Le rôle des programmes de formation en compétences avancées (CA) au Canada a fait l’objet de vastes débats. Ces programmes étaient conçus pour offrir aux résidents et aux médecins en pratique active des possibilités de parfaire leurs compétences dans des domaines ciblés afin de soutenir la prestation de soins complets adaptés aux besoins de la communauté. Avec le temps, le nombre de choix de formations en CA s’est accru, et de plus fortes proportions d’apprenants s’en prévalent1. Malgré ces tendances, des débats litigieux surviennent, parce que certains font valoir que les programmes de CA détournent les résidents de la pratique de la médecine familiale complète et globale1-3. D’autres maintiennent, au contraire, que la formation en CA pourrait augmenter le nombre de diplômés qui offrent une médecine familiale complète par l’entremise de soins ailleurs qu’en clinique à la suite du perfectionnement professionnel élargi4,5. Certaines études soulignent la valeur ajoutée que les diplômés des programmes de CA pourraient apporter, puisqu’ils seraient plus susceptibles de jouer des rôles de chefs de file dans leurs collectivités4,5. Un rapport interne de recherche du Dr Grierson et ses collègues pour le compte du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC), qui examinait les impacts du programme de Certificats de compétence additionnelle du Collège, décrit ces opinions divergentes6. Le rapport reconnaît la valeur qu’apportent les programmes de CA en répondant à des besoins communautaires particuliers, mais il signale aussi l’impact que peuvent avoir ces programmes sur la proportion décroissante des médecins qui exercent la médecine familiale complète6.
Alors que des questions persistent à propos des relatifs bienfaits et inconvénients des programmes de CA, le profil de la formation postdoctorale en médecine familiale se transforme au Canada, en particulier en ce qui a trait à sa portée et à sa durée7. Le présent commentaire examine les facteurs à l’origine des programmes de CA et discute d’une conception novatrice de programmes de résidence qui propose une voie à suivre pour l’avenir de la formation en médecine familiale susceptible de réconcilier les tensions actuelles. Le commentaire met aussi en évidence les aspects essentiels de l’évaluation des programmes qui doivent être pris en compte, surtout dans une réforme novatrice du cursus.
La nécessité d’une évaluation plus approfondie de la formation postdoctorale intégrée
Les résidents ont exprimé différentes raisons pour lesquelles ils suivent une formation en CA, qui recoupent leur perception des besoins en soins de santé de la communauté, leurs aspirations professionnelles, leurs intérêts cliniques particuliers, et la gestion des exigences de la vie personnelle et professionnelle6. Les données recueillies par le CMFC dans le Sondage longitudinal en médecine familiale ont révélé des augmentations année après année dans notre établissement, l’Université de Toronto (Ontario), du nombre de résidents en médecine familiale qui choisissaient de faire une demande d’inscription dans des programmes de CA, notamment les 47 % de résidents de notre cohorte de 2018-2019 qui ont présenté une telle demande. Cet ensemble de données a révélé que la plupart des résidents se sentaient adéquatement préparés à exercer dans leur domaine de CA choisi après avoir reçu leur diplôme; par ailleurs, 26 % étaient d’avis que d’éventuels employeurs exigeraient cette formation et 42 % souhaitaient encore plus d’exposition à la CA, même s’ils se sentaient prêts à exercer dans ce domaine. Selon Grierson et ses collègues, certains résidents dans des programmes de CA expriment un vif intérêt à l’égard des soins cliniques plus aigus, tandis que d’autres cherchent à améliorer leur compétitivité pour obtenir des postes universitaires, et que d’autres encore cherchent à optimiser leur rémunération et leur équilibre travail-famille6. Il y a aussi des messages du cursus caché qui émergent durant toute la formation et font en sorte que les résidents en médecine familiale ont l’impression que l’achèvement d’un programme de CA est valorisé, et même nécessaire, pour travailler dans les centres urbains8,9.
