Avant d’aborder les problèmes auxquels sont confrontés les soins primaires et le système de santé canadien et de nous pencher sur les solutions possibles, il est essentiel de réfléchir à nos valeurs et au système de santé auquel nous aspirons. Le quintuple objectif1,2 et le Centre de médecine de famille (CMF)3 sont des cadres pertinents qui établissent les principaux buts et fonctions des systèmes de santé et des soins primaires. Il convient de noter que le cadre initial élaboré par l’Institute for Healthcare Improvement, le triple objectif4, est récemment devenu le quintuple objectif avec l’ajout de 2 dimensions : améliorer le bien-être des équipes de soins et favoriser l’équité en santé. Compte tenu de 2 réalités qui exigent une attention immédiate, soit les niveaux record de stress et d’épuisement professionnel constatés chez les prestataires de soins et l’omniprésence du racisme et du colonialisme dans les soins de santé, ces dimensions figurent parmi les enjeux les plus importants auxquels les soins de santé sont présentement confrontés. Certains aspects aux fondements du CMF (infrastructure appropriée, soins interreliés, administration et financement) sont trop souvent fragiles et peu développés dans le secteur des soins primaires au Canada. Si ce secteur constitue la base du système de santé, mais que ses fondements sont instables, nous pouvons nous attendre à des défis persistants qui se répandront à la grandeur du système et le fragiliseront.
Si le système de santé canadien aspire à devenir l’un des meilleurs au monde—comme je pense qu’il le devrait—, chacun et chacune doit avoir un lien personnel confirmé au fil du temps avec un médecin de famille ou un fournisseur de soins primaires. Puisque personne ne peut être disponible 24 heures par jour, 7 jours par semaine, ni répondre seul à tous les besoins de ses patients et de sa communauté, la présence d’une équipe interprofessionnelle est essentielle. À l’opposé de ces objectifs, près de 5 millions de patients au Canada sont orphelins dans le système actuel5, ce qui les force à se tourner vers les cliniques sans rendez-vous et les services d’urgence ou à renoncer à des soins dont ils ont besoin. Dans un système axé sur les hôpitaux et les médecins, le soutien pour les modèles de soins en équipe est fragmentaire et limité, et ce parce que depuis son introduction, la Loi canadienne sur la santé assure uniquement la couverture universelle des services des hôpitaux et des médecins6. La plupart de nos médecins de famille et de nos médecins généralistes sont de petits entrepreneurs indépendants sur qui repose l’entière responsabilité des effectifs et des infrastructures nécessaires pour assurer la prestation des soins primaires, par opposition aux vastes ressources en personnel et en infrastructure fournies aux hôpitaux par le système public. À bien des égards, les médecins de soins primaires sont tenus à l’écart du système de santé. Ils sont peu consultés en la matière et ont peu de comptes à rendre concernant les types de services fournis, les lieux où ils ouvrent leurs cabinets et les heures d’ouverture. En Ontario, la province la plus peuplée, les dirigeants des systèmes de santé régionaux n’ont même pas les coordonnées à jour des cliniques et cliniciens de soins primaires7. Difficile de ne pas conclure qu’à l’heure actuelle, la majorité d’entre eux sont tenus à l’écart et mal soutenus par le système.
Contexte actuel
À l’échelle nationale, la situation demeure extrêmement difficile pour le système de santé et les soins primaires. La pandémie de COVID-19 a exacerbé les problèmes structurels chroniques en santé. Il en a résulté des crises dans les établissements de soins de longue durée, les hôpitaux et les unités de soins intensifs, et plus récemment, dans les hôpitaux pédiatriques et les services d’urgence, ainsi que des niveaux record de stress, d’épuisement professionnel et de roulement du personnel médical, infirmier, des services aux bénéficiaires et d’autres domaines8. Les retards dans le diagnostic et le traitement des cancers, les chirurgies électives, les immunisations systématiques et la prise en charge des maladies chroniques—auxquelles s’ajoutent l’isolement résultant de la pandémie et ses impacts sur la santé mentale—exigent des interventions du système qui, dans le contexte actuel, sont difficiles à mettre en place. Les premières vagues de grippe, de virus respiratoire syncytial et d’autres virus respiratoires, de même que l’augmentation alarmante du nombre de surdoses et de décès liés aux opioïdes, viennent en outre accentuer la pression sur le système de santé.
