Les troubles du spectre autistique (TSA) chez les médecins sont une réalité qui devrait sortir du placard.
Comme le démontrera une recherche rapide dans les bases de données médicales, des ouvrages exhaustifs de plus en plus nombreux portent sur la fréquence des suicides, des troubles de l’humeur et de la dépendance chez les médecins. Pourtant, la base de connaissances entourant les TSA chez les médecins est insuffisante1. Une recension dans la littérature médicale à l’aide des expressions en anglais autism, autism spectrum disorder et physicians produit seulement 5 articles pertinents, dont 1 seul porte sur une véritable étude qualitative. Ce manque d’études s’explique par de nombreux facteurs. Plusieurs pointent vers le problème mal étudié et mal abordé de l’identification des TSA dans la société en général : à moins que le trouble soit sévère, de nombreuses personnes progressent vers l’âge adulte sans qu’on ne le détecte2 ou qu’elles reçoivent le bon diagnostic en raison d’une lourde comorbidité de l’autisme avec d’autres problèmes psychiatriques, ou encore parce que les TSA ne sont pas considérés comme une importante comorbidité par rapport à d’autres problèmes plus connus (par la médecine)3.
La résistance valable de la communauté des TSA contre la médicalisation de leur neurodivergence* (qui, dans les cas les plus flagrants, est la quête d’un « remède ») se traduit par une insuffisance relative de la recherche biomédicale sur ces troubles. La chronologie aussi revêt de l’importance ici : même si la détection s’est légèrement améliorée au cours des dernières décennies, il y a encore une immense cohorte d’adultes sur le marché de l’emploi, appelée la « génération perdue » de l’autisme4, qui a progressé dans le système d’éducation lorsque les TSA étaient moins connus que maintenant. Certaines explications de leur sous-identification parmi les médecins sont propres à la profession : la sélection d’étudiants en science performants, intelligents et consciencieux est privilégiée, et un nombre inconnu de ces personnes en seront à un point ou un autre du spectre; de plus, une intense stigmatisation internalisée due aux normes du professionnalisme décourage quiconque de demander de l’aide ou des accommodements5. Selon les estimations, la prévalence des TSA dans la population est de 1 personne sur 66, mais en raison des facteurs mentionnés ci-dessus, elle pourrait bien être plus élevée parmi les médecins6.
Jusqu’à récemment, la littérature médicale ne comptait que quelques articles concernant les témoignages d’expériences vécues par des médecins, principalement des témoignages éloquents de médecins qui exercent malgré une intense stigmatisation, ou de médecins qui ont cessé leur pratique pour cette raison. Ces ouvrages peu nombreux, bien qu’ils ne soient pas « scientifiques », donnent à penser que les médecins ayant un TSA ont beaucoup à offrir à la profession en termes de diligence, d’intelligence et de solution créative de problèmes1,7,8.
En 2020, le premier article qualitatif semblait tenter de capter de manière prospective les expériences de médecins ayant un TSA, surtout ceux qui avaient eu accès à un programme d’aide à l’intention des médecins au Royaume-Uni9. Comme on pouvait s’y attendre, les témoignages révèlent une intense stigmatisation. Les 10 médecins dans cette petite cohorte souscrivaient à l’idée que les médecins doivent être compétents et efficaces, mais contestaient fortement les dogmes traditionnels du professionnalisme, et aspiraient à des accommodements en milieu de travail pour leur neurodivergence. Il s’agit d’un type de travail que ne font généralement pas les programmes d’aide aux médecins, qui affecte des professionnels afin qu’ils aident les personnes identifiées à régler leurs problèmes, quoiqu’un représentant du programme de santé des médecins de l’Ontario Medical Association m’ait informé que ce programme continuait d’évoluer en apprenant des médecins, des stagiaires et des fournisseurs de services, comme The Redpath Centre, et en travaillant avec eux pour trouver des façons de mieux soutenir les personnes autistes et de défendre leurs intérêts (travaux en cours, T. Bober, communication par courriel du 4 mai 2020). Il ne semble pas y avoir une bonne concordance entre ce que ferait un programme habituel de santé des médecins pour ceux qui souffrent de dépression ou de dépendance, comme organiser une évaluation par des psychiatres et des spécialistes des dépendances, faire des analyses d’urine et surveiller des comportements « altérés », et ce dont les médecins autistes pourraient avoir besoin et bénéficier, notamment un milieu de travail dénué de stigmatisation qui ne surveille pas les comportements dits pathologiques, mais les accepte.
La norme qui renforce la norme
La nécessité d’améliorer cette concordance est assez évidente si on regarde les politiques des ordres de médecins à propos de leurs membres « perturbateurs ». Par exemple, la politique sur le comportement des médecins dans le milieu professionnel du College of Physicians and Surgeons of Ontario, mise à jour en mai 2016, dicte ce qui suit comme première disposition :
Les médecins doivent assumer la responsabilité de leur comportement et se conformer aux obligations et aux attentes énoncées dans cette politique, dans d’autres politiques du Collège, dans le guide de pratique et dans les lois applicables, de même qu’aux attentes énoncées dans les codes de conduite, les politiques et les règlements des établissements. Plus précisément :
Les médecins doivent respecter les normes du professionnalisme médical, se conduire de manière professionnelle et ne pas adopter des comportements perturbateurs.
