exacte de la pathologie tumorale, et pour accepter les nouveaux patients, les centres de traitement du cancer exigent des résultats de pathologie. Il est donc essentiel d’effectuer une biopsie en présence de forts soupçons de tumeur maligne. Les biopsies sont idéalement effectuées sur la tumeur soupçonnée la plus accessible afin de réduire les complications au minimum. Les autres moyens d’obtenir des résultats de pathologie sont notamment l’excision des nœuds lymphatiques touchés, la cytologie des épanchements ou de l’ascite, ou des interventions telles que l’endoscopie, la bronchoscopie, la médiastinoscopie, la pleuroscopie ou la coloscopie10. Toute biopsie qui présente un risque élevé de saignement, comme les biopsies des organes solides, exige une bonne gestion de l’anticoagulation (Encadré 2)11. L’algorithme de prise en charge de l’anticoagulation peropératoire de Thrombose Canada est un excellent outil; il se trouve sur www.thrombosiscanada.ca.
Prise en charge de l’anticoagulation avant la biopsie
Agents antiplaquettaires (p. ex. acide acétylsalicylique, anti-inflammatoires non stéroïdiens, clopidogrel, ticagrélor)—interrompre 5 jours avant
Warfarine—interrompre 5 jours avant, jusqu’à ce que le rapport international normalisé soit < 1,8; envisager de faire le pont à l’aide d’héparine de faible poids moléculaire
Anticoagulants oraux directs (p. ex. édoxaban, apixaban)—interrompre 2 ou 3 jours avant
Héparine de faible poids moléculaire—retenir 1 dose avant l’intervention si le traitement est prophylactique, et 2 doses si le traitement est thérapeutique
Données tirées de Patel et coll.11
Les échantillons de tumeurs doivent être adéquats aux fins d’examen histologique, de classification immunohistochimique (p. ex. facteur de transcription thyroïdien 1) et de profilage moléculaire (p. ex. facteur de croissance épidermique). Ainsi, les biopsies au trocart ou excisionnelles sont préférables, puisque le tissu d’aspirat par aiguille fine pourrait être insuffisant pour effectuer une analyse complète.
5e étape : détermination du stade
Après l’obtention des résultats de pathologie, le patient doit être recommandé à l’oncologue approprié. Pour éviter tout autre délai, il faut demander les examens de détermination du stade immédiatement après avoir posé le diagnostic. Ainsi, le stade est déterminé, ou sur le point de l’être, avant que le patient voie son oncologue, et le traitement peut donc être instauré plus tôt. Les examens de détermination du stade doivent refléter la distribution typique des métastases du cancer en question, de même que tout symptôme signalé par le patient (Encadré 3)12. Les cancers du sein et de la prostate asymptomatiques au stade précoce n’exigent pas d’examens de détermination du stade 13,14.
Examens de détermination du stade recommandés dans les cas de cancers courants : tous les examens d’imagerie doivent être faits avec produit de contraste lorsque possible.
Sein
- Stade clinique 1 et 2 et asymptomatique (tumeur < 5 cm et < 3 nœuds touchés ou > 5 cm et aucun nœud touché)
— Il n’est pas nécessaire de déterminer le stade
- Stade clinique 3 (tumeur < 5 cm et > 3 nœuds touchés ou > 5 cm et aucun nœud touché)
— TDM du thorax, de l’abdomen et du pelvis
— Scintigraphie osseuse
Poumon
- TDM du thorax, de l’abdomen et du pelvis
- Scintigraphie osseuse
- TDM ou IRM du cerveau
Côlon
- TDM du thorax, de l’abdomen et du pelvis
Prostate
- Faible risque clinique et asymptomatique (tumeur non palpable ou contenue dans la moitié de 1 lobe; taux d’APS < 10; score de Gleason ≤ 6)
— Il n’est pas nécessaire de déterminer le stade
- Risque intermédiaire ou élevé (tumeur confinée à la prostate; taux d’APS entre 10 et 20; score de Gleason ≥ 7)
— Scintigraphie osseuse
— TDM ou IRM de l’abdomen et du pelvis
TDM—tomodensitométrie, IRM—imagerie par résonance magnétique, APS—antigène prostatique spécifique.
