Prenons l’exemple suivant : un patient se présente à votre clinique avec une lettre du bureau des véhicules automobiles de votre province demandant une évaluation médicale. Désemparé, il vous explique que son permis de conduire lui a été retiré il y a quelques jours et qu’il ne peut plus se rendre à son travail ou conduire ses enfants à l’école. Il espère que vous pourrez convaincre les autorités de lui restituer son permis de conduire le plus rapidement possible. Pendant qu’il vous explique qu’il a bu quelques verres lors d’une fête avant de prendre le volant, vous vous demandez : que dois-je faire pour aider ce patient à répondre à ses besoins en santé, et quelles sont les mesures à prendre?
Cette situation pourrait très bien se dérouler dans un cabinet de médecine de famille au Canada. Dans le contexte des politiques actuelles sur le milieu de travail et des réglementations provinciales, territoriales et fédérales en matière de sécurité routière, les médecins de famille sont fréquemment appelés à évaluer des personnes afin de déterminer si elles sont aptes à conduire et à travailler en toute sécurité dans un contexte d’usage de substances, dans le but de trouver un équilibre entre la sécurité publique et l’autonomie individuelle. Les patients peuvent s’adresser à leur médecin de famille à la demande de leur employeur ou des organismes provinciaux de sécurité routière pour obtenir une évaluation des schémas de l’usage de substances et de l’affaiblissement des facultés qui en découle. De plus, les médecins sont souvent invités à formuler des recommandations concernant la sécurité des patients ou leur capacité à reprendre la conduite ou un emploi après une interruption pour cause de consommation de substances. Ainsi, connaître et être capable d’évaluer les effets des substances sur le fonctionnement sont des éléments à la fois importants et complexes de la pratique de médecine de famille. Les apprenants doivent ainsi développer ces compétences, souvent en l’absence d’une formation officielle. Dans ce cadre, nous présentons ici une approche de l’enseignement de certaines de ces compétences dans le contexte clinique.
Contexte
La conduite en état d’ébriété est le principal facteur à l’origine des accidents graves de la route au Canada1. En 2015, environ 30 % de tous les décès impliquant des véhicules automobiles au Canada sont survenus dans des accidents causés par l’alcool, et 30,9 % des conducteurs victimes d’accidents mortels présentaient des résultats positifs à un test d’alcoolémie2. Après l’alcool, le cannabis est la substance la plus couramment mise en cause dans les cas de conduite avec facultés affaiblies au Canada3; les données de l’Enquête nationale sur le cannabis (réalisée après la légalisation du cannabis) indiquent que 14,7 % des personnes interrogées avaient pris le volant dans les deux heures qui ont suivi leur consommation de cannabis4. Avant la légalisation de ce dernier, la cocaïne était la deuxième substance non réglementée la plus fréquemment dépistée après le cannabis5, et 27,2 % des conducteurs décédés présentaient des résultats positifs aux tests de dépistage de stimulants du système nerveux central, comme la cocaïne et la méthamphétamine2. Bien que les opioïdes soient moins fréquemment associés à la conduite avec facultés affaiblies, 3,1 % des conducteurs interrogés en Ontario entre 2011 et 2016 ont déclaré avoir conduit sous l’influence d’opioïdes sur ordonnance6.
En ce qui concerne l’usage de substances et la sécurité au travail, il existe peu d’études sur la prévalence et l’impact de la consommation de substances sur le lieu de travail7. L’Enquête nationale sur le cannabis a révélé que 13,4 % des personnes ayant déclaré consommer du cannabis ont affirmé en avoir consommé avant ou pendant le travail. Ce comportement s’est avéré plus répandu chez les personnes qui en consomment quotidiennement ou quasi quotidiennement que chez celles qui en font un usage moins fréquent8. Toutefois, la prévalence de l’usage de substances au travail est faible et les données d’un sondage américain sur les travailleurs publié en 2006 montrent que seulement 3,1 % des travailleurs ayant consommé des substances l’ont fait sur leur lieu de travail9.
