Les données probantes montrent une relation étroite entre la pauvreté et la santé1. Les enfants qui vivent dans la pauvreté courent un risque accru de mortalité et de mauvaise santé, notamment des taux plus élevés de blessures non intentionnelles, d’homicides, de faible acuité visuelle et d’anémie ferriprive2. Au Canada, 1 enfant sur 5 vivait dans la pauvreté avant la pandémie de la COVID-19 et, selon les projections, ce nombre augmentera pendant au moins les 5 prochaines années1. Entre février et août 2020, le taux de chômage est passé de 5,6 à 10,2 %, et les groupes à plus faible revenu ont été les plus durement touchés3. Au début de la pandémie, le taux d’insécurité alimentaire chez les familles se situait à 19,2 %, soit près du double de celui enregistré en 20184. On s’attend à ce que la fermeture des écoles à l’apprentissage en présentiel ait élargi les disparités qui existaient déjà en éducation, et nui de manière disproportionnée aux enfants et aux familles vivant déjà des iniquités au chapitre de l’accès à Internet et aux ordinateurs, et dans des milieux familiaux abusifs ou instables5.
Les praticiens et les décideurs doivent prévoir que la pandémie de la COVID-19 entraînera probablement des répercussions à long terme sur la santé et le bien-être. Le fardeau disproportionné de la pandémie sur les épaules des enfants dont les besoins sociaux sont insatisfaits justifie un appel à l’action pour trouver de nouveaux modèles d’intégration des soins. Dans le présent commentaire, nous exposons le problème que posent des systèmes de soins de santé et d’aide sociale disparates, nous passons en revue 3 modèles d’intégration des soins de santé et de l’aide sociale, et nous proposons 4 principales composantes pour mieux intégrer les soins de santé et l’aide sociale pour les enfants au Canada.
Des systèmes de santé et d’aide sociale disparates
Les cliniciens et les organisations de la santé sont souvent témoins des répercussions des besoins sociaux non satisfaits sur la santé; toutefois, les interactions complexes entre les services de santé et les services sociaux compliquent le déploiement des ressources. Au Canada, les systèmes de santé ont généralement évolué à l’écart des systèmes d’aide sociale. Aux fins de l’article, les soins de santé comprennent les services fournis par des médecins, des infirmières et d’autres professionnels de la santé réglementés dans des organisations de la santé, et par l’intermédiaire de celles-ci, incluant des hôpitaux, des cliniques et des établissements de soins de longue durée. À ces mêmes fins, nous définissons l’aide sociale comme étant des services qui assistent et soutiennent des personnes et leur famille pour répondre aux principales nécessités de la vie, comme l’adaptation à des circonstances personnelles et contextuelles; elle est offerte par un ensemble de prestataires réglementés (p. ex. travailleurs sociaux) et non réglementés (p. ex. garderies non conventionnées). L’aide sociale est fournie par l’intermédiaire d’organisations communautaires comme, entre autres, des écoles et des organisations d’aide à l’enfance.
Bien que l’accès universel aux services de santé soit une composante importante de l’identité sociale canadienne et un droit fondamental, l’aide sociale n’est pas universellement accessible ou entièrement financée par les contribuables. Les patients et les familles dont les besoins sociaux nuisent à leur santé, comme la pauvreté, le logement inadéquat et l’insécurité alimentaire, font face à une mosaïque de services qui ne se connectent pas directement au système de santé. Le mouvement de la pédiatrie sociale reconnaît que les enfants se développent au sein d’un réseau dynamique d’aidants et de systèmes qui sont responsables de leur bien-être6. Les organisations de la santé peuvent aiguiller les patients et les familles vers des services communautaires; cependant, les dossiers consignant les résultats de la demande de consultation ne sont habituellement pas partagés. Les soins de santé et l’aide sociale pour les enfants sont financés selon un mode de rémunération à l’acte réactif plutôt que proactif et axé sur les personnes. Cette réalité cause un déversement de soutien durant les crises plutôt que de mettre l’accent sur les possibilités de prévention.
L’intégration des soins de santé et de l’aide sociale en Amérique du Nord
Nous avons identifié 3 principaux modèles visant l’intégration des soins de santé et de l’aide sociale pour les enfants en Amérique du Nord : le « dépistage-intervention », la cohabitation des services de santé avec les agences communautaires et les partenariats communautaires dans différents secteurs.