L’intérêt pour les programmes de formation en CA a suscité une plus vaste exploration de la question de savoir si les programmes de résidence canadiens en médecine familiale devraient adopter un modèle de 3 ans de formation, pour concorder avec les programmes à l’échelle internationale, qui durent de 3 à 4 ans10. Cette option a été envisagée lorsque le CMFC a entrepris de multiples initiatives pour évaluer l’avenir des programmes de formation en médecine familiale10,11. Parmi ces initiatives figuraient la publication du Profil professionnel en médecine de famille, qui définit la portée des soins prodigués par les médecins de famille10, et l’élaboration du projet sur les finalités d’apprentissage, qui réexamine la nature de la formation postdoctorale en médecine familiale au Canada11. Ces initiatives fournissent un cadre de travail pour définir les compétences en fin de formation, la durée de la formation et l’état de préparation à exercer la médecine familiale complète dans divers milieux communautaires10,11.
La possibilité de faire la transition vers un programme de formation en médecine familiale de 3 ans crée une opportunité unique de faire le pont entre la diversité des programmes de CA et l’intérêt qu’ils suscitent, et le profil potentiellement changeant de la résidence en médecine familiale. Une approche novatrice serait d’intégrer des programmes de CA existants dans les programmes de résidence traditionnels. Comme stratégie curriculaire, l’intégration vise à faire cohabiter l’apprentissage, soit longitudinalement ou dans toutes les matières, à l’appui du développement d’une expertise adaptative12. L’intégration longitudinale à l’échelle du programme signifierait que la formation en CA serait intercalée à l’intérieur et dans l’ensemble d’un programme élargi de résidence en médecine familiale13. Cette approche intégrée pourrait maintenir un accent continu sur les soins complets et la formation d’une identité professionnelle en soins primaires, tout en développant un ensemble de compétences ciblées. L’intégration curriculaire est couramment explorée dans le contexte médical prédoctoral, avec pour but principal l’intégration des sciences fondamentales et cliniques13. Par ailleurs, les programmes postdoctoraux font l’objet de très peu d’attention empirique13-15. Nous pensons que les programmes postdoctoraux intégrés devraient être évalués de manière plus rigoureuse, dans le but d’explorer en particulier le potentiel de leur déploiement durable.
Il n’existe au Canada que 3 programmes formellement structurés et présentés comme étant des résidences intégrées longitudinalement en médecine familiale et en CA : le programme intégré de médecine familiale et de médecine d’urgence à l’Université Dalhousie, en NouvelleÉcosse, le programme de médecine familiale et de soins aux aînés de l’Université du Manitoba à Winnipeg et le programme nouvellement instauré au Département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto16,17. Le Programme de médecine familiale et de compétences avancées (FAM-ES) de l’Université de Toronto est un cursus longitudinal de 3 ans qui intègre du contenu d’un programme existant de CA avec celui du tronc commun en médecine familiale durant la deuxième et la troisième année de formation. Pour la première cohorte du FAM-ES, les programmes existants sur les soins aux aînés et les soins palliatifs sont intégrés. Le recrutement interne pour le programme expérimental a commencé tôt en 2020, et 2 résidents du FAM-ES ont commencé leur programme intégré en septembre 2020. Le FAM-ES repose sur plusieurs principes fondamentaux : il insiste toujours sur les soins complets, tout en formant les résidents à répondre à des besoins communautaires de soins plus ciblés, il se concentre sur la pratique familiale en équipe et il soutient la formation d’une identité professionnelle en tant que médecins de famille de soins complets. Pour réussir à mettre en œuvre ces principes, il faudra des investissements dans les ressources, l’engagement du corps professoral et une recherche évaluative délibérée pour éclairer les programmes en cours et futurs.
Les enquêtes scientifiques limitées concernant la mise en œuvre et les impacts des programmes de CA sont problématiques. L’intérêt universitaire actuel à l’égard des modèles de pratique changeants dans les soins primaires canadiens sera vraisemblablement propice pour mieux comprendre les résultats plus généraux des programmes de CA6,18. De telles investigations peuvent permettre aux chercheurs dans ce domaine d’examiner si ces programmes jouent un rôle dans l’augmentation du nombre de médecins de famille en pratique complète ou s’ils limitent l’accès à des soins primaires complets. Il est aussi essentiel que les érudits en évaluation se penchent sur les questions liées à la qualité, à la faisabilité et à la durabilité de l’implantation de tels programmes. Les résultats des programmes de CA et de CA intégrés pourraient varier avec le temps et selon le contexte, en raison des différences dans les principes, la pédagogie, les pratiques d’enseignement et les possibilités expérientielles à l’échelle du programme. Si les programmes de CA intégrés deviennent un modèle pour les programmes de résidence en médecine familiale de 3 ans, il est crucial de porter attention à la mise en œuvre du programme, compte tenu des données probantes actuelles sur la nature incertaine des réformes curriculaires soutenues et déployées à grande échelle19-21.
