Vous avez pour patient un homme de 77 ans atteint d’une démence sévère qui vit dans un foyer de soins de votre communauté. Le patient ne communique pas verbalement, fait de l’incontinence fécale et urinaire, et est complètement dépendant pour toutes les activités de la vie quotidienne. Rien n’indique qu’il reconnaisse les membres de sa famille ou du personnel. Lorsqu’une cuiller touche ses lèvres, il ouvre la bouche et accepte les aliments, mastique et avale ensuite. Avant l’apparition de la démence, le patient était relativement en bonne santé et, actuellement, il ne prend que de la vitamine D, de la lévothyroxine et de l’acétaminophène; une ordonnance de ne pas réanimer est en vigueur. Lorsque vous passez en revue l’état du patient avec sa fille, elle indique que son père aurait été horrifié de se voir dans un tel état; elle est certaine qu’il préférerait être mort plutôt que continuer à vivre avec sa qualité de vie actuelle. Elle vous questionne sur le pronostic; étant donné l’absence d’un problème de santé aigu, vous lui expliquez que, même si la démence sévère est une condition terminale, il est possible qu’il survive dans son état actuel pendant des mois ou même des années. Votre réponse la chagrine clairement et elle termine la conversation en disant,sachant que vous comprendrez le sens de ses paroles, qu’elle croit que son père ne voudrait pas être nourri à la main et qu’elle souhaite simplement qu’il meure.
La prévalence de la démence est très élevée chez les résidents canadiens en foyers de soins. Selon des données recueillies par l’Institut canadien d’information sur la santé portant sur la période de 2015 à 2016, 69 % des personnes vivant en centre de soins de longue durée avaient reçu un diagnostic de démence; de ce nombre, 82 % avaient besoin d’une assistance considérable ou étaient entièrement dépendants pour les activités de la vie quotidienne1. En ce qui a trait au degré d’incapacité, 40 % des résidents atteints de démence appartenaient à la catégorie de la déficience cognitive sévère (définie comme étant un score de 4 à 6 à l’Échelle de performance cognitive [CPS], les scores 0 à 6 étant extraits de données normalisées sur les soins de longue durée). Si nous examinons l’extrémité la plus sévère du spectre (score CPS de 6, indiquant que le patient est comateux ou encore gravement déficient pour la prise de décisions et totalement dépendant pour l’alimentation), les données de 2016 à 2021 indiquent que les patients dans cette catégorie représentent plus de 10 % de la population dans les foyers de soins au pays2-6. Même si la déficience cognitive sévère est associée à la mortalité, le décès n’est pas nécessairement imminent : une étude en 2010 a fait valoir un taux de mortalité de 40,6 % sur 12 mois dans une population de patients en foyer de soins ayant des scores CPS de 5 à 67, et dans un autre groupe de patients ayant une déficience semblable, un peu plus de la moitié (54,8 %) d’entre eux sont décédés durant l’étude sur 18 mois8.
Préoccupations éthiques
La survie des bénéficiaires en soins de longue durée dans un état de déficience sévère peut soulever de sérieuses préoccupations éthiques pour les membres de la famille. Il y a une décennie, l’histoire de Margot Bentley a suscité l’attention lorsque sa fille et son conjoint ont demandé au foyer de soins où elle vivait, en Colombie-Britannique, de respecter les volontés écrites de la patiente, soit de cesser de lui donner de la nourriture et de l’eau si elle devenait extrêmement déficiente sur le plan physique ou mental. Mme Bentley était infirmière de formation et avait rédigé ses dernières volontés en 1991; parmi ses demandes, elle avait expressément mentionné ce qui suit : « Si une éventualité survenait où rien ne permettrait de raisonnablement s’attendre à ce que je me rétablisse d’une déficience physique ou mentale extrême, je veux qu’on me laisse mourir et qu’on ne me maintienne pas en vie par des moyens artificiels ou des mesures héroïques. Je demande aussi qu’on cesse de me donner des aliments ou des liquides »9. Elle a reçu un diagnostic de la maladie d’Alzheimer en 1999, et sa famille a été en mesure de s’occuper d’elle pendant environ 5 ans. Sa détérioration progressive a éventuellement nécessité son admission en soins de longue durée. En 2011, l’état de Mme Bentley était considéré comme une « démence avancée », mais elle acceptait quand même des aliments lorsqu’une cuiller était portée à sa bouche. Sa famille a communiqué avec le personnel du foyer et demandé qu’on cesse l’alimentation assistée, conformément à ses volontés écrites. Les administrateurs des autorités sanitaires Fraser, qui géraient le foyer de soins, ont refusé cette demande, soutenant qu’ils avaient la responsabilité de fournir les soins de base à leurs bénéficiaires10.