Notre système souffre également de problèmes structurels préexistants. Nous avons, par exemple, un moins grand nombre de médecins, de lits d’hôpitaux et d’équipements d’imagerie avancée par habitant ainsi qu’une plus faible proportion des dépenses en santé consacrées aux soins primaires que dans la plupart des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)9. Un autre problème qui se pose quand on essaie de comprendre la capacité de l’effectif dans notre pays est que le Canada compte tous les « non spécialistes » en tant que médecins de soins primaires, contrairement aux autres pays de l’OCDE, qui comptent uniquement les fournisseurs de soins complets et globaux en activité. En conséquence, près de 30 % de ce nombre total au Canada sont des médecins relativement inactifs ou qui ont des pratiques ciblées comme la médecine d’urgence, les soins hospitaliers et les soins palliatifs10.
Les soins primaires font face à d’autres défis : réduction des capacités alors que de nombreux médecins de famille approchent de l’âge de la retraite; déclin de l’intérêt pour ce domaine chez les étudiants en médecine, ce dont témoignent la centaine de postes de résidents financés non comblés au pays après le 2e tour de jumelage du Service canadien de jumelage des résidents en 202211; le taux de croissance démographique projetée le plus élevé des pays du Groupe des 712; et le vieillissement rapide de la population qui s’accompagne d’une complexification du système et d’une hausse des taux de multimorbidité.
Paradoxalement, l’augmentation du nombre de médecins de famille par habitant n’a pas permis de renforcer la capacité de dispenser les soins dont la population a besoin. Comme mentionné précédemment, près du tiers des médecins de famille n’offrent pas des soins complets et globaux10, une tendance qui s’accentue. La diminution marquée du nombre de services par médecin depuis 20 ans était jusqu’ici un phénomène peu documenté. Le nombre de contacts par médecin a diminué de 20 à 24 % dans 4 provinces13 et le nombre de jours de services (jours où au moins 10 services d’une valeur d’au moins 20 $ à 25 $ chacun ont été dispensés) a diminué de 7 à 10 % en Alberta et en Ontario (données non publiées). Malgré une forte hausse du nombre de femmes médecins de famille (plus susceptibles de travailler à temps partiel en début de carrière en raison des grossesses et des obligations familiales), ce déclin progressif dans les services a été observé tant chez les hommes que chez les femmes, ainsi que chez les médecins en début, milieu et fin de carrière (données non publiées). Ces changements sont probablement imputables au taux très croissant de multimorbidité chez les patients et à la complexification du système.
À quel point la pénurie de main-d’œuvre en soins primaires est-elle grave?
Nous manquons de données sur la pratique à temps plein versus à temps partiel; les rôles et champs de pratique; les frais de dotation en personnel et les frais généraux; le temps consacré aux patients; l’impact des dossiers électroniques et la tenue des dossiers; et le temps requis pour la coordination des soins, l’administration et les tâches administratives. Ces lacunes posent de grands défis pour la planification de la main-d’œuvre en soins primaires. Il est néanmoins possible de formuler des suppositions éclairées. En 2019, au Canada, 4,6 millions de personnes de plus de 12 ans n’avaient pas de fournisseur de soins primaires5 et à peu près 6,6 millions avaient un médecin de famille âgé de 65 ans ou plus14, l’âge moyen de la retraite chez les médecins de soins primaires étant de 70 ans15. Les cibles d’immigration dépasseront 450 000 admissions par année d’ici 202516, et le Canada s’attend à une croissance démographique nette d’au moins 2 millions de personnes pour les 5 prochaines années17. Une estimation approximative indique que près de 10 millions de Canadiens et Canadiennes auront besoin de fournisseurs de soins primaires dans les 5 prochaines années; à l’heure actuelle, tandis que, chaque année, seuls 1200 résidents en médecine familiale environ terminent leur formation18. Si une pratique complète et globale à temps plein peut assurer les soins d’environ 1400 patients, que 70 % des nouveaux diplômés ont une telle pratique et que 30 % travaillent à temps partiel, il faudra au moins 10 000 nouveaux médecins de famille d’ici 5 ans, un objectif inatteignable dans le système actuel.
