Le lymphœdème est un état inflammatoire causé par l’accumulation de liquide lymphatique à la suite de dommages au système lymphatique. Le lymphœdème se classe en 2 catégories : primaire, lorsqu’il est causé par une malformation des vaisseaux ou des ganglions lymphatiques, et secondaire, s’il est dû à un traumatisme, à une surcharge chronique du système lymphatique ou à un cancer et à ses traitements. Cet article porte particulièrement sur le lymphœdème lié au cancer, qui peut se développer quelques semaines, mois ou années après les traitements oncologiques1. Nous présentons ici un aperçu de l’épidémiologie, des facteurs de risque, de l’anamnèse et de l’examen physique pour poser un diagnostic clinique, de même que de la prise en charge de ce problème selon les critères standards dans le contexte des soins primaires.
Quelles sont les principales fonctions du système lymphatique?
Le système lymphatique est un réseau de tissus, de voies vasculaires et d’organes responsables de retourner la lymphe dans le système circulatoire2. Environ 20 L de plasma circulent chaque jour dans les artères et les vaisseaux sanguins du corps. On estime que de 16 à 17 L sont réabsorbés dans le système circulatoire, et que les 3 à 4 L qui restent s’infiltrent dans les tissus et sont récupérés par le système lymphatique. Les principales fonctions du système lymphatique sont de maintenir les niveaux de liquides dans le corps, d’absorber les gras du tractus digestif, de protéger le corps contre les intrus qui pourraient causer des maladies et de supprimer les produits des déchets cellulaires3.
Épidémiologie, pathophysiologie et facteurs de risque de lymphœdème lié au cancer
L’absence d’une définition universelle et de critères diagnostiques normalisés rend difficile la détermination de la prévalence du lymphœdème lié au cancer, et ce problème est probablement sous-évalué4. Le site du cancer et les genres de traitements influent sur l’incidence du lymphœdème qui, selon les estimations, se situe entre 5 et 83 % avec différentes malignités5-8. En raison de sa prévalence élevée, le cancer du sein est la cause la plus fréquente du lymphœdème secondaire chez les patientes dans les pays développés9. En outre, le lymphœdème lié au cancer se produit chez environ 1 patient sur 6 ayant des antécédents de mélanomes, de sarcomes, ou de cancers gynécologiques ou génito-urinaires10. Les tumeurs à la tête et au cou sont aussi associées au lymphœdème, ce qui peut contribuer à une dysphagie invalidante11. Les estimations portent à croire que le lymphœdème lié au cancer affecte plus de 300 000 personnes au Canada12.
Le lymphœdème lié au cancer peut se développer à la suite d’une obstruction des voies ou des ganglions lymphatiques en raison de la compression par une tumeur, d’une infiltration de cellules tumorales dans les vaisseaux lymphatiques (p. ex. lymphangite carcinomateuse), de la dissection ou de l’excision d’un ganglion lymphatique, ou de la destruction de voies lymphatiques par la radiothérapie ou les agents chimiothérapeutiques comme les taxanes13. D’autres facteurs non liés au cancer peuvent aussi augmenter le risque de lymphœdème, dont des traumatismes, le surpoids ou l’obésité, une insuffisance veineuse chronique, une thrombose veineuse profonde (TVP) et la cellulite (Encadré 1)14,15.
Facteurs de risque de lymphœdème selon le site
Lymphœdème à un membre supérieur ou au tronc
Dissection d’un ganglion lymphatique axillaire
Radiothérapie pour cancer du sein
Radiothérapie aux ganglions lymphatiques (ganglions lymphatiques axillaires, mammaires internes ou sous-claviculaires)
Chimiothérapie (taxanes)
Changements cutanés à la suite d’une radiothérapie axillaire (fibrose, radiodermatite)
Complications venant de plaies ou de drains
Syndrome du web axillaire ou cordage
Lymphocèle
Cancer avancé
Surpoids ou obésité
Cellulite et problèmes cutanés inflammatoires
Hypertension
Interventions comme l’insertion d’un stimulateur cardiaque ou d’un shunt artérioveineux pour la dialyse
Filariose
Lymphœdème à un membre inférieur
Compression d’un vaisseau lymphatique due au site de la tumeur (tumeurs pelviennes ou abdominales)
Dissection d’un ganglion lymphatique inguinal ou pelvien
Radiothérapie pelvienne
Thrombose veineuse profonde et syndrome post-thrombotique
Comorbidités (cardiopathie ou néphropathie)
Cancer avancé
Surpoids ou obésité
Insuffisance veineuse chronique
Traitements des varices (stripping)
Cellulite et problèmes cutanés inflammatoires
Chirurgie orthopédique
Immobilisation prolongée d’un membre
Prédisposition génétique
Filariose
Tête et cou
Dissection chirurgicale du cou
Radiothérapie
Reproduit en vertu de la licence Attribution générique 2.0 de Creative Commons14,15. Droit d’auteur 2020 Multimed Inc.