La cause a éventuellement été portée devant les tribunaux. En 2014, le juge Greyell de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu le verdict suivant : « Mme Bentley est capable de prendre la décision d’accepter l’alimentation et l’hydratation par la bouche, et elle donne son consentement par son comportement lorsqu’elle accepte des aliments et des liquides »11. Le médecin de famille de longue date de Mme Bentley avait soutenu que le fait d’ouvrir la bouche lorsqu’on lui présentait une cuiller était « un réflexe et n’indiquait nullement une décision consciente d’être nourrie ou non »11. Toutefois, un médecin en soins palliatifs et un appréciateur du degré d’incapacité, affiliés au tuteur et curateur public, ont soutenu que Mme Bentley était capable de manifester un certain degré de consentement à être alimentée; même si, à l’occasion, il fallait toucher ses lèvres maintes fois avant qu’elle ouvre la bouche, elle démontrait une tendance à accepter plusieurs bouchées d’un aliment en particulier avant de refuser d’ouvrir la bouche et, par la suite, elle ouvrait à nouveau la bouche quand on lui présentait un aliment différent. Se fondant sur ces éléments de preuve, le juge a décidé que l’alimentation assistée devait continuer.
Capacité et consentement
Cette cause et la décision qui s’est ensuivie soulèvent un certain nombre de questions importantes concernant les soins aux personnes atteintes de démence avancée en soins de longue durée. D’abord, la réaction d’ouvrir la bouche à la stimulation avec une cuiller est-elle un réflexe ou la preuve d’un comportement conscient? Dans le cas de Mme Bentley, les évaluations cliniques par des médecins étaient contradictoires. L’association de la conscience avec la déglutition continue d’être le sujet d’investigations empiriques : une récente étude a recruté des patients après qu’ils sont sortis d’un coma causé par une grave lésion cérébrale acquise et a fait valoir que l’ingestion « efficace » des aliments par la bouche n’était observée que chez ceux évalués comme ayant un certain degré de conscience (en se fondant sur de multiples évaluations cliniques et sur la tomographie par émission de positrons)12. Même s’il est incertain qu’il soit possible d’extrapoler ces constatations pour une population ayant une conscience déficiente chronique (plutôt qu’aiguё) causée par une démence avancée, la conclusion des auteurs que « la présence d’une phase orale efficace de déglutition semble grandement dépendante d’une activité corticale »12 mine l’argument que le comportement alimentaire peut être pris à tort pour des réflexes du tronc cérébral.
Cette observation soulève une deuxième question : si la mastication et la déglutition sont des comportements conscients (à un certain degré), est-il correct d’en déduire une capacité de consentir à être nourri à la main, surtout si ce geste est contraire à des volontés antérieurement exprimées? Les questions de capacité et de consentement sont régies par des lois qui varient selon la province ou le territoire; en Ontario (la province où je travaille), la Loi sur le consentement aux soins de santé guide la prise de décisions. La Loi définit l’assistance à se nourrir comme un service d’aide personnelle13 et stipule qu’une personne
est capable à l’égard d’un traitement, de son admission à un établissement de soins ou d’un service d’aide personnelle si elle est apte à comprendre les renseignements pertinents à l’égard de la prise d’une décision… et apte à évaluer les conséquences raisonnablement prévisibles d’une décision ou de l’absence de décision13.