En résumé, les soins primaires sont en crise au Canada, aux prises avec un système de santé archaïque, une pénurie de fournisseurs et une situation qui se détériore. Il en résulte un cercle vicieux : confrontés à des exigences déraisonnables, les fournisseurs vivent de l’épuisement professionnel et quittent la pratique ou réduisent leur champ d’exercice, ce qui impose des pressions supplémentaires sur le système et crée un environnement de pratique peu attrayant pour les nouveaux diplômés (Figure 1).
Crise des soins primaires au Canada
Quelles options pour transformer le système?
Difficile de savoir par où commencer face à un si grand nombre d’obstacles structurels et systémiques au changement et à la détérioration des tendances. Une étude récente19, qui a mis en évidence les besoins et les préférences des résidents en médecine familiale et des médecins de famille en début de carrière, peut constituer un point de départ très prometteur pour entreprendre une refonte du système axée sur le recrutement et le maintien en poste des médecins de famille. En l’occurrence, ces orientations aident également à faire progresser d’autres aspects du quintuple objectif1 et du CMF3. Parmi les facteurs qui influencent les intentions et les choix de pratique, notons la possibilité de prodiguer des soins complets et globaux au sein d’une équipe (conformément à la formation reçue); les modes de rémunération équitable autres qu’à l’acte; la possibilité de prendre des congés pendant lesquels les soins aux patients sont assurés; la possibilité de se consacrer à la médecine plutôt qu’à la gestion d’une entreprise; et l’accomplissement d’un travail qui répond aux besoins communautaires19.
Soins en équipe
Si les équipes interprofessionnelles, un élément central du CMF3, sont courantes dans les milieux universitaires de médecine familiale, elles ne représentent qu’une fraction minime des cabinets de soins primaires au Canada. Les soins en équipe ont pour rôle et pour raison d’être d’améliorer la capacité et l’accès aux soins, de réduire la charge de travail des médecins, d’améliorer l’équilibre travail-vie personnelle des fournisseurs de soins, de rehausser la qualité des soins, de combler les lacunes dans les soins (en particulier en santé mentale et en gestion des maladies chroniques), de répondre à l’ensemble des besoins des patients et de la communauté, et de créer un milieu de travail positif et attrayant pour une variété de professionnels et travailleurs du secteur de la santé. La Figure 2 montre comment une équipe de professionnels de la santé et de personnel de soutien peut aider à réduire la charge de travail des médecins de famille, offrir de meilleures conditions de travail et améliorer la capacité et l’accès aux soins.
Exemple de délégation des tâches au sein d’une équipe de soins primaires pour réduire la charge de travail des médecins
Il serait peut-être utile de faire la distinction entre la contribution des professionnels de la santé (personnel infirmier autorisé et praticien, adjoints au médecin, pharmaciens et travailleurs sociaux) et celles des autres membres du personnel des cabinets (personnel administratif, transcripteurs, professionnels des technologies de l’information, coordonnateurs, intervenants pivots et assistants de bureau de médecin). Dans le secteur des soins primaires, les professionnels de la santé sont souvent limités par des cadres de fonctions restreints, même s’ils ont la formation et l’accréditation requises pour accomplir davantage de tâches. Par exemple, il est prouvé que les infirmières et infirmiers peuvent dispenser des soins de qualité supérieure aux patients diabétiques et être d’efficaces gestionnaires de cas pour les patients ayant des besoins complexes avec, comme résultat, de meilleurs soins, des coûts moindres et une réduction du temps des cliniciens20. De façon similaire, il est possible d’améliorer les résultats et de réduire la charge de travail des cliniciens lorsque les pharmaciens prennent en charge les soins du diabète et de l’hypertension et les risques liés aux maladies cardiovasculaires21. Par le passé toutefois, la médecine organisée s’est opposée à l’élargissement des champs de pratique du personnel infirmier autorisé et praticien, des pharmaciens, des ambulanciers et d’autres professionnels. Cependant, si nous voulons nous attaquer efficacement à l’actuelle crise de la maind’œuvre et répondre aux besoins de santé de la population, nous devrons nous fonder sur les données qui indiquent une amélioration des soins et une réduction de la charge de travail. Pour ce faire, il faudra surmonter les barrières passées érigées par l’idée qu’il existe un pré carré réservé exclusivement aux médecins.