Comment le lymphœdème est-il diagnostiqué?
Le lymphœdème lié au cancer est un diagnostic simple qui se fonde sur les observations tirées de l’anamnèse et de l’examen physique4,16,17. Étant donné les fardeaux psychosociaux et physiques considérables associés aux stades plus avancés, la détection précoce d’un lymphœdème lié au cancer est essentielle pour minimiser la progression de la maladie1,16-18. Chez les patients traités pour un cancer ou qui ont des antécédents de cancer, les médecins de famille peuvent très bien faire un dépistage des facteurs de risque de lymphœdème, et s’enquérir de potentiels signes et symptômes précoces de ce problème.
Éléments d’une anamnèse ciblée
En plus de l’examen médical général, y compris les antécédents médicaux, chirurgicaux et sociaux, il y a aussi lieu d’évaluer le lymphœdème lié au cancer et d’autres problèmes associés à l’enflure (Encadré 2), en portant une attention particulière à l’insuffisance cardiaque congestive, rénale, hépatique ou veineuse, et aux TVP17.
Évaluation des plaintes liées à l’enflure
Indices importants : emplacement, qualité, radiation, intensité, sévérité, facteurs atténuants ou aggravants et symptômes associés
Modalités de l’enflure : apparition insidieuse ou aiguë, à la suite d’un incident déclencheur (p. ex. cellulite, traumatisme)
Nature de l’enflure : intermittente ou omniprésente
Identification des facteurs de risque oncologiques et non oncologiques de lymphœdème
Revue des médicaments d’ordonnance et en vente libre qui pourraient contribuer à l’œdème
L’apparition est habituellement insidieuse. Les signes et les symptômes précoces du lymphœdème lié au cancer qui apparaissent aux membres supérieurs ou inférieurs peuvent se révéler lorsque le patient mentionne que ses vêtements ou ses bijoux semblent plus étroits sur le membre touché (p. ex. serrement d’une bague au doigt, du bracelet de montre, des manches d’un vêtement ou des chaussures). Les plaintes liées au sentiment de gonflement ou de lourdeur dans le membre affecté et autour (poitrine, tronc, pubis, zone génitale) sont aussi fréquentes, tandis que l’enflure intermittente du membre dans la zone traitée pour le cancer est pathognomonique du lymphœdème1,19. Le lymphœdème lié au cancer de la tête et du cou peut se présenter comme une enflure partielle ou généralisée de la cavité buccale ou des zones cervicales. On rapporte souvent que l’enflure est pire au réveil et s’améliore graduellement durant la journée, avec l’activité et en position debout. Le lymphœdème de la tête et du cou peut aussi se produire intérieurement, sans qu’il y ait d’enflure externe. Dans un tel cas, des difficultés de déglutition, des changements dans la voix et la sensation d’avoir un corps étranger dans la gorge sont souvent rapportés11. Bien que des douleurs puissent être signalées, une douleur sévère n’évoque pas typiquement un lymphœdème lié au cancer et elle devrait donc inciter les médecins de famille à écarter d’autres causes sousjacentes, y compris une récidive du cancer.
Examen physique ciblé
En plus de la mesure du poids et de l’indice de masse corporelle, il faut aussi évaluer le système vasculaire et palper les ganglions lymphatiques près du membre ou de la zone en cause. L’évaluation tant des membres ou des zones affectés que non affectés doit inclure systématiquement une série d’examens.
Examen dermatologique. Il s’agit de l’évaluation de l’intégrité de la peau, y compris la présence de sécheresse, d’érythème et de pachydermie, et une apparence hyperkératosique (lésions verruqueuses et vésiculaires). Il faut aussi vérifier s’il y a une lymphorragie et une infection fongique ou des plaies ouvertes secondaires à des maladies chroniques comme le diabète.
Test du godet. Une pression ferme est appliquée aux tissus œdémateux pendant au moins 30 secondes. Une indentation de la peau après relâchement de la pression indique un œdème à godet, qui peut être léger ou plus prononcé, quel que soit le stade du lymphœdème. Cependant, dans les stades avancés, l’empreinte du doigt est habituellement moins prononcée en raison de la pachydermie et de la fibrose.