Les interventions curriculaires novatrices ou réformatrices sont rarement implantées exactement comme prescrit22,23. Non seulement les changements au cursus peuvent être vivement contestés, mais une adaptation est aussi souvent nécessaire pour modifier les stratégies curriculaires prévues en fonction des besoins émergents des stagiaires et des variations contextuelles24. L’évaluation de la mise en œuvre du programme doit se pencher sur l’adhésion réelle aux principes fondamentaux de la réforme et la façon dont ils se concrétisent, de même que sur la manière dont le cursus évolue avec le temps et pourquoi. Pour l’évaluation du programme FAM-ES plus particulièrement, nous misons sur un cadre novateur pour évaluer la mise en œuvre qui guide l’examen de la façon dont les principes pédagogiques adoptés se matérialisent dans la pratique25. Nos travaux d’évaluation examineront la façon dont l’enseignement et les pratiques d’apprentissage favorisent ou entravent les principes curriculaires fondamentaux. En outre, ils exploreront les questions entourant la durabilité du programme (p. ex. examiner si le corps professoral et les stagiaires sont structurellement et individuellement positionnés pour adhérer aux principes du programme jugés prioritaires). Les connaissances acquises de telles explorations peuvent être instrumentales pour les systèmes d’éducation qui travaillent à mobiliser des ressources limitées, ou pour déployer localement, régionalement ou nationalement des interventions expérimentales25. L’omission d’identifier les défis dans la mise en œuvre peut jeter le doute sur les connaissances accumulées sur la façon dont les programmes de CA intégrés influenceront des résultats variables et pourquoi. Nous pensons qu’en plus de la conception des programmes et des considérations liées à leur prestation, les programmes longitudinaux de CA intégrés doivent évaluer leur faisabilité et leur durabilité pour éclairer de manière significative l’éducation future en médecine familiale. De tels travaux d’évaluation sont particulièrement nécessaires lorsque les données probantes concernant l’éducation médicale axée sur les compétences sont limitées dans la littérature scientifique26. Ce travail est essentiel non seulement pour rajuster de manière continue les programmes, mais aussi pour faciliter la conception optimale d’une stratégie d’évaluation sommative afin de saisir les résultats à long terme du programme, tant les résultats prévus qu’imprévus.
Conclusion
Les tensions à propos des rôles, des risques et des bienfaits des programmes de CA persisteront sans doute. Il y aura des débats sur la question de savoir si une résidence plus longue est réellement la réponse aux problèmes complexes auxquels l’éducation en médecine familiale est confrontée, de même que des questions sur la durée maximale des programmes de résidence. Par conséquent, l’avenir des programmes de CA demeure incertain. Des programmes novateurs intégrés longitudinalement comme FAM-ES pourraient contribuer à alimenter la conversation nationale à propos de la durée et de la structure optimales des futurs programmes. La prise de conscience de ce « potentiel d’information » dépend de la réceptivité des établissements à poser d’audacieuses questions évaluatives qui éclairent la conception, la durabilité et les répercussions optimales de ces programmes. En fin de compte, si de tels programmes contribuent à des pratiques de médecine familiale plus compétentes et plus adaptées aux besoins communautaires en matière de santé, les établissements de médecine familiale devront alors envisager la création de possibilités semblables pour les futurs stagiaires.
Footnotes
Intérêts concurrents
Plusieurs des auteurs de cet article (G. Sirianni, S. Kawaguchi, A. Freedman, S. Murdoch et R. Freeman) ont participé à l’élaboration et à la mise en œuvre du programme expérimental intégré de 3 ans en médecine familiale et en compétences avancées dont il est question dans ce commentaire.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2022 issue on page 13.
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