Diminuer le fardeau administratif constitue une avenue prometteuse pour réduire le risque d’épuisement professionnel et la charge de travail en soins primaires, une approche appuyée par le CMFC, l’Association médicale canadienne et d’autres22. Plusieurs mesures importantes permettraient de réduire la charge de travail administrative des médecins : rationaliser et simplifier les flux de travail dans les dossiers médicaux électroniques, mettre en place des systèmes d’orientation des patients (téléconsultation, orientation en ligne, et admission et triage centralisés) et éliminer ou harmoniser la paperasse qu’exigent l’orientation, les assurances, le gouvernement, les employeurs et les programmes de prestations. Une utilisation efficace du personnel de cabinet médical non conventionnel (c.-à-d. transcripteurs, assistants de bureau de médecin et personnel de soutien appuyant les soins avancés en équipe) s’annonce prometteuse pour générer d’importantes réductions dans le travail de bureau et de coordination23. De nombreux fournisseurs de soins consacrent plus de temps à la planification et à la coordination des soins qu’aux consultations avec les patients. Or, des équipes élargies, composées de professionnels de la santé et d’autres membres du personnel de cabinet médical, pourraient significativement réduire la charge de travail des médecins en s’occupant de tâches qu’elles peuvent accomplir parfois mieux que les médecins. Voilà qui améliorerait l’accès aux soins pour les patients et l’équilibre travail-vie personnelle pour les médecins.
Si les équipes de soins sont essentielles pour que le système de santé canadien se classe parmi les meilleurs au monde, où trouverons-nous les fournisseurs nécessaires pour dispenser des soins à jusqu’à 10 millions de patients orphelins au cours des 5 prochaines années?
En ce qui a trait aux médecins de famille, l’expansion des facultés de médecine, de la taille des classes et du nombre de postes de résidence est en cours partout au pays. La plupart des provinces et territoires appuient également l’intégration rapide des professionnels de la santé formés à l’étranger, y compris les médecins de famille. Et on discute sérieusement d’un permis d’exercice pancanadien pour favoriser la mobilité des médecins et la prestation de soins virtuels dans les régions où le besoin se fait le plus sentir. Ces efforts sont importants, mais à eux seuls, ils ne feront pas le poids face à la faible demande pour la formation en médecine de famille, la durée minimale de formation d’un médecin de famille, qui est de 6 ans après l’obtention d’un baccalauréat, et l’étendue des besoins en matière de soins primaires à la grandeur du pays. Le Canada compte plus de 300 000 infirmières et infirmiers autorisés24. De ce nombre, beaucoup ont quitté la profession ou envisagent de le faire dans un proche avenir en raison du stress généré par la pandémie et de la charge de travail. Les attirer vers les soins primaires constitue donc une excellente occasion d’assurer la croissance de nos équipes interprofessionnelles. Le Canada compte relativement peu d’infirmières et infirmiers praticiens (7400)24 et un nombre encore moins grand d’adjoints au médecin (800)25. La formation de soins infirmiers spécialisés en première ligne est de 2 ans après l’obtention du diplôme d’infirmière autorisée, et un programme universitaire de 2 ans est requis pour devenir adjoint ou adjointe au médecin. Ces professionnels peuvent fournir une vaste gamme de services de soins primaires et ont ainsi le potentiel d’élargir ou augmenter les soins dispensés à 800 patients26 additionnels chacun. Les assistants de bureau de médecin peuvent être issus de divers horizons et disciplines. Pour les professionnels de la santé formés à l’étranger en voie de faire reconnaître leurs titres de compétence, cet emploi pourrait constituer une occasion d’acquérir de l’expérience clinique alors qu’ils s’efforcent de développer leurs connaissances linguistiques techniques. Finalement, le secteur privé compte un grand nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de pharmaciens, de physiothérapeutes et de gestionnaires; certains d’entre eux peuvent être intéressés à travailler au sein d’équipes interprofessionnelles de soins primaires accueillantes et chaleureuses.