Les médecins doivent agir de manière respectueuse et courtoise avec leurs patients, leurs collègues et les autres personnes impliquées dans la prestation des soins de santé10.
Il est facile de comprendre comment les médecins autistes qui se débattent dans l’environnement de sociabilité obligatoire de la médecine pourraient transgresser des décrets normatifs comme ceux-là, simplement parce que c’est la norme qui renforce la norme. (Les caractères gras dans cet extrait sont présents dans la politique originale s; plus loin dans le document, l’omission de travailler avec autrui en collaboration ou en coopération est donnée comme exemple de comportement perturbateur10.) Que peut donc faire un pauvre médecin autiste? Il ne s’agit pas de dire qu’un comportement perturbateur ne devrait pas être appelé par son nom, parce qu’un abus est un abus; en effet, les médecins autistes mentionnés précédemment dans l’étude qualitative se sont empressés de dire que les normes comportementales doivent être respectées, mais qu’elles devraient l’être dans une culture de respect mutuel et d’accommodement9. Le problème, dans le cas d’un médecin autiste, n’en est pas un de professionnalisme, mais bien de normativité, d’une norme qui se reproduit elle-même conformément à une fonction disciplinaire, et le déséquilibre des pouvoirs est immense.
Démystifier, soutenir, recalibrer
Au Royaume-Uni, il existe des réseaux d’entraide par les pairs à l’intention des médecins autistes. Le Canada n’a pas de telles structures. En Ontario, la province la plus populeuse du Canada, il n’y a qu’un seul centre, The Redpath Centre, à Toronto, qui vient en aide aux médecins et aux étudiants en médecine ayant un trouble autistique diagnostiqué ou soupçonné. Son personnel est formé de quelques cliniciens qui acceptent des demandes de consultation du programme de santé des médecins†. Le plus souvent, leur travail est d’identifier les adultes qui ont été considérés comme pathologiques en raison de leurs styles d’apprentissage différents et qui ont vécu une détresse considérable en faisant l’objet des pratiques disciplinaires des facultés de médecine ou des établissements. Souvent, on attribue à ces personnes une inaptitude ou une méchanceté fondamentale, alors qu’en réalité, c’est leur nature que ne comprennent pas les responsables de la discipline, et que souvent, ces personnes elles-mêmes qui n’ont pas encore reçu un diagnostic ne comprennent pas (communication personnelle, K. Stoddart, le 4 mai 2020).
Alors, comme première étape, le simple fait qu’il existe des TSA parmi les médecins doit être admis et reconnu. Nous devons aller au-delà des stéréotypes bien connus, par exemple celui de l’étudiant qui a été étiqueté comme étant « destiné à une carrière en pathologie » ou « meilleur ailleurs qu’en soins cliniques », mais aussi celui du savant, glorifié par la culture populaire, comme dans l’émission télévisée Le bon docteur; il nous faut encourager un climat propice à la demande d’aide par l’intéressé, à l’identification et aux accommodements, et reconnaître que des médecins autistes apportent leur contribution dans toutes les disciplines de la médecine.
Une fois franchie la simple étape de la reconnaissance, la suivante serait d’étudier activement les TSA chez les médecins canadiens. La démographie de base est importante pour comprendre la portée et l’ampleur de la neurodivergence chez les médecins. Une quantification plus approfondie et élargie peut se produire si la stigmatisation est contrecarrée et si ceux qui auraient autrement été classés pathologiques se manifestent, peut-être avant même d’être détectés par le radar disciplinaire. Les programmes de santé des médecins au Canada pourraient élargir leurs infrastructures relatives aux TSA et former des réseaux de pairs si précieux, semblables à ceux qui ont eu tant d’importance dans le modèle du groupe du caducée pour les professionnels de la santé ayant une dépendance, afin de rattraper le retard avec d’autres instances aux États-Unis et au Royaume-Uni. Enfin, les régimes du professionnalisme, quoiqu’ils soient utiles pour la norme, pourraient être fructueusement contestés comme entités de normalisation oppressives, et leur application uniforme et universelle pourrait enfin être calibrée et conditionnelle lorsqu’il est question d’un neurodivergent.
Footnotes
↵* Les mots neurodivergence, neurotypique, neuroatypique et d’autres, semblables, sont une tentative de définition pour que la norme intègre le fait qu’il y a d’autres façons valables d’exister, que l’humanité n’est pas construite, ce qui est sage, selon des formes idéales. J’utilise ces mots avec fierté parce qu’avant de les avoir connus, il y a une dizaine d’années, je ne disposais pas des outils de la rhétorique pour comprendre que la norme m’oppressait en décidant tout simplement ce qui était « pareil » et ce qui était « différent ». Contrairement à de nombreux médecins qui font de la recherche et écrivent à propos de mes communautés, je m’identifie moi-même comme étant neurodivergent.
Remerciements
Je remercie le Dr Kevin Stoddart pour le temps qu’il a pris afin de porter à mon attention divers articles utiles qui ont éclairé mes réflexions dans la rédaction de cet article, et d’aider des médecins autistes depuis de nombreuses années.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available from www.cfp.ca on the table of contents for the August 2021 issue on page 569.
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