Signe de Stemmer. Un pincement de la peau à la base du deuxième orteil ou doigt évalue l’épaisseur du pli de la peau. Une difficulté à soulever la peau indique un signe de Stemmer positif, qui peut être présent, quel que soit le stade du lymphœdème.
Examen vasculaire. Ce test documente la présence de varices et de signes d’une insuffisance veineuse chronique. Pour les membres inférieurs, il est conseillé d’évaluer les pouls pédieux si une artériopathie périphérique est soupçonnée, parce qu’une thérapie par compression est contre-indiquée dans le cas de cette maladie.
La différence dans le volume du membre devrait aussi être déterminée en mesurant la circonférence du membre affecté et celle du membre sain à différents repères anatomiques. Les repères à la tête et au cou sont aussi utilisés pour effectuer ces mesures. Les mesures en série, qui sont habituellement effectuées par des thérapeutes qualifiés, aident à évaluer l’évolution du lymphœdème et la réponse au traitement, mais elles ne sont pas obligatoires pour le diagnostic.
Même si l’imagerie n’est pas utilisée systématiquement pour diagnostiquer un lymphœdème, certaines investigations pourraient être indiquées si un autre problème est soupçonné, comme une échographie duplex pour exclure une TVP. Si une artériopathie périphérique est suspectée, il est approprié d’effectuer le test de l’indice de la pression brachiale-cheville, surtout si une thérapie par compression est envisagée. En fonction des constatations tirées de l’anamnèse et de l’examen, le diagnostic du lymphœdème est classé en 4 stades (Encadré 3; Figures 1 et 2)20-23.
Définition des stades du lymphœdème selon la Société internationale de lymphologie
Stade 0
Un état sous-clinique dans lequel l’enflure n’est pas évidente en dépit d’un transport déficient de la lymphe. Ce stade peut persister pendant des mois ou des années avant que l’œdème devienne évident
Stade I
Il s’agit de l’apparition précoce de la condition lorsqu’il y a une accumulation de liquides tissulaires qui s’estompe avec l’élévation du membre. L’œdème peut prendre le godet à ce stade
Stade II
L’élévation du membre à elle seule réduit rarement l’enflure et le signe du godet est manifeste
Stade II avancé
Il peut ou non y avoir un signe du godet positif, car la fibrose des tissus est plus évidente
Stade III
Les tissus sont durs (fibrosés) et le signe du godet est absent. Des changements cutanés se développent comme l’épaississement, l’hyperpigmentation, des plis cutanés plus épais, des dépôts de gras et des excroissances verruqueuses
Exemples de stades du lymphœdème à un membre supérieur
Exemples de stades du lymphœdème à un membre inférieur
Prise en charge
Le lymphœdème lié au cancer est une maladie incurable qui exige un soutien continu envers le patient et l’adhésion à un modèle de gestion des maladies chroniques24. La règle d’or de la prise en charge du lymphœdème est une thérapie lymphatique décongestive25-27, qui vise à éduquer les patients à propos de cette condition; à réduire le volume et la fibrose du membre affecté; à optimiser l’état fonctionnel; à aborder les préoccupations entourant l’image corporelle et à améliorer la qualité de vie; de même qu’à favoriser l’engagement du patient et son autogestion.
La thérapie lymphatique décongestive comporte 2 étapes : la réduction et le maintien du volume16,28. Lorsqu’elle est indiquée, l’étape de la réduction a pour but de diminuer la grosseur du membre affecté jusqu’à la plus petite taille possible. Pour réduire le volume, des bandages non élastiques, peu extensibles et à couches multiples sont portés de 24 à 72 heures à la fois (puis réappliqués), et pour augmenter la circulation veineuse et lymphatique, il faut assurer des soins optimaux de la peau et des exercices réguliers. Autrement, pour les patients qui ont des comorbidités ou des limites fonctionnelles, on peut se servir de dispositifs avec velcro14. La réduction se poursuit pendant 2 à 6 semaines, selon le volume qu’il faut réduire.
L’étape du maintien vise à garder la réduction du volume du membre et requiert l’engagement du patient. Les meilleurs résultats de cette étape, qui dure toute la vie, sont obtenus par l’adhésion à la thérapie par compression, de saines habitudes de vie et des stratégies de réduction des risques.