L’inquiétude des décideurs à propos des coûts supplémentaires est l’un des principaux obstacles à la transformation du système. Les coûts pour assurer à chaque personne au Canada un fournisseur de soins primaires et l’accès à des soins en équipe n’ont pas été adéquatement calculés, et les estimations approximatives varient grandement. Si par exemple un montant de 100 $ par personne (3,82 milliards $ au total) était alloué, un cabinet type comptant 10 médecins de famille travaillant à temps plein et offrant des soins complets et globaux à une patientèle de 14 000 personnes pourrait consacrer un budget annuel de 1,4 million $ à l’embauche de jusqu’à 10 professionnels de la santé additionnels. En supposant que ce groupe de nouveaux professionnels inclue au moins 3 ou 4 infirmières ou infirmiers praticiens ou adjoints au médecin ainsi que du personnel infirmier, des assistants de bureau de médecin et des professionnels d’autres disciplines (travailleurs sociaux, pharmaciens, psychologues, physiothérapeutes, etc.), ce cabinet pourrait prendre en charge jusqu’à 25 % plus de patients. Pour que cette hypothèse s’avère, il faudrait que les assistants de bureau de médecin assument une part substantielle de la charge administrative des cliniciens et qu’une importante partie des tâches soient transférées à des membres de l’équipe de soins interprofessionnelle. En coordination et en communication avec le fournisseur de soins traitant, ces derniers prendraient en charge de façon semi-autonome un grand nombre de patients. Bien que substantiel, ce financement représente moins de 2 % des dépenses prévues en santé en 2022 au Canada27.
Différents modes de rémunération
Même s’il y a eu, au fil du temps, un important virage vers différents modes de rémunération, la plupart des médecins de famille et autres médecins du Canada sont encore rémunérés selon des modèles de paiement à l’acte28. Beaucoup de médecins sont à l’aise avec ce mécanisme parce qu’il est transparent, la compensation reflétant les variations dans le nombre et le type de consultations. En outre, certains décideurs apprécient le fait que ce modèle incite à maintenir des taux de consultation élevés. Les modèles de paiement à l’acte étaient sans doute appropriés à l’époque où la population était majoritairement jeune, un grand nombre de comorbidités moins courant et le système de santé beaucoup moins complexe à naviguer. Aujourd’hui, un médecin de famille est souvent appelé à coordonner les soins dispensés par de multiples spécialistes, à passer en revue et renouveler de nombreuses ordonnances, à prendre en charge de nouveaux problèmes de santé physique ou mentale et à s’y retrouver dans une multitude de formulaires et de comptes sur des systèmes électroniques isolés, tout cela au cours d’une seule consultation. Si cette consultation est rémunérée selon le modèle de paiement à l’acte, elle devrait normalement durer de 10 à 15 minutes ce qui, souvent, n’est clairement pas suffisant lorsque le patient a des besoins complexes. Il peut être difficile de déléguer des tâches aux membres de l’équipe dans le modèle de paiement à l’acte parce que le médecin n’est pas payé s’il ne rencontre pas personnellement le patient. Ce modèle de rémunération instaure également une relation transactionnelle entre le médecin et le système de santé, relation qui implique habituellement peu ou pas de comptes à rendre en ce qui concerne la qualité des soins, la gérance des ressources ou la satisfaction des besoins de la population. Des solutions de rechange à la rémunération à l’acte sont entre autres la capitation, les salaires, primes et mesures incitatives, les paiements par séance, les paiements groupés avec d’autres intervenants du système de santé et les modèles hybrides, qui peuvent combiner plusieurs de ces éléments et permettent aussi d’ajuster les paiements en fonction de la complexité des besoins médicaux et sociaux des patients. Les modes de rémunération autres qu’à l’acte ont été associés à une augmentation de la satisfaction au travail et de la satisfaction financière et à un revenu stable et prévisible29. Pour la compensation, ils exigent en général que les médecins aient des listes de patients définies, ce qui améliore les capacités en matière de gestion de la population et de planification des effectifs. Les modèles mixtes qui incluent la capitation favorisent la délégation des tâches puisque la rémunération des médecins est associée au fait de recruter plus de patients, pas au fait de les voir plus souvent. Le CMFC a réclamé le passage à des modèles de rémunération hybrides pour les médecins, compte tenu des inconvénients liés aux modèles à l’acte qui ont été mis en évidence par la pandémie de COVID-1930.
