Le choix du moment approprié pour administrer la médication peut maximiser son efficacité, minimiser ses effets indésirables, optimiser l’adhésion et prévenir une polypharmacie inutile. En effet, les interactions entre médicaments et aliments, de même que la répartition temporelle de la médication peuvent avoir des effets considérables sur les résultats chez le patient. Cet article examine certains médicaments utilisés couramment qui sont susceptibles d’être mal administrés et propose des solutions pour régler ces problèmes. En plus des recommandations générales présentées dans cet article, il y a lieu de tenir compte aussi du jugement clinique, de la constance et de la personnalisation de la pharmacothérapie, en fonction des besoins du patient et des aidants.
Présentation du cas
Anna, une femme fragile de 81 ans, est une nouvelle patiente de votre clinique depuis qu’un autre médecin de famille de votre région a pris sa retraite. Anna a de nombreux problèmes de santé, notamment l’hypertension, une fibrillation auriculaire non valvulaire (depuis 1 an environ), le diabète, l’hypothyroïdie et l’ostéoporose. Il y a environ 1 an, Anna a reçu de votre collègue un diagnostic de maladie d’Alzheimer et elle a commencé un traitement pour une anémie ferriprive il y a 3 mois. Anna a une longue liste de médicaments (Tableau 1).
Au deuxième rendez-vous d’Anna avec vous, elle est accompagnée de sa fille Jane. Anna vit avec Jane et compte sur elle pour l’aider avec les activités instrumentales de la vie quotidienne, de même que pour prendre son bain et s’habiller. Toutes 2 préféreraient qu’Anna continue de vivre à la maison aussi longtemps que possible. Jane gère les médicaments d’Anna en remplissant pour elle une dosette et en lui rappelant de les prendre. D’ailleurs, Jane dit fièrement qu’Anna ne « manque jamais une dose ». Par ailleurs, Jane a certaines préoccupations à propos de la santé d’Anna : elle est souvent fatiguée durant la journée, mais elle se promène la nuit, et elle a un œdème aux pieds qui rend inconfortable le port de chaussures. Anna portait auparavant des bas de compression, mais elle est réfractaire à le faire dernièrement, parce qu’ils sont difficiles à enfiler.
Lors du dernier rendez-vous d’Anna (il y a 1 mois), vous aviez décidé de ne pas changer ses médicaments, mais vous lui aviez prescrit des analyses sanguines. Vous aviez aussi demandé que son pharmacien fasse une revue complète de sa médication en mentionnant les moments de la journée où les médicaments sont pris, s’ils sont administrés avec des aliments et tous les médicaments en vente libre qui n’apparaissent pas dans vos dossiers. Son régime actuel de médicaments, les résultats des analyses sanguines et ses signes vitaux se trouvent au Tableau 1 et à l’Encadré 1. En passant en revue ses médicaments, vous cernez plusieurs problèmes possibles.
Bilan détaillé de la médication d’Anna
Antécédents médicaux d’Anna
Analyses sanguines récentes
Résultats
TFGe=69 mL/min
Créatinine sérique=71 μmol/L
Taux dans les limites de la normale
TSH=0,87 mUI/L
T4=16 pmol/L
Électrolytes
Calcium
Bilan lipidique
Taux anormaux
Hausse de l’HbA1c=8,4% (il a 3 mois=8,9%)
Baisse de l’Hb=103 g/L
Baisse du fer=5,4 μmol/L
Baisse de la CTFF=49 μmol/L
Baisse de la SATT=11%
Baisse de la ferritine=13 μg/L
Baisse du VGM=76,8 fL
Examen physique
Constatation à la présentation
Pression artérielle=132/84 mm Hg
Fréquence cardiaque=74 battements/minute
Aucun essoufflement
Œdème de piqûre 2+
MMSE=20/30 (c. 23 lors du diagnostic de démence)
Constatations dans les antécédents au dossier
Échocardiogramme il y a 2 ans, FEVG=59%
Intolérance aux sulfonylurées
CTFF—capacité totale de fixation du fer, FEVG—fraction d’éjection ventriculaire gauche, HbA1c—hémoglobine A1c, Hb—hémoglobine, MMSE—mini-examen de l’état mental, SATT—saturation de transferrine, T4—thyroxine, TFGe—taux de filtration glomérulaire estimé, TSH—thyréostimuline, VGM—volume globulaire moyen.