Thérapie par compression. Il est préférable de porter les vêtements de compression prescrits par un médecin (p. ex. manche, gant, bas au genou ou à la cuisse) tous les jours et le plus grand nombre d’heures durant la journée. Ces vêtements sont prescrits d’après des classes variant de 15 à 50 mm Hg, selon le membre affecté et la gravité. Les vêtements de compression sont disponibles en tailles standards ou sur mesure. L’ordonnance devrait aussi inclure des instruments pour enfiler et enlever ces vêtements afin d’encourager la plus grande adhésion possible16,28. Un outil pour faciliter les prescriptions est montré à la Figure 3, dont une version imprimable se trouve dans CFPlus*. Il y a lieu de passer en revue les contre-indications pour la thérapie par compression (Encadré 4)14,15.
Outil pour faciliter la prescription d’une thérapie par compression
Contre-indications de la compression et précautions à prendre
Contre-indications
Insuffisance artérielle
Artériopathie occlusive périphérique sévère
Cellulite aiguë
Insuffisance cardiaque non contrôlée
Dermatite aiguë
Neuropathie diabétique sévère avec perte sensorielle ou microangiopathie avec risque de nécrose cutanée
Allergie avérée au matériel de compression
Précautions
Signes d’infection possible (cellulite)
Neuropathie
Patients non ambulatoires
Reproduit en vertu de la licence Attribution générique 2.0 de Creative Commons14,15. Droit d’auteur 2020 Multimed Inc.
Saines habitudes de vie. Pour favoriser la circulation lymphatique et veineuse, il est essentiel de gérer le poids et de faire régulièrement de l’activité physique.
Stratégies de gestion des risques. Étant donné que le lymphœdème augmente le risque de cellulite, il est essentiel de se conformer à de stricts soins de la peau pour minimiser le risque d’infection et la formation de plaies9,29.
En plus d’offrir du soutien et de l’éducation, les médecins de famille peuvent prescrire une thérapie par compression, demander pour les patients une consultation auprès de thérapeutes certifiés et spécialisés en lymphœdème pour une prise en charge conjointe et assurer des visites de suivi aux 6 à 12 mois, tel qu’il est recommandé. Des associations dédiées au lymphœdème au Canada offrent des ressources éducatives aux patients, tiennent des registres des thérapeutes et des techniciens en ajustement locaux, et donnent des renseignements sur les régimes provinciaux de remboursement des vêtements de compression (Encadré 5).
Associations du lymphœdème au Canada et ressources pour les patients
Associations du lymphœdème
Terre-Neuve-et-Labrador : https://lymphnl.com
Nouvelle-Écosse : https://lymphedemanovascotia.com
Québec : http://en.infolympho.ca
Ontario : https://www.lymphontario.ca
Manitoba : https://www.lymphmanitoba.ca
Saskatchewan : https://www.sasklymph.ca
Alberta : http://www.albertalymphedema.com
Colombie-Britannique : https://bclymph.org
Ressources additionnelles pour les patients
Partenariat canadien du lymphœdème : https://www.canadalymph.ca/patienteducationmaterials/
Perles cliniques
L’apparition rapide, plutôt qu’insidieuse, d’une enflure à un membre, accompagnée de changements cutanés, devrait inciter les médecins de famille à faire en sorte d’exclure la possibilité d’un cancer. Les diurétiques ne sont pas recommandés17; les diurétiques réduisent l’enflure en enlevant l’excès d’eau, mais les protéines restent dans les tissus mous et attirent l’eau à nouveau, ce qui peut exacerber le lymphœdème et augmenter la fibrose et l’inflammation30. Des interventions chirurgicales comme le transfert des ganglions lymphatiques et l’anastomose lymphaticoveineuse font l’objet d’études, mais la thérapie lymphatique décongestive demeure la pierre angulaire de la prise en charge.
Conclusion
Les médecins de famille sont bien placés pour prodiguer des soins à la plupart des patients atteints d’un lymphœdème lié au cancer et, ce faisant, peuvent avoir un impact considérable sur leur vie. Pour les patients dont l’état est plus complexe ou avancé, une demande de consultation auprès d’un médecin spécialisé en lymphœdème peut être envisagée.
Footnotes
↵* Une version imprimable de la Figure 3 est accessible à https://www.cfp.ca. Allez au texte intégral de l’article en ligne et cliquez sur l’onglet CFPlus.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, allez à https://www.cfp.ca et cliquez sur le lien vers Mainpro+.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the October 2023 issue on page 691.
- Copyright © 2023 the College of Family Physicians of Canada