Depuis plus de 30 000 ans, les peuples autochtones et leurs descendants occupent le territoire de ce que l’on appelle aujourd’hui le Canada. L’une des conséquences les plus frappantes de la colonisation est l’idée répandue mais fausse que les peuples autochtones constituent une seule entité homogène. Bien que la Constitution du Canada reconnaisse 3 groupes différents, les Premières Nations, les Métis et les Inuits, ces catégories « juridiques » amalgament près de 1,7 million de personnes à travers le pays, vivant dans les réserves et hors réserve, en milieu urbain, rural ou éloigné. Dans tout le pays, on compte près de 100 nations autochtones différentes, dont l’histoire, les traditions et les cultures sont très différentes1. Une telle diversité exige une grande nuance dans les soins.
En tant que médecins, nous nous percevons généralement comme des professionnels de la santé bienveillants, faisant de notre mieux pour nos patients, ou du moins essayant de le faire. Il faut toutefois réaliser que, du côté des patients autochtones et de leur famille, la perception des soins peut être tout autre, le système de santé et ses professionnels n’ayant pas été historiquement synonymes de bienveillance. Plusieurs viennent de communautés où leurs Aînés témoignent encore des traumatismes directs des pensionnats ou de la rafle des années 60 (« Sixties Scoop »2), racontent comment leurs bébés ont été enlevés de force à leur famille3,4; comment des membres de leur communauté, de leur famille, ont été insultés et dénigrés pendant des décennies dans les hôpitaux et dans d’autres établissements de santé5, comment les abus de la part des personnes au pouvoir étaient monnaie courante et sans recours. Et plus on se penche sur la question, plus on écoute, plus on met en lumière la discrimination dont ils ont fait l’objet comme en attestent des cas de stérilisation forcée6, l’admission dans des hôpitaux disposant de beaucoup moins de ressources, l’envoi dans des sanatoriums pour tuberculeux pendant de longues périodes (des séjours dont plusieurs n’en sont jamais revenus), ou encore ont été pris pour cobayes dans des expérimentations réalisées sans leur consentement7-10. Jusqu’à récemment encore, des enfants étaient envoyés, seuls, sans leurs parents, du Grand Nord québécois pour recevoir des soins dans des centres de soins tertiaires7,11. Les milieux de soins eux restent encore très souvent arides ou fermés aux pratiques culturelles particulières, limitant par exemple la consommation de nourriture traditionnelle apportée par des proches ou encore la récupération du placenta après l’accouchement.
De manière générale, dans les communautés isolées, les services de santé autochtones disposent très souvent de moins de ressources que les services destinés aux populations blanches; les prestataires de soins y sont moins nombreux et font souvent des allers et retours dans les communautés, ce qui fait en sorte que les patients et les prestataires ne parviennent que rarement à établir des liens et relations significatives. Dans les zones urbaines et en périphérie des grands centres, les patients se heurtent à des obstacles spécifiques, et souvent non reconnus, pour accéder à des soins culturellement sécuritaires12,13. Par conséquent, de nombreux patients autochtones ne font pas confiance au personnel de la santé, et c’est compréhensible, et encore moins pour un examen intime. De plus, il faut aussi garder à l’esprit que les difficultés quotidiennes à obtenir des soins appropriés lorsqu’ils en ont besoin parce qu’ils ont des symptômes ou besoin d’un traitement fait que l’obtention de soins à caractère préventif restent une considération bien secondaire.
Il est donc essentiel de porter un regard sensible sur comment l’Histoire a marqué profondément et marque encore la manière avec laquelle les patients autochtones et les professionnels de la santé interagissent dans le système actuel. Le colonialisme a produit des effets durables sur la manière dont les soins de santé sont dispensés, sur la manière dont les patients autochtones perçoivent les professionnels de la santé et le système de santé actuel ainsi que sur la manière dont les professionnels euxmêmes se comportent à l’égard des patients autochtones. L’un de ses sous-produits est ce qu’on appelle les biais implicites. Un nombre croissant d’études sur les causes profondes des disparités en matière de santé entre les peuples autochtones et les autres Canadiens mettent en évidence la contribution unique du racisme et de la discrimination dans les soins de santé, un héritage qui ne peut être séparé de l’histoire coloniale, une histoire dont les médecins et les autres professionnels de la santé ont aussi été les complices7,10,14-18.