Prenons pour exemple le patient atteint de démence sévère décrit au début de ce texte et supposons qu’il ait antérieurement indiqué (quand il était apte) qu’il ne voulait pas être nourri s’il développait une démence marquée. Dans ce cas, le patient aurait exprimé des volontés reflétant des valeurs précises à propos de sa qualité de vie; si, maintenant, il ouvre encore la bouche pour accepter de la nourriture et si nous présumons un certain degré de conscience, peut-il apprécier les « conséquences raisonnablement prévisibles » de continuer à recevoir des aliments, même si cela perpétue son existence dans un état qu’il a antérieurement qualifié d’inacceptable pour lui? Même si son état cognitif déficient pouvait initialement nous porter à douter de sa capacité, selon un principe accepté, un patient pourrait ne pas avoir la capacité de consentir à certains types de traitements, mais avoir encore la capacité de le faire pour d’autres; il ne s’agit pas d’une détermination du type « tout ou rien ». En outre, les patients capables ont le droit de changer d’avis et, bien que ce revirement dans le présent scénario soit improbable, il n’est pas impossible. Si nous acceptons l’acte de manger comme étant un consentement, nous nous prémunissons contre le risque de causer un préjudice irréparable à un patient qui a changé d’avis. Étant donné la difficulté d’évaluer la nature d’une conscience limitée chez un patient atteint de démence, il semble probable que la présomption de la capacité d’un patient, stipulée dans la Loi sur le consentement aux soins de santé et d’autres lois, corroborerait la notion qu’un patient qui accepte la nourriture est consentant. Dans une appréciation en Australie de la « famine planifiée » dans le contexte d’une démence sévère, on a conclu que l’issue juridique serait la même que celle déterminée en Colombie-Britannique et on a indiqué qu’il n’y aurait probablement aucune forme de directives préalables qui puisse légitimement permettre d’accéder à cette volonté14.
Options de rechange
Par conséquent, en tant que clinicien, comment peut-on aborder la discordance entre la compréhension par la famille (et possiblement la vôtre) de la façon d’agir dans l’intérêt supérieur du patient, et les préoccupations d’ordre moral et juridique entourant l’interprétation des volontés d’un patient dans le contexte d’une démence sévère? Il pourrait être approprié d’engager la famille dans une réévaluation de la prise en charge du patient sous l’angle des soins palliatifs; cela pourrait inclure l’interdiction de traiter les maladies concomitantes tout en insistant sur la gestion ciblée des symptômes, comme moyen de respecter les réticences de sa fille au sujet de l’actuelle qualité de vie de son père. Certes, le moment choisi pour une telle approche demeure incertain; par ailleurs, puisqu’elle est fondée sur le droit d’un patient (ou du décideur substitut) de refuser un traitement, cette option est bien étayée par un consensus clinique et éthique.
Par ailleurs, dans le milieu des soins de santé qui préconise la « centralité du patient » comme valeur essentielle, il n’est pas évident que les volontés exprimées par un patient alors qu’il était compétent puissent simplement être mises de côté. Le débat entourant la validité des directives préalables dans le contexte de la démence se poursuit, tout récemment dans les discussions sur les lois canadiennes sur l’aide médicale à mourir (AMM). Les patients atteints de démence sévère n’ont pas la capacité de consentir à cette procédure, et il est peu probable que le décès d’un patient qui a demandé une « renonciation au consentement final » alors qu’il en était aux premiers stades de la démence (et suffisamment capable de le faire) soit considéré comme « raisonnablement prévisible » (en l’absence de comorbidités sérieuses) comme l’exige la loi actuellement. Par conséquent, l’AMM ne deviendrait une option que si les « demandes anticipées » étaient permises; il convient de signaler que le rapport initial mandaté par le gouvernement fédéral recommandait la reconnaissance des directives préalables dans certaines circonstances, ce qui n’a finalement pas été adopté par les politiciens15. La plus récente modification à la loi sur l’AMM (mars 2021) exige qu’un comité du gouvernement examine à nouveau le rôle des demandes anticipées; par conséquent, nous avons maintenant la possibilité de discuter des risques et des avantages sociétaux d’un tel changement, en nous appuyant sur les travaux déjà accomplis pour encadrer les principaux enjeux16.
Conclusion
Au moment où nous anticipons des augmentations tant au sein de la population en soins de longue durée que dans le nombre des bénéficiaires atteints de démence, les professionnels de la santé seront de plus en plus confrontés aux questions des membres de la famille pour qui la survie de leur être cher va à l’encontre des volontés exprimées par cette personne. Pour les patients qui continuent d’accepter des aliments (une action qui, à l’évidence, n’est pas « réflexive »), il peut sembler que l’alimentation continue enfreint le droit de ces personnes à leur autodétermination, mais il y a certes lieu de croire que le principe de l’autonomie exige une présomption de consentement et de soins continus. Parallèlement, même si la situation décrite ici n’est pas l’équivalent d’une demande d’AMM, plusieurs des principes et des préoccupations applicables sont les mêmes dans la prise en compte des répercussions des directives préalables. La réévaluation de ces enjeux donne l’occasion aux citoyens, aux aidants et aux cliniciens d’entamer une conversation à propos de la place qu’ils occupent dans nos paramètres de fin de vie.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 405.
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