Synchroniser les médicaments avec les aliments
Certains médicaments sont mieux absorbés et plus efficaces s’ils sont pris avec des aliments (p. ex. la nitrofurantoïne1, la metformine à libération prolongée [LP]2 et les doses de rivaroxaban de ≥15 mg)3,4. Les aliments peuvent aussi être un moyen utile pour améliorer la tolérance et réduire les effets secondaires gastro-intestinaux de nombreux médicaments (y compris la metformine, la prednisone, les suppléments de fer et les anti-inflammatoires non stéroïdiens). Par ailleurs, certains médicaments sont considérablement moins bien absorbés en présence d’aliments (p. ex. les bisphosphonates7, la lévothyroxine8, les suppléments de fer9 et la cloxacilline10), ce qui réduit leurs effets cliniques. Le Tableau 2 décrit les changements dans la biodisponibilité (degré d’absorption) qui se produisent dans le cas de certains médicaments pris avec des aliments par rapport à ceux pris avec l’estomac vide7,11-32.
Biodisponibilité de médicaments courants pris avec ou sans aliments
Anna prend divers médicaments sensibles au facteur temps en ce qui concerne les repas. Sa metformine LP est à la fois mieux absorbée (hausse de 50 %) et mieux tolérée si elle est prise avec des aliments17,18. Il est recommandé par les lignes directrices33 et les fabricants du produit3 de prendre sa dose de rivaroxaban avec un repas pour accroître sa biodisponibilité (qui passe de 66 à 80 % et jusqu’à 100 %) et d’éviter ainsi une anticoagulation insuffisante qui pourrait se produire à jeun (il faut noter que les doses de ≤10 mg de rivaroxaban ont un degré élevé d’absorption, qu’importe l’ingestion, ou non, d’aliments)19-21. Sa dose hebdomadaire d’alendronate ne devrait pas être prise avec le déjeuner puisque cela en baisse l’absorption de 85 à 90 %, la rendant ainsi inefficace7,11. Seuls les bisphosphonates à libération retardée (LR) peuvent être pris après un repas (p. ex. le risédronate LR)34. Même si la lévothyroxine d’Anna a une biodisponibilité réduite si elle est prise avec des aliments (d’environ 15 %)8,16,35, la dose peut être titrée jusqu’à l’obtention des seuils voulus de thyréostimuline (TSH) et de thyroxine (T4). Par conséquent, la constance dans l’administration de la lévothyroxine importe davantage. Dans ce cas, parce que les niveaux de TSH et de T4 d’Anna se situent dans les limites normales, il n’est pas nécessairement indiqué de changer le moment d’administrer la lévothyroxine.
En résumé, il est important qu’Anna prenne sa combinaison de metformine LP et de sitagliptine et son rivaroxaban avec des repas copieux; son alendronate avec un verre d’eau, à jeun et sans d’autres médicaments; et sa lévothyroxine, de manière constante, avec ou sans aliments.
Interactions importantes entre médicaments et minéraux
L’administration des médicaments chélateurs doit être espacée de celle des minéraux, de manière appropriée. Lorsque des cations polyvalents (calcium, magnésium, aluminium ou fer) sont administrés avec certains médicaments (comme la ciprofloxacine ou la tétracycline), la formation d’un complexe « chélateur » insoluble peut empêcher l’absorption36,37. Au Tableau 3 se trouve une liste de certains médicaments chélateurs courants et la chronologie à suivre dans leur administration (habituellement environ 2 heures avant ou à peu près 4 heures après des minéraux7,35,38-44. Il convient de signaler que de nombreux cations polyvalents sont contenus dans les aliments (p. ex. du calcium dans le lait) et les produits en vente libre (p. ex. les multivitamines et les antiacides) qui peuvent, par inadvertance, créer des interactions médicamenteuses. Les minéraux peuvent aussi se nuire mutuellement; par exemple, le calcium peut réduire l’absorption du fer25,45. Les lignes directrices privilégient parfois le recours à des sources alimentaires plutôt qu’aux suppléments de calcium pour diminuer les interactions entre les produits (dans la mesure où les produits laitiers ne sont pas ingérés avec des médicaments chélateurs)46. Puisque la chélation et les interactions intestinales peuvent considérablement diminuer la biodisponibilité, parfois même jusqu’à plus de 90 %, la détection de ces problèmes et la séparation subséquente des produits en cause sont nécessaires pour maximiser l’efficacité47.