Dépistage-intervention. La Société canadienne de pédiatrie encourage les pédiatres à faire périodiquement un bilan social des familles en plus de l’anamnèse médicale, pour cerner les déterminants sociaux de la santé et les ressources dont elles ont besoin7. Le dépistage s’est révélé utile pour identifier les besoins sociaux des patients; toutefois, de nombreux centres de soins de santé éprouvent des difficultés à avoir un accès ininterrompu aux interventions nécessaires et à coordonner efficacement la prestation de l’aide sociale. Des navigateurs pivots qui sont formés en travail social et ont des connaissances exhaustives des ressources existantes constituent le personnel idéal pour faciliter la coordination de l’aide sociale. Malheureusement, de nombreuses cliniques de santé n’ont toujours pas accès à des navigateurs pivots. Le programme K!DConnect à l’Hôpital St Michael’s à Toronto (Ontario) est un programme de navigateurs pivots efficace, basé dans une clinique de l’hôpital qui assiste les enfants ayant des problèmes de développement et de santé mentale, et il a été démontré qu’il avait un impact positif sur le contexte social familial8. Le programme de soins intégrés du Boston Children’s Hospital au Massachusetts est un autre programme qui a connu du succès en utilisant des coordonnateurs de soins qui exercent systématiquement un suivi auprès des patients et font des sondages sur une base continue pour assurer une prestation de services de grande qualité9. Le modèle du dépistage-intervention a pour inconvénient qu’il dépend d’un accès aux ressources locales et qu’il se fie au jugement des cliniciens pour la recommandation des patients auprès d’un navigateur pivot.
Cohabitation. La prestation des soins de santé dans les écoles locales compte parmi les principaux exemples de cohabitation qui améliorent l’accès aux services de santé par les populations défavorisées. Aux États-Unis, plus de 2000 centres scolaires de santé (CSS) ont été établis, et leur efficacité a été éprouvée10. Au Canada, des CSS ont aussi été mis en place par Unity Health Toronto, en partenariat avec des conseils scolaires régionaux, par l’intermédiaire du Research Equity Advocacy in Child Health School Network; ils ont prodigué des soins à plus de 2000 enfants dans la région du Grand Toronto11. En se servant des écoles pour la prestation des soins et l’atténuation des obstacles liés à la santé qui nuisent à l’apprentissage, ces CSS aident les familles aux prises avec des barrières linguistiques, les ménages monoparentaux, les parents sans emploi et les nouveaux arrivants au Canada. Les résultats de cette initiative à Toronto font valoir qu’elle est porteuse de promesses pour régler les iniquités dans l’accès aux soins de santé ailleurs dans le système en implantant des cliniques de santé directement dans des secteurs qui desservent des sous-groupes défavorisés. Les CSS sont souvent limités dans le nombre de services qu’ils peuvent fournir et dans leur capacité de partager de l’information de manière continue avec divers prestataires de soins de santé et d’aide sociale.
Partenariats communautaires. Les partenariats avec des professionnels locaux sont des occasions de mobiliser des ressources communautaires et de faire avancer les politiques pour des communautés entières12. En 2009, le Cincinnati Child Health-Law Partnership, en Ohio, a réuni des cliniciens, des avocats et des services locaux du logement pour identifier des conditions de logement sous-optimales et les améliorer pour des familles marginalisées12. La sous-utilisation, à l’échelle de la communauté, des partenariats entre médecins et avocats au Canada se traduit par des possibilités souvent ratées de recourir à l’expertise juridique pour s’attaquer aux déterminants de la santé dans des quartiers entiers. Le programme Health Justice à l’Hôpital St Michael’s à Toronto cherche à protéger des familles de l’éviction et à améliorer le revenu des ménages en faisant valoir leurs droits en matière de logement, d’invalidité et d’emploi13. Parmi d’autres exemples de partenariats intersectoriels figurent ceux des hôpitaux et des banques alimentaires aux États-Unis qui distribuent des repas médicalement adaptés aux patients souffrant de diabète qui vivent une insécurité alimentaire14 et le StreetCred à Boston qui aide les familles à remplir leur déclaration de revenus dans la salle d’attente de cliniques médicales15. En dépit de leur potentiel, les partenariats communautaires se limitent souvent à des programmes à petite échelle. En tirant des leçons de telles initiatives, nous pourrions envisager des façons de déployer plus largement ce type de partenariat collaboratif.
