
« J’ai fait des choses terribles. » Werner* tortillait sa manche.
« J’étais dans le mouvement de la Jeunesse hitlérienne, poursuivit-il, et plus tard, durant la guerre, j’étais soldat dans la Wehrmacht. »
L’armée allemande.
J’ai figé.
Il était un nouveau patient. Avant de procéder à une anamnèse complète, je lui ai simplement demandé : « Parlez-moi de vous. Racontez-moi un peu de l’histoire de votre vie ». C’était juste une introduction pour apprendre à le connaître, mais il s’est lancé dans cette direction.
Il m’a regardé droit dans les yeux, inconscient de l’ironie d’avoir choisi un médecin dont des membres de la famille avaient été assassinés durant l’Holocauste.
J’ai essayé de me concentrer sur ce qu’il disait. Quelque chose à propos d’une douleur au haut du bras, d’un nerf coincé dans le cou. Il m’a regardé amèrement.
« La douleur est terrible. Elle ne part jamais. »
Je l’ai regardé à mon tour. J’ai pensé qu’il était juste un vieil homme fatigué. Mais, lorsque j’ai examiné le haut de son bras, l’image du brassard nazi m’est apparue. Rouge, avec une croix gammée noire.
Je me suis efforcé de l’effacer de mon esprit; je devais me concentrer sur ses problèmes.
Au cours des mois suivants, Werner est revenu me voir pour différentes raisons : du psoriasis, une arythmie, un ulcère gastrique. Il m’était difficile de faire abstraction de mes pensées; alors qu’il me parlait durant ces visites, je me sentais distant, distrait.
Je me demandais quelles « choses terribles » il avait faites. Mon esprit se remplissait d’images. Des prisonniers affamés et squelettiques derrière des barbelés. Des chambres à gaz.
Qu’avait-il commis personnellement? Je suis né durant cette guerre. Et si j’étais né en Europe?
J’avais lu le récit d’une survivante qui décrivait des soldats allemands conduisant comme un troupeau un groupe de civils juifs. Elle avait été témoin d’un soldat qui avait arraché un bébé des bras de sa mère, l’avait lancé dans les airs et l’avait tiré d’un coup de feu avant qu’il ne tombe à terre, pour le sport.
Moi aussi, j’étais bébé à cette époque. Werner devait avoir 22 ans.
Lors d’une visite pour son arthrite cervicale, je l’ai observé alors qu’il replaçait méthodiquement ses manchettes, puis qu’il pliait la réquisition pour sa radiographie afin que les bords s’alignent parfaitement.
Je me suis demandé s’il m’aurait épargné.
Mais j’accepte de soigner quiconque vient à ma porte. Je ne peux pas choisir qui je vais traiter. Un médecin compose avec tous les patients.
À son rendez-vous suivant, il était particulièrement agité.
« C’est vraiment terrible, docteur, dit-il avec son fort accent allemand. Je dois me lever 6 ou 7 fois chaque nuit pour uriner. »
« Cela doit être plutôt déplaisant. »
« Non, ce n’est pas déplaisant, rugit-il. C’est affreusement horrible. » Son visage était rouge tant il était frustré.
Cette poussée de colère a fait surgir en moi l’image marquée au fer dans ma mémoire d’une photographie grenue en noir et blanc que j’avais vue à l’école secondaire montrant des soldats nazis abattant un rang de civils. Les gens se tenaient au bord des fossés qu’ils avaient été forcés de creuser pour leur servir de sépultures. J’ai chassé l’image de mon esprit.
« Je vais vérifier votre prostate, lui dis-je. C’est la cause habituelle à votre âge. »
Comme prévu, elle était très hypertrophiée. Une échographie a confirmé qu’il ne pouvait pas vider sa vessie. Je lui ai prescrit des médicaments qui l’ont aidé un peu. Éventuellement, il a subi une intervention chirurgicale; il s’est montré reconnaissant et s’est calmé. Mais, de temps à autre, son tempérament s’enflammait encore et, lorsqu’il perdait patience, il criait. Durant ces moments, je voyais ses mâchoires se crisper et je sentais les muscles de mon propre cou se contracter.
Lors d’une visite pour un problème aux yeux, il a enlevé ses lunettes pour que je puisse l’examiner. Les montures étaient noires, larges et anciennes. J’ai momentanément eu le regard fixe, me rappelant une photo prise à la libération d’Auschwitz. L’intérieur d’un entrepôt était rempli de lunettes, des piles colossales, des milliers de paires, qui avaient été rationnellement enlevées aux enfants et aux adultes avant qu’ils soient gazés.