Chronologie de l’administration des médicaments chélateurs et des cations : Les cations incluent le calcium, le magnésium, l’aluminium et le fer.
Anna a des ordonnances pour 2 médicaments chélateurs (la lévothyroxine et l’alendronate) et 1 cation polyvalent (carbonate de calcium). Anna ne pourra pas absorber adéquatement l’alendronate, si son administration n’est pas espacée de celle de son supplément de calcium et des interactions alimentaires. La lévothyroxine n’a pas besoin nécessairement d’un espacement entre les doses si ses résultats des tests de la thyroïde demeurent stables.
Les médicaments au meilleur moment de la journée
La chronothérapeutique désigne le choix du moment d’un traitement médical en fonction des rythmes circadiens pour augmenter l’efficacité des médicaments ou minimiser les effets indésirables48,49. Les données probantes dans ce domaine de la médecine sont émergentes, mais parfois contradictoires.
Bloqueurs des canaux calciques de type dihydropyridine. Ces médicaments, comme l’amlodipine et la nifédipine, peuvent causer un œdème aux pieds. Comme stratégies pour réduire cet effet secondaire, il est possible de diminuer la dose, de changer de médicament, de le combiner avec un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine50 ou de l’administrer au coucher. Un essai randomisé contrôlé sur la nifédipine LP a révélé des taux d’œdème de 13,4 % lorsque la nifédipine était administrée le matin par rapport à 1 % si elle l’était en soirée51. Puisque l’élévation des jambes (p. ex. s’allonger avec un oreiller sous les jambes) peut réduire l’œdème en refoulant les liquides vers le coeur52,53, le choix du soir pour les concentrations médicamenteuses de pointe peut atténuer les symptômes diurnes. Il faudrait effectuer des études chronothérapeutiques sur d’autres bloqueurs des canaux calciques de type dihydropyridine dans ce même contexte.
Médicaments stimulants. Il vaut mieux prendre des médicaments comme le bupropion, le méthylphénidate et les stéroïdes le matin pour prévenir les troubles du sommeil, tandis que les sédatifs (comme la fluvoxamine, l’amitriptyline et l’olanzapine) devraient être pris le soir pour éviter la somnolence diurne54,55,56. Même si le fabricant du donépézil recommandait initialement de le prendre le soir, il peut être pris le matin58. Un essai de petite envergure auprès de 54 patients qui prenaient du donépézil a révélé que ceux qui avaient été choisis pour le prendre le soir avaient de pires résultats sur le plan du sommeil que ceux qui l’avaient pris le matin59.
Antihypertenseurs. Le moment à choisir pour prendre des antihypertenseurs est sujet à controverse. Des données tirées d’essais cliniques révélaient des réductions du risque absolu d’événements cardiovasculaires de 11 et 5,4 % respectivement si les antihypertenseurs étaient pris au coucher plutôt que le matin60,61. Par ailleurs, des problèmes méthodologiques remettent ces données en question62. Plus récemment, une étude sur 5 ans n’indiquait aucune différence dans le risque d’événements cardiovasculaires entre l’administration au coucher et le matin (3,4 % c. 3,7 %, rapport de risques=0,95)63. Les résultats à venir d’un essai canadien devraient éclairer davantage ce sujet64. Il vaut probablement mieux accorder la priorité à l’adhésion en administrant les antihypertenseurs au moment de la journée le plus convenable pour les patients.