Données probantes tirées de la documentation et meilleures pratiques en matière d’évaluation
Des études suggèrent que l’intoxication aiguë liée à l’usage de substances affecte les fonctions exécutives. L’intoxication par l’alcool et le cannabis ralentit le temps de réaction et la coordination motrice, sans forcément entraîner des répercussions sur la conduite le lendemain10. Les opioïdes peuvent provoquer de la sédation, ralentir le temps de réaction, entraver la coordination et brouiller la vue. Les stimulants, quant à eux, peuvent augmenter la vigilance, l’énergie et l’attention, mais aussi entraver la prise de décision exécutive, le contrôle des impulsions, la perception des mouvements et la mémoire de travail, et favoriser les comportements à risque. Pendant la phase de sevrage, les stimulants peuvent également provoquer des troubles d’attention, de la fatigue et de la somnolence11. Mis à part les cas où l’affaiblissement des facultés est aigu, il est également important de réaliser le risque d’affaiblissement des facultés lorsqu’une personne n’est pas en état d’intoxication aiguë. En effet, cela peut avoir un impact sur la façon dont les évaluations de sécurité au travail et de conduite avec facultés affaiblies sont réalisées. Des données supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre l’usage de substances et les répercussions sur les facultés après intoxication.
Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances et l’Association médicale canadienne ont publié des ressources et des lignes directrices sur la détermination de l’aptitude médicale à conduire et à reprendre le travail11,12. Ces documents soulignent que tout médecin qui examine un patient à cette fin doit toujours tenir compte à la fois des intérêts du patient et de la sécurité du public qui sera exposé à la conduite du patient ou à ses activités professionnelles. Au cours de l’examen, le médecin doit repérer les incapacités physiques et évaluer l’aptitude mentale et émotionnelle du patient à conduire ou à travailler en toute sécurité. Une seule incapacité majeure ou de multiples déficits fonctionnels mineurs peuvent faire en sorte que la personne ne soit plus en mesure de travailler ou conduire de façon sécuritaire. De même, les médecins doivent avoir connaissance des circonstances qui régissent le comportement ou le travail des patients. Ils doivent également accorder une attention particulière aux situations qui présentent un risque pour la sécurité12, ainsi qu’à leur responsabilité ou à leur obligation légale de signaler les patients aux organismes de réglementation.
Comment un apprenant acquiert-il des compétences en matière d’évaluation?
Tout comme dans d’autres domaines, les compétences liées à la conduite et à la sécurité au travail sont souvent renforcées grâce à l’utilisation d’outils, de schémas ou d’algorithmes. La première étape de l’évaluation de la sécurité passe à la fois par une auto-évaluation du prestataire de soins et par une évaluation complète du patient. L’auto-évaluation doit tenir compte de nombreux facteurs (Encadré 1)13, comme la relation avec le patient et la capacité à recueillir des renseignements, ainsi que l’impact de l’évaluation sur la relation thérapeutique. Dans de nombreux cas, il peut être plus approprié d’orienter un patient vers un évaluateur médical indépendant (en veillant à ce qu’il n’y ait pas de conflits d’intérêts et qu’aucune pratique qui ne repose pas sur des données probantes ne soit employée) et d’agir uniquement en tant que médecin de famille en soutenant le retour au travail et l’optimisation de la santé mentale du patient.
Questions d’auto-évaluation et de réflexion
Questions d’auto-évaluation et de réflexion
À quel point est-ce que je connais ce patient?
Depuis combien de temps est-ce que je connais le patient?
Quel est mon degré de confiance envers le patient?
À quel point suis-je à même de déterminer la stabilité dans la vie du patient?
Dans quelle mesure suis-je à même d’obtenir des renseignements complémentaires au sujet du patient?
Mon évaluation du patient risque-t-elle d’influencer la relation thérapeutique ou la participation du patient au traitement? L’évaluation et ses résultats influencerontils ma relation thérapeutique avec le patient?
À quel point est-ce que je suis capable de reconnaître mes propres préjugés?
Est-ce que je suis capable d’évaluer constamment les niveaux de risque pour le patient, en particulier dans une situation où le patient n’est pas abstinent?
Quels sont les éléments critiques pour la sécurité associés à la conduite ou au travail du patient, et suisje en mesure d’évaluer le degré de risque pour chacun d’entre eux?
Demandez-vous si vous êtes la bonne personne pour procéder à l’évaluation du patient en tenant compte de votre relation thérapeutique avec le patient, des circonstances dans lesquelles l’évaluation est requise, de votre connaissance du patient et de vos éventuels préjugés.
Autres questions à prendre en considération
Qui demande l’évaluation? L’employeur? La compagnie d’assurance? Le bureau des véhicules automobiles?
Les demandes de chacun peuvent avoir des conséquences, des répercussions sur les résultats et des exigences différentes en matière d’information et de suivi.
Ai-je la capacité de répondre aux demandes de suivi?
Est-ce que je sais, ou puis-je savoir, s’il y aura des questions de suivi et des demandes de preuves supplémentaires de la part de la partie requérante à la suite d’une recommandation succincte?
Quelles sont, le cas échéant, les structures punitives en place et comment puis-je en être informé?