Notre mode de fonctionnement et de pratique
La pandémie de COVID-19 et le confinement imposé en mars 2020 ont entraîné une brusque réduction des volumes de patients et une hausse vertigineuse du coût des équipements de protection personnelle. De nombreux médecins ont alors réalisé à quel point leurs revenus et leurs frais généraux sont vulnérables aux perturbations du système. Beaucoup trouvaient attrayante l’autonomie chaudement négociée dont bénéficient les médecins, mais cette autonomie peut aussi se traduire par un manque de soutien systémique pour absorber les chocs économiques; répondre aux besoins des patients complexes; trouver du remplacement pour les vacances, les congés et le départ à la retraite; s’adapter à l’évolution des technologies informatiques; et répondre aux besoins de la communauté. Beaucoup de nouveaux diplômés ne souhaitent pas avoir à gérer une entreprise tout en exerçant la médecine, et ils souhaitent avoir du soutien afin d’avoir des heures de travail raisonnables et des jours de congé. Même si de nombreux modèles organisationnels peuvent répondre à ces besoins, des groupes de rémunération ou d’emploi locaux, qui prennent en charge la gestion de la pratique, l’informatique et le soutien aux médecins et à l’équipe, pourraient représenter des solutions de rechange attrayantes à l’exercice de la médecine en solo ou en petits groupes, qui est présentement monnaie courante. Ces groupes pourraient être dirigés par des médecins ou adopter un modèle de direction partagée avec l’équipe interprofessionnelle ou la communauté locale; conclure des contrats avec les autorités et systèmes de santé locaux, régionaux, provinciaux et territoriaux pour soutenir les équipes et répondre aux besoins de la communauté; et desservir une région géographique suffisamment grande pour offrir des soins et des services à l’ensemble de la population. En contrepartie, les médecins de famille et les membres de l’équipe répondraient aux attentes en ce qui concerne la couverture après les heures régulières, le recrutement de la population, l’amélioration de la qualité et le fonctionnement de l’équipe pour soutenir le renforcement des capacités. Bon nombre de ces éléments sont déjà présents dans les centres de santé communautaires du Canada, les réseaux de soins primaires de l’Alberta, les équipes Santé familiale de l’Ontario et les groupes de médecine de famille du Québec. Les nouveaux modèles organisationnels envisagés devraient être facultatifs, mais dans des circonstances favorables, ils bénéficieraient probablement d’un large soutien.
Innover, apprendre, améliorer
Les solutions systémiques présentées ici s’appuient dans certains cas sur de solides données probantes, comme celles qui démontrent qu’un secteur des soins primaires fort est la pierre angulaire des systèmes de santé très fonctionnels. Dans d’autres aspects de la question, comme la capacité de créer des équipes nombreuses et solides en mesure de s’occuper de tous les patients du Canada, les données probantes émergent, et le succès de ces innovations dépendra de la façon dont elles seront mises en œuvre et adaptées à divers contextes et populations. Comme le secteur canadien de la santé est composé de systèmes complexes, on peut s’attendre à ce que les innovations entraînent des conséquences tant escomptées qu’inattendues. Pour ces raisons, il sera essentiel d’appliquer des synthèses de données probantes à la constitution des équipes et au choix des modèles de rémunération, et d’évaluer ces décisions en temps réel afin de changer de trajectoire au besoin pour s’assurer d’avoir le plus grand impact et le meilleur succès possibles. La communauté canadienne de recherche en soins primaires est bien placée pour aider à diriger ces activités d’évaluation. Au Canada, les systèmes de données pour assurer le suivi et l’évaluation des soins primaires en tenant compte du quintuple objectif1 sont lacunaires et ont besoin d’attention et d’investissements. Le développement de systèmes de données et de modalités d’évaluation rigoureuses, et l’utilisation de données probantes à des fins d’amélioration constante contribueraient à adopter à la grandeur du pays des systèmes de santé éclairés31.