L’intégration efficace des soins
Les 4 composantes suivantes sont essentielles à une intégration efficace des soins (Figure 1).
L’intégration des soins de santé et de l’aide sociale par l’intermédiaire de navigateurs pivots pour les patients. Nous croyons que les services de santé pour les enfants et leur famille doivent être directement intégrés à l’aide sociale. Pour faciliter l’intégration, des intervenants pivots qui naviguent dans le système et sont capables d’accéder à tous les services peuvent servir de liens et de soutiens pour les enfants et les familles. Il est essentiel aussi de maintenir une communication constante entre les navigateurs pivots et les professionnels de la santé.
Les systèmes de partage de l’information. Le travail intersectoriel exigera des systèmes de technologie de l’information qui permettent le partage de données entre les organisations. Il importe aussi d’avoir un « passeport » commun et partagé de la santé et de l’aide sociale, qui couvre les patients de la naissance à 18 ans et au-delà, jusqu’au début de l’âge adulte, qui est interopérable et qui préserve l’autonomie des patients quant à l’autorisation de l’accès aux données. Même si ses données continuent d’être stockées localement, le passeport a pour avantage que les données se déplacent aussi avec le patient et la famille, facilitant ainsi la communication entre les prestataires de soins de santé et d’aide sociale. Les organisations doivent aussi accorder du financement et préciser leurs exigences quant à une communication en temps opportun entre les secteurs de ressources.
Le mode de financement par capitation pour les patients externes. Le financement doit suivre les patients et les familles, et être lié en partie à la prestation d’un ensemble de soins et d’aide sur une période, plutôt qu’être versé sous forme de rémunération à l’acte. De nouveaux modèles de soins intégrés en Alberta et en Ontario accommodent ce changement en orientant les organisations vers des approches de soins par capitation et de santé populationnelle, selon lesquelles les cliniques sont rémunérées en fonction du nombre de patients servis au cours d’une année, afin de permettre aux médecins de passer suffisamment de temps avec les patients, selon leurs besoins16. Les données qui consignent les résultats et le rendement et intègrent les évaluations des expériences rapportées par les patients et les familles sont d’une importance capitale. Il sera important, comme c’est le cas avec d’autres modes de financement groupé, de mesurer le rendement global des organisations et d’assurer qu’un accès universel est maintenu.
La mobilisation communautaire. Nous devons mobiliser les communautés à la fois pour élaborer des lignes directrices qui aideront à créer des programmes intersectoriels et pour leur mise en œuvre. Il est nécessaire de travailler avec de nombreux intervenants sous le prisme des déterminants sociaux de la santé, y compris les organisations de santé publique, les écoles, le système de justice, les agences de protection de l’enfance et les autorités du logement, de même que les membres des communautés. Les prestataires qui œuvrent dans ces secteurs méritent aussi d’avoir une voix dans les discussions pour éclairer les décisions à un haut niveau.
Conclusion
La pandémie de la COVID-19 a révélé des disparités grandissantes dans la société et des faiblesses dans le système qui est censé soutenir les soins aux familles. Il faudrait que nous émergions de la pandémie avec une vision renouvelée des soins de santé et de l’aide sociale intégrés pour améliorer les résultats et réduire les iniquités. Nous avons cerné 3 modèles d’intervention en soins de santé et en aide sociale (dépistage-intervention, cohabitation des services et partenariats communautaires) et 4 principales composantes de soins intégrés efficaces (intégration par l’intermédiaire de navigateurs pivots pour les patients, systèmes de partage de l’information, mode de financement par capitation et mobilisation communautaire). Ces éléments s’harmonisent bien avec d’autres efforts visant à intégrer les soins aux jeunes et aux jeunes adultes, comme ceux entourant les services de santé mentale17. De telles initiatives devraient nous aider à nous rétablir de la crise actuelle et à tracer une trajectoire menant à une meilleure santé et à une réduction des iniquités en santé pour les enfants au Canada.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the October 2022 issue on page 726.
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