Comment puis-je continuer à évaluer régulièrement le risque, en particulier si le patient continue à consommer des substances?
Puis-je inclure la conduite automobile ou la sécurité au travail dans mes entretiens motivationnels afin de susciter une prise de conscience et un changement de comportement?
Reproduit avec l’autorisation du Département de médecine des toxicomanies et des services de toxicomanie de l’autorité sanitaire de Fraser13.
L’étape suivante de l’évaluation de la sécurité dans le contexte de l’usage de substances est l’évaluation, qui commence par une anamnèse complète incluant tout antécédent d’usage de substances, après quoi une analyse fonctionnelle détaillée, un panel de tests de dépistage et un examen physique minutieux peuvent être effectués (Tableau 1)13. De manière générale, le rôle du médecin dans l’évaluation est de communiquer des conclusions objectives à un organisme de réglementation afin de l’aider à prendre une décision concernant le permis de conduire ou la reprise du travail, bien que certains médecins puissent également choisir de partager des diagnostics ou des évaluations sur la base de leur formation ou de leur expertise.
Analyse fonctionnelle, examen physique et évaluation de la sécurité dans le contexte de l’usage de substances
Une approche algorithmique (Figure 1)13 des évaluations peut s’avérer utile, en particulier pour les apprenants lorsqu’ils doivent déterminer la meilleure approche à adopter pour un patient qui consomme des substances. En outre, la Figure 2 présente un exemple de lettre adressée aux organismes d’attribution des permis de conduire pour illustrer la manière de rapporter des renseignements tout en s’abstenant d’émettre des opinions qui ne relèvent pas de l’expertise du professionnel de la santé13.
Approche algorithmique de l’évaluation de l’usage de substances et de la sécurité au volant ou au travail
Exemple de lettre adressée à un bureau des véhicules automobiles
Notes
Outils et ressources pratiques
Pour plus d’information sur l’évaluation de l’aptitude à conduire et la sécurité au travail, veuillez consulter les ressources suivantes :
Association médicale canadienne. Évaluation médicale de l’aptitude à conduire – Guide du médecin. 9.1 éd. Ottawa, ON: Joule; 2019. Accessible à : https://joulecma.ca/fr/publications/guide-aptitude-a-conduire. Réf. du 30 août 2023.
Chapitre 15 : médicaments, alcool et conduite. Dans : Code canadien de sécurité. Norme 6 : Détermination de l’aptitude à conduire au Canada. Partie 2 : Normes médicales du CCATM à l’endroit des conducteurs. Ottawa, ON: Conseil canadien des administrateurs en transport motorisé; 2021. Accessible à : https://www.ccmta.ca/fr/national-safety-code. Réf. du 30 août 2023.
Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances [site Web]. Ottawa, ON: Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances. Accessible à : https://www.ccsa.ca/fr. Réf. du 30 août 2023.
- Ce site web contient des renseignements compilés et digestes sur les politiques et les règlements, des résumés de recherches et des listes de ressources pour les employeurs. (p. ex., Usage de substances et milieu de travail. Outils et ressources : https://www.ccsa.ca/sites/default/files/2019-08/CCSA-Substance-Use-in-the-Workplace-Resources-2019-fr.pdf).
Conseils pour les enseignants
▸ Pour enseigner comment évaluer de façon efficace l’aptitude à conduire et à travailler d’un patient, il faut d’abord inciter le prestataire de soins à s’auto-évaluer et à bien comprendre le contexte du patient et le système dans lequel il évolue.
▸ Les apprenants doivent pouvoir recueillir les antécédents complets d’usage de substances, d’intoxication, de sevrage et de l’état fonctionnel, et bien comprendre la place qu’occupe la conduite automobile dans la vie du patient, ainsi que les spécificités concernant les fonctions et les tâches du patient au travail.
▸ Les enjeux liés à la sécurité au volant et au travail sont présents dans toutes les situations cliniques auxquelles les médecins de famille sont confrontés; l’utilisation d’une approche algorithmique dans l’évaluation renforcera la capacité de l’apprenant à voir les nuances et le contexte tout en procédant à des évaluations qui favorisent la sécurité des patients et du public.
Occasion d’enseignement est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, coordonnée par la Section des enseignants du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). La série porte sur des sujets pratiques et s’adresse à tous les enseignants en médecine familiale, en mettant l’accent sur les données probantes et les pratiques exemplaires. Veuillez faire parvenir vos idées, vos demandes ou vos présentations à la Dre Viola Antao, coordonnatrice d’Occasion d’enseignement, à viola.antao{at}utoronto.ca
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the October 2023 issue on page 730.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the October 2023 issue on page 730.
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