Pourquoi les soins primaires?
En définitive, il est essentiel d’investir davantage dans les soins primaires si l’on veut que le système de santé du Canada se classe parmi les meilleurs au monde. Ces investissements sont nécessaires afin d’appuyer la création d’équipes dynamiques qui renforcent les capacités, de mettre en place des modes de rémunération différents et de nouveaux modèles organisationnels, et d’instaurer les capacités et la culture requises pour innover, apprendre et améliorer.
Dans le monde, les systèmes de santé qui ont un robuste secteur de soins primaires sont associés à une plus grande équité; à des taux de mortalité, de mortalité précoce et de mortalité infantile plus bas; et à de moins grandes disparités selon des indicateurs de santé et d’utilisation des services32,33. Ils sont aussi associés à un taux de satisfaction des patients plus élevé par rapport aux frais généraux34. Les soins primaires sont donc en bonne position pour faire progresser et réaliser le quintuple objectif.
Nous constatons présentement que de graves lacunes existent partout dans le système de santé, tant dans les services d’urgence et dans les hôpitaux (arriérés de chirurgie, retards de diagnostics et patients qui consultent à un stade avancé de la maladie) que dans les soins de longue durée et les soins à domicile. Pourquoi investir en priorité dans les soins primaires alors que tant d’autres secteurs ont clairement besoin d’attention? Selon moi, la réponse est que les soins primaires constituent la base du système de santé. Or, l’assise des soins primaires est instable et exige une attention urgente si nous voulons un système de santé florissant. Par exemple, il est impossible d’imaginer un système de soins oncologiques hautement performant sans que des millions de Canadiens et Canadiennes fassent l’objet d’un dépistage approprié en temps opportun, ou un système de soins cardiaques hautement performant sans identification des facteurs de risque à grande échelle et traitement dans la communauté. Plusieurs des points de pression actuels, comme les temps d’attente aux urgences et la surcharge des hôpitaux, ne peuvent être résolus qu’en renforçant les soins et services communautaires. Il est important de reconnaître que 66 % de tous les contacts journaliers avec le système de soins ontarien ont lieu lors des consultations avec des médecins de famille, comparativement à 6 % pour les services d’urgence et 2 % pour les soins hospitaliers (Association médicale de l’Ontario, Économie, politiques et recherche, communication personnelle, décembre 2022).
Conclusion
Abordables pour les systèmes de santé, les investissements que j’ai proposés ici permettront de s’assurer que tous et toutes au Canada aient accès à un fournisseur et à une équipe de soins primaires, et que nous puissions offrir des soins coordonnés et intégrés, répondre aux besoins de la communauté, réduire la charge sur le système de santé, faciliter l’accès aux soins et combler les lacunes au niveau des soins, comme en santé mentale, en gestion des maladies chroniques et en prévention. Pour les fournisseurs, ils laissent espérer une amélioration du bien-être, une réduction des charges de travail et du fardeau administratif, un plaisir accru au travail et l’accès à une grande variété de ressources et de mesures de soutien à la pratique. L’effet net de ces investissements remplacerait l’actuel cercle vicieux (surcharge de travail, épuisement professionnel, fin de la pratique) par un cercle vertueux, qui attire et retient en pratique les fournisseurs de soins complets et globaux, attire les étudiants en santé et accroît les services pouvant être offerts dans la communauté, à proximité des gens et en grande partie en dehors des établissements de santé. Ces orientations aideraient à réaliser le quintuple objectif en améliorant l’équité, l’expérience des patients, la santé de la population et l’expérience des fournisseurs de soins, et ce à un coût raisonnable et avec comme but un avenir qui s’annonce lumineux pour nos communautés, nos patients, nos collègues et nos apprenants.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the January 2023 issue on page 11.
Cet article est une version abrégée du discours d’ouverture Ian McWhinney présenté lors de la séance plénière inaugurale du Forum en médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC), le 9 novembre 2022.
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