Ces questions vont au-delà des soins de santé préventifs et doivent être considérées comme un cadre fondamental susceptible d’influencer nos attitudes, notre jugement clinique et mêmes nos décisions cliniques. « L’approche probabiliste » inhérente au raisonnement clinique peut inconsciemment associer le fait « d’être autochtone » au fait d’être « à risque élevé », c’est-à-dire un risque élevé d’alcoolisme, de toxicomanie, d’être des mauvais parents dont les enfants doivent être protégés, d’avoir une sexualité débridée et des mœurs légères qui les exposent à des risques accrus de maladies transmises sexuellement, de mauvaise santé ou de mauvaises habitudes, ou encore de ne pas être capables ou intéresser à s’occuper de leur santé. Ce sont tous des stéréotypes couramment rencontrés au sein de la population générale.17,19,20 Et il ne faut pas l’oublier nous portons, comme médecins, les mêmes biais que la société à laquelle nous appartenons et que ces biais peuvent nous prédisposer à agir sur cette base plutôt que sur les faits. Il en résulte que malgré notre souci de bien faire, notre volonté proclamée de « traiter tout le monde de la même façon », nous négligeons que pour les patients, les familles et les communautés autochtones, la réalité est probablement tout autre.
Les rencontres médicales ne se déroulent pas dans un vide historique. Nos attitudes, nos gestes et nos recommandations ne sont pas isolés. De plus en plus d’écrits documentent la façon dont ils contribuent au sentiment, répandu chez les peuples autochtones, que les établissements de soins de santé ne sont pas des endroits sécuritaires et qu’en tant que patients, ils sont constamment à risque d’être traités stéréotypés et humiliés16.17. Cela peut favoriser une dynamique d’exclusion et d’évitement des soins, comme le décrivent de nombreuses études portant sur la perception des relations entre les prestataires et les patients dans les soins de santé21. Un tel évitement entraîne des retards dans les consultations, des rendez-vous manqués — pour ne pas dire des occasions manquées de prendre soin de ces patients — qui peuvent être suivis d’une maladie plus grave au moment du diagnostic, ce qui, par nature, renforcera les stéréotypes dans les soins de santé21.
Cette dynamique s’étend bien au-delà des murs des hôpitaux. L’expérience du patient Premières Nations, Métis ou Inuk résonnera dans sa famille et dans toute sa communauté, car ce qui arrive à l’un d’entre eux arrive à toute la communauté et, surtout, ce qui se passe dans la communauté fait partie de l’histoire du patient. Par conséquent, l’établissement et le renforcement des relations entre les médecins et les communautés sont essentielles pour comprendre les disparités en matière de santé des Autochtones et pour apporter des changements afin de garantir l’équité et la sécurité.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour la pratique de la médecine préventive? D’abord qu’on ne peut faire abstraction de l’histoire. Il faut la connaître et la reconnaître. Il faut reconnaître que pendant des décennies, les autorités médicales, avec les gouvernements, ont commis des abus, supervisé des expériences sur les patients contre leur gré et joué un rôle actif dans le projet d’assimilation des peuples autochtones, notamment en niant et en dévalorisant les connaissances en matière d’autogestion de la santé, tout en faisant preuve d’une condescendance généralisée et en étiquetant les peuples autochtones comme étant malades ou inférieurs7. Des générations d’enfants et de bébés qui ne sont jamais retournés dans leur famille ou leur communauté après leur séjour dans le système de santé. Aussi il faut bien comprendre une chose, lorsqu’un professionnel de la santé dit à une personne autochtone qu’il va « s’occuper d’elle » ou « avoir soins d’elle », c’est possible que ces termes ne résonnent pas de la même manière chez les deux protagonistes. Il est urgent de reconnaître que le pouvoir et les institutions médicales ont participé à ce qui est aujourd’hui reconnu comme un génocide des peuples autochtones au Canada et dont les effets se font encore sentir et touchent de manière disproportionnée les femmes autochtones4. Par conséquent, lorsque nous nous adressons à un patient autochtone, malgré nos meilleures intentions et notre volonté probablement sincère de ne pas répéter les erreurs du passé, nous devons reconnaître que même entre les murs de nos meilleurs établissements, le jugement sur la qualité et la sécurité des soins ne repose pas entre les mains des médecins, mais plutôt entre celles du patient, de sa famille et de sa communauté.
Si ce commentaire porte sur les soins de santé aux Autochtones en général, il offre également des pistes de réflexion sur les questions liées aux soins de santé préventifs et au dépistage. L’instauration de la confiance est essentielle pour mettre fin à la violence systémique dont sont victimes les peuples autochtones dans le domaine de la médecine. La confiance est une composante essentielle d’une prévention médicale efficace.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 567.
- Copyright © the College of Family Physicians of Canada