
Celui qui a rendu un service doit se taire : c’est à celui qui l’a reçu de parler.
Sénèque
J’ ai récemment participé à un débat tenu à mon hôpital où il était question de savoir si les soins virtuels étaient là pour de bon et, dans l’affirmative, si c’était une bonne chose. La résolution à adopter portait sur l’idée que la majorité des soins cliniques peuvent être prodigués plus efficacement de manière virtuelle. J’argumentais contre la résolution.
L’un de mes principaux arguments était l’importance de la continuité des soins. Le Dr Ian McWhinney a le mieux illustré ce concept : « Que signifie être médecin de famille? Pour moi, cela signifie que notre relation avec nos patients est inconditionnelle… elle se termine seulement par la mort, la séparation géographique ou un consentement mutuel »1.
La continuité des soins, notamment la volonté d’un médecin d’assumer la responsabilité des soins longitudinaux d’une personne, et son importance centrale dans le travail des médecins de famille peuvent être envisagées de différentes façons. L’une de ces façons se situe sur le plan des relations et de leurs effets sur les individus et les communautés.
Peu de personnes ont décrit cette responsabilité de manière aussi éloquente que le Dr David Loxterkamp dans son texte « The lost pillar: does continuity of care still matter? »2 (Le pilier perdu : la continuité des soins importe-t-elle encore?), qui repose sur une histoire qu’il a initialement entendue lorsqu’il a établi sa pratique, il y a plus de 3 décennies, une histoire qui mériterait nos félicitations (lisez l’essai)2.
Une autre façon d’envisager la valeur de la continuité des soins se situe au niveau du système. En 2018, Pereira Gray et ses collèges ont publié la première grande revue systématique de la littérature scientifique démontrant que la continuité des soins par les médecins tant spécialistes que généralistes est associée à des taux de mortalité plus faibles dans toutes les cultures3. La même année, Bazemore et ses collègues ont fait valoir qu’une plus longue continuité avec un médecin de soins primaires se traduisait par un moins grand nombre d’hospitalisations et des coûts moins élevés en soins de santé4. Dans une récente revue systématique, Baker et ses collègues ont cerné une relation inversement proportionnelle entre la mortalité toutes causes confondues et la continuité des soins5.
Pourtant, même si les données probantes étayant l’impact positif de la continuité des soins se multiplient, pourquoi donc, comme le maintient le Dr Loxterkamp, la médecine familiale a-t-elle négligé la continuité comme l’un de ses principes fondamentaux? Des forces sociales puissantes agissant au cours de la moitié du siècle dernier ont miné le type de continuité personnelle des soins que décrit le récit du Dr Loxterkamp : l’urbanisation qui a suivi la Troisième révolution agricole des années 1950 et 1960, l’atomisation des familles, la montée de la culture de consommation, sans compter la croissance et la complexité accrue des soins de santé euxmêmes. Ceux qui ont choisi de pratiquer dans des communautés rurales et éloignées sont peut-être les derniers d’entre nous à vivre le type de continuité que décrit le Dr Loxterkamp.
Au cours des premiers mois de la pandémie, les médecins de famille et leurs patients ont accueilli avec enthousiasme les soins virtuels comme étant « assez bons ». Mais l’expansion des soins virtuels durant cette période pourraitelle mener à une plus grande détérioration du pilier de la continuité? L’une des conséquences imprévues de la virtualisation des soins a été une « ruée corporative dans les soins primaires », comme le décrivent les Dres Sheryl Spithoff et Tara Kiran dans un article publié un an après le début de la pandémie6. Au nombre des inquiétudes qu’elles soulèvent figure le fait que cette rétrocession corporative des pratiques de soins primaires puisse mener à la promotion de soins transactionnels plutôt que relationnels, nuisant davantage à la continuité et exacerbant la « règle des soins inversement proportionnels »7.
Dans le numéro de ce mois, un intéressant article d’Occasion d’enseignement (page e18) des Drs José François et Émilie Fowler aborde les difficultés d’offrir des expériences de la continuité des soins aux résidents dans le contexte du modèle du Centre de médecine de famille8. Les 4 principes qu’ils préconisent sont les suivants : assurer que les résidents comprennent et valorisent la continuité des soins, assurer la centralité des besoins du patients, adopter le modèle interprofessionnel de la continuité clinique et éducative, et optimiser l’horaire des résidents pour permettre la continuité.
Chaque génération de médecins de famille fait face à la remise en question des principes que nous valorisons et des genres de soins que nous dispensons. À l’aube d’une révolution virtuelle, il est essentiel de nous engager à enseigner la valeur de la continuité des soins et de la préserver dans nos pratiques, aussi difficile que cela puisse être.
Footnotes
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