J’ai cligné des yeux et j’ai enlevé mes lunettes pour examiner ses yeux.
Au cours de toutes nos rencontres, Werner n’a jamais plus parlé de ce qu’il avait fait durant la guerre. Et j’ai refréné l’envie de le lui demander. Parce que si mes craintes s’étaient confirmées, ma situation aurait été impossible. J’aurais été déchiré entre le dégoût et la nécessité de me montrer gentil et compatissant.
Une décennie après notre première rencontre, je suis entré dans la salle d’examen où Werner m’attendait.
« Bonjour, Werner. Je suis contant de vous voir. » Je devais me forcer un peu, mais je lui ai souri, comme je l’aurais fait avec tous mes autres patients.
Il a hoché la tête, mais a évité mon regard et n’a pas souri en retour. Il a commencé directement à parler de ses problèmes, énumérant ses symptômes d’une voix aigrie.
J’ai pensé qu’il ne valait vraiment pas la peine de l’accueillir avec un sourire. Il était trop préoccupé par ses malaises pour y répondre, pour établir une connexion avec moi.
La fois suivante où il est venu à ma clinique, j’ai essayé de l’aborder différemment. En position assise, je me suis penché vers lui et l’ai regardé intensément dans les yeux.
« Bonjour, Werner, comment allez-vous? »
J’ai prononcé ces quelques mots, non pas de la façon habituelle et polie, mais en pesant lentement sur le sens de chacun des mots. Comment… allez-… vous?
Cette fois, il a répondu à mon regard.
« Plutôt mal, docteur. »
Il s’est arrêté, les yeux presque au bord des larmes.
« Je suis désolé de l’apprendre », lui dis-je.
À ma surprise, il soutenait encore mon regard. Il se connectait maintenant.
« À vrai dire, je me sens misérable. »
Je suis resté penché vers lui.
« Pouvez-vous m’en parler? »
Il s’est raclé la gorge, a baissé les yeux vers ses mains, puis a tourné son regard vers moi.
« Allez, dites-le-moi, lui dis-je. Je vous écoute. »
« C’est à propos de Penny, la fille de mon neveu. Elle a une forme grave de leucémie. Très agressive. Elle n’a que 7 ans. ». Sa voix s’est entrecoupée. « Elle commence une chimiothérapie. »
À partir de ce moment-là, Werner m’a souvent parlé de ses inquiétudes à propos de Penny. Il se souciait de ses proches. Il ne s’était jamais marié, mais il était très attaché à la famille de son frère. J’en suis venu à voir son humanité et sa vulnérabilité.
Durant ses dernières années, Werner s’est adouci et je suis devenu moins stressé en sa présence. La plupart du temps, je pouvais tenir à l’écart de mon esprit l’image du brassard nazi. Durant les 26 années où je l’ai eu comme patient, il s’est montré fidèle et coopératif. Je me suis efforcé de le traiter de la même manière que tous mes autres patients.
Les images ont refait surface à l’occasion. Mais, je me sentais bien de savoir que je le gardais en santé.
Werner est décédé, paisiblement, à l’âge de 96 ans. Normalement, si j’ai traité un patient pendant 26 ans, à son décès, je ressens un sentiment de perte, de chagrin. Pourtant, quand Werner s’est éteint, je n’ai ressenti qu’un peu de tristesse.
Était-ce parce qu’il a vécu jusqu’à 96 ans en relativement bonne santé?
Ou était-ce parce qu’à sa mort, je me suis rappelé mes doutes lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois?
S’il avait croisé mon chemin autrefois, m’aurait-il épargné? Ou encore, aurait-il suivi les ordres?
Il n’aurait jamais imaginé alors qu’une personne comme moi grandirait pour devenir son médecin. Une personne lui demanderait : « Parlez-moi de vous. Racontez-moi un peu de l’histoire de votre vie ».
Quelles étaient donc les choses terribles qu’il pourrait avoir faites? Je ne voulais pas le savoir, prendre le risque d’être écarté des soins et de la connexion que je lui devais.
Il vaut mieux qu’un médecin ne le sache pas.
Parfois, la vie, elle aussi, doit reposer en paix.
Footnotes
Le récit du Dr Newman a remporté le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale de 2021, remis par la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix est nommé en mémoire de la Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine de famille parmi ceux présentés.
↵* Le récit raconte une histoire vraie. Le nom du patient et certains détails ont été modifiés pour protéger la confidentialité.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2022 issue on page 49.
- Copyright © 2022 the College of Family Physicians of Canada