Je suis médecin de famille, mais, aujourd’hui, je suis aussi un patient, assis dans un couloir en retrait d’un service d’urgence. C’est dimanche, au beau milieu d’un après-midi tranquille. J’appuie sur une compresse posée sur une lacération en haut de ma main droite et je garde mon bras élevé. Une coupure mineure, mais profonde. Me voilà assis, avec l’impression de regarder de l’autre côté du miroir.
Un homme âgé se traine dans le corridor sale pour entrer dans la salle d’examen, directement en face de moi. Il est voûté et porte un vieux manteau élimé. Il a un gros tamponnement inséré dans le nez, rempli de sang. Des plaques de sang séché maculent le côté gauche de son visage. Il a l’air fatigué. Je soupçonne qu’il prend probablement des anticoagulants qui ont aggravé son état. C’est drôle comme notre intuition professionnelle s’accroît avec le temps. Je n’ai rien sur quoi baser cette opinion, mais il a l’air d’un homme qui a besoin d’anticoagulants.
Une femme d’âge moyen, que je soupçonne être sa fille, le suit dans la salle, exsudant une différente nuance d’épuisement. Elle s’inquiète de l’homme, mais ce n’est pas sa première visite à l’hôpital. Elle sort des flacons de médicaments de son gigantesque sac à main usé. Ils se parlent en chuchotant dans une langue que je ne reconnais pas bien. Une langue d’Europe de l’Est, me semble-t-il. J’ai peut-être vu trop de films, mais des images de toques et de manteaux de fourrure, de Cosaques à cheval, de bises hivernales et de ragoût mijotant sur un vieux poêle me viennent à l’esprit. Dans de telles scènes, l’homme paraîtrait dans son élément.
Un médecin résident aux traits tirés arrive en trombe dans la salle. Il a les cheveux hirsutes et est rasé d’hier. Il ne frappe pas à la porte et la laisse ouverte. Il ajuste ses gants de latex alors qu’il s’avance, tête baissée. « Bon, dit-il, voyons cela. » Il veut inspecter le tamponnement nasal et se dirige vers le mur pour chercher son matériel. Il ne trouve pas ce qu’il cherche. « Juste un instant. »
Il ressort de la pièce, puis va et vient dans le corridor, 3 fois, 4 fois, son visage exprimant une sombre détermination irritée que je reconnais instantanément. Je me suis souvent senti comme il semble se sentir. Souvent, au service d’urgence, les choses ne sont pas faciles à trouver, et le temps s’écoule.
Le résident revient enfin et inspecte rapidement le vieil homme taché de sang et désemparé. « Bon. » Il écrit des notes sur un bout de papier. « Vous devriez avoir un suivi à la clinique d’ORL. Il faut appeler la clinique pour prendre rendez-vous. » Il remet le papier à sa fille. Il pivote sur ses talons. Elle hoche de la tête en guise de remerciement.
« Heu, il veut savoir s’il peut prendre du Tylenol. »
Le résident fait oui de la tête. « Bien sûr. Régulier ou extra-fort, les 2 sont corrects. »
« Combien peut-il en prendre? »
« 325 mg de régulier. » Maintenant, il parle rapidement. « Un à 2 comprimés aux 4 à 6 heures, jusqu’à un maximum de 4 g par jour, ou encore 1 à 2 comprimés d’extra-fort à 500 mg aux 4 à 6 heures jusqu’à un maximum de 4 g par jour. » Un long battement passe entre eux. « Les instructions sont sur le flacon. Le Tylenol n’est pas contre-indiqué. »
La fille enregistre tout cela et semble reconnaissante. Elle prend une inspiration. « Et ses analyses de sang? Tout était normal? »
Regard vide du résident. « C’était normal, j’en suis sûr. Je vais vérifier. » Je cligne des yeux et il a disparu. Le père et sa fille reprennent leurs chuchotements sur les vents qui balaient les steppes de la Russie.
Un nouveau médecin entre dans la salle. Il est à peine plus âgé que le résident, mais il marche lentement et parle fort. Je me rends compte qu’il a une économie de mouvements apprise de l’expérience. S’il parle fort, ce n’est pas par souci d’autorité, mais parce que c’est plus efficace d’être compris sans répéter. Il doit être le médecin traitant.
« Bon, voyons cela, dit le nouveau médecin. Il semble que cela ait fonctionné. Vous devez revenir mercredi pour faire enlever le tamponnement. »
La fille l’arrête. « Mercredi ou mardi? »
« Mercredi serait mieux. Nous allons demander un rendez-vous de suivi en ORL. Il faut appeler la clinique pour prendre rendez-vous. »
Elle hoche la tête. « Et ses analyses de sang? Tout était normal? »
Il a le regard vide pendant une seconde. « Ouais, nous allons vérifier. »
Le deuxième médecin sort de la pièce. Le vieil homme se penche et crache un caillot de sang dans la poubelle. Il se redresse sur la chaise et soupire. Je me demande ce qui l’attend à la maison. Peut-être un chaleureux petit appartement, une chaise confortable, une tasse de thé ou un scotch sur glace. Peut-être la lutte à la télévision ou l’opéra à la radio. Peut-être le bourdonnement des conversations d’une famille nombreuse ou peut-être un silence de mélancolie.
Un infirmier entre dans la salle. « Vous pouvez partir maintenant! » Il leur remet d’autres formulaires et les conduit vers le corridor. « Il semble qu’on ait demandé une consultation de suivi pour vous à la clinique d’ORL. Vous n’avez qu’à attendre qu’on vous appelle. »
« Nous appelons la clinique ou on nous appelle? »
L’infirmier réfléchit un moment. « La clinique vous appellera… mais ce n’est pas une mauvaise idée d’appeler vous aussi. »
Un silence s’installe momentanément dans le corridor. Je rejoue en esprit la séquence dont je viens d’être témoin. Je m’étonne de la façon dont cet homme et sa fille ont navigué à travers ce fromage plein de trous qu’est notre système de santé. Bousculé, rapide, fragmenté, insatisfaisant.
Il y a une intersection achalandée près de ma clinique. Aucune des voies de circulation n’est alignée, et il s’y trouve un ensemble inhabituel et ésotérique de panonceaux et de feux de circulation. La façon dont le tramway fait son arrêt enjoint pratiquement aux piétons de s’enfuir de l’autre côté de la rue. La conception était peut-être sensée il y a 50 ans, mais elle ne sied pas à la complexité de la circulation d’aujourd’hui. Il s’ensuit une cacophonie constante de klaxons, de la frustration, de la colère, des ratés de peu et, parfois, de graves accidents. Il arrive périodiquement qu’une proposition sans grande conviction soit présentée pour régler le problème : réarranger la signalisation, changer la direction du flux, ou encore excaver entièrement la rue. Mais il y a trop de pièces en mouvement, trop de détails granulaires et tant d’autres choses plus importantes dont il faut s’occuper. Pourtant, ce sont les détails granulaires qui importent. Ils s’amoncellent en une calamité plus grande que la somme de ses parties.
Un préposé se glisse tranquillement dans la salle d’examen vide. Rapidement, le papier qui recouvrait la table est changé, le sac à ordures disparaît et le plancher est lavé. Un infirmier différent aide une femme âgée à s’asseoir. La dame porte un pansement sur un œil. L’infirmier part, la porte reste ouverte et la nouvelle patiente regarde à mi-chemin et attend.
Footnotes
Le récit du Dr O’Sullivan a remporté le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale de 2022, remis par la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix est nommé en mémoire de la Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine de famille parmi ceux présentés.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the January 2023 issue on page 47.
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