Données tirées du National Comprehensive Cancer Network12.
La tomodensitométrie avec produit de contraste est généralement utilisée pour évaluer le thorax, l’abdomen et le pelvis15, alors que la scintigraphie peut détecter les métastases osseuses. L’imagerie par résonance magnétique (IRM) peut jouer un rôle dans la détermination du stade des cancers du rectum et de la prostate. L’imagerie cérébrale a recours à la TDM, plus facile à obtenir, ou à l’IRM, qui détecte 2 à 3 fois plus de lésions que la TDM, surtout celles de moins de 5 mm. L’IRM du cerveau est supérieure pour détecter la maladie leptoméningée et l’envahissement des nerfs crâniens16. Les oncologues poussent parfois plus loin la détermination du stade à l’aide de l’imagerie fonctionnelle (p. ex. tomographie par émission de positons), qui est indiquée dans certains cas de cancer afin d’en déterminer le potentiel de résection17.
6e étape : soutien et santé générale
Les premières discussions sur le diagnostic consistent à renseigner et à soutenir le patient, et à raccourcir le délai avant d’entreprendre le traitement. Les médecins de première ligne doivent veiller à ce que le patient prenne des rendez-vous de suivi réguliers afin de partager les résultats, de répondre aux questions, de fournir un soutien émotionnel continu, de traiter les symptômes et de voir à un plan de prise en charge adéquat. Ces rendez-vous doivent également aborder certains sujets d’importance, énumérés ci-dessous.
Abandon du tabac. Un diagnostic de cancer peut donner une bonne impulsion pour amorcer un changement. Le tabagisme durant le traitement augmente la toxicité des médicaments et en réduit l’efficacité. Le tabagisme est associé à un risque accru de récidive, de mortalité due au cancer ou générale, et d’apparition d’un deuxième cancer primitif18. Les médecins de famille sont bien placés pour donner à ces patients des conseils utiles sur l’abandon du tabac à un moment où ils pourraient être prêts à faire des changements dans leur vie.
Vaccins. Les vaccins vivants sont contre-indiqués durant la chimiothérapie, et l’efficacité des vaccins inactivés serait compromise. Les médecins de première ligne doivent s’assurer que tous les vaccins sont à jour avant d’entreprendre le traitement du cancer.
Fertilité. Le traitement anticancéreux, en particulier la radiothérapie et la chimiothérapie, cause l’insuffisance ovarienne prématurée chez 15 à 40 % des femmes de moins de 30 ans, et chez 49 à 100 % des femmes de plus de 40 ans19. Les hommes présentent une anomalie de la spermatogenèse après l’exposition à la chimiothérapie, à des taux pouvant atteindre 90 %, selon les médicaments de utilisés20. La préservation de la fertilité est souvent compromise dans l’urgence d’entreprendre le traitement contre le cancer. Il incombe au médecin de première ligne d’aborder ce sujet avec les patients en âge de procréer qui reçoivent un nouveau diagnostic de cancer. En dirigeant le patient rapidement vers un centre de fertilité, celui-ci disposera de plus de temps pour obtenir des conseils, prendre une décision et recevoir toute intervention nécessaire.
Conclusion
Les médecins de famille sont au premier rang du diagnostic de cancer. La présente approche par paliers facilite le diagnostic, la détermination du stade et les recommandations, raccourcit l’intervalle diagnostique et améliore les soins aux patients en abordant des problèmes tels que la fertilité, la vaccination et l’abandon du tabac. Effectué en temps voulu, le bilan des nouvelles tumeurs malignes aide à préserver la relation patientmédecin et, si le patient est recommandé au stade précoce de la maladie, il pourrait améliorer la survie.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2021 issue on page 265.
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