Statines. Les statines sont habituellement prises au coucher, parce que la synthèse du cholestérol atteint alors son sommet, mais cela n’est pas toujours nécessaire. Les statines à longue durée d’action (l’atorvastatine, la rosuvastatine et la fluvastatine LP) peuvent être prises sans conséquence à n’importe quel moment de la journée. Les statines à courte durée d’action (la fluvastatine, la lovastatine, la pravastatine et la simvastatine) ont une demivie de 6 heures ou moins, et il vaut mieux les prendre le soir pour une réduction maximale des lipoprotéines de basse densité65,66. Il convient de signaler que les issues graves, comme les événements cardiovasculaires et la mortalité, n’ont pas encore fait l’objet d’études en ce qui concerne le moment de l’administration.
Le donépézil d’Anna peut être stimulant, et son administration est plus appropriée le matin pour minimiser les troubles du sommeil. On pourrait essayer d’administrer son amlodipine au coucher pour voir si l’enflure de ses jambes est réduite et si l’effet antihypertenseur est augmenté, quoique les données en faveur de cette approche soient limitées. Les données probantes suggèrent que l’atorvastatine d’Anna pourrait être prise à n’importe quel moment de la journée (quoique, si elle prenait un agent à courte durée d’action comme la simvastatine, l’administration au coucher soit plus propice).
Résolution du cas
Après avoir analysé les résultats des tests sanguins, évalué les habitudes d’administration des médicaments et consulté Jane et Anna, vous recommandez ce qui suit :
Changer le moment d’administrer le donépézil du soir au matin pour essayer d’améliorer le sommeil d’Anna.
Faire prendre à Anna son alendronate hebdomadaire dès son réveil, avec de l’eau claire, au moins 30 minutes avant le déjeuner et la prise d’autres médicaments pour maximiser l’absorption. Autrement, on peut changer l’alendronate pour du risédronate LR avec un repas et d’autres médicaments, mais cette formulation n’est pas couverte par les régimes de médicaments dans la plupart des provinces canadiennes et pourrait coûter à Anna 15 $ de plus par mois.
Changer le moment d’administrer le rivaroxaban du coucher à l’heure du souper (son repas le plus copieux) pour maximiser l’absorption et ainsi optimiser la prévention des AVC.
Changer le moment de prendre la metformine LP et la sitagliptine à l’heure du souper (son repas le plus copieux) pour maximiser l’absorption.
Administrer l’amlodipine avec le souper dans l’espoir d’améliorer son œdème aux pieds. Autrement, l’ajout d’un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine ou un bloqueur des récepteurs de l’angiotensine pourrait aider50.
Faire prendre le carbonate de calcium à l’heure du souper pour éviter des interactions avec l’alendronate et la lévothyroxine. Autrement, on peut envisager d’arrêter les suppléments de calcium et encourager plutôt des sources alimentaires de calcium (ce qui exigerait quand même de prévoir un intervalle entre l’ingestion de telles sources et l’administration de l’alendronate et de la lévothyroxine).
Continuer la lévothyroxine au déjeuner, puisque les résultats des tests de la fonction thyroïdienne d’Anna se situent dans la normale. Par ailleurs, vous prescrivez à nouveau un test de la fonction de la thyroïde dans 6 semaines, parce que vous soupçonnez que la dose de lévothyroxine devra être rajustée après avoir éliminé l’interaction entre le calcium et le médicament.
Parce que vous changez considérablement la routine de la médication d’Anna, vous recommandez aussi que la pharmacie place ses médicaments dans des plaquettes alvéolées.
Conclusion
Les interactions cachées, tant utiles que néfastes, peuvent influencer l’absorption des médicaments. Il importe donc d’espacer adéquatement la prise des médicaments pour éviter les interférences causées par les chélateurs et de prendre en note si l’administration peut se faire avec des aliments ou à jeun. De même, la prise de médicaments au mauvais moment de la journée peut avoir des effets secondaires non désirés ou nuire à l’effet thérapeutique. Dans la prise en charge de problèmes médicaux pour lesquels la dose des médicaments peut être rajustée en fonction des résultats de laboratoire (p. ex. taux de TSH et T4, ratio international normalisé et taux de cholestérol), ce qui importe habituellement le plus est la constance dans l’administration de la médication. Cependant, le choix du moment optimal de l’administration prend une importance plus grande lorsque l’efficacité des médicaments, comme les bisphosphonates, ne peut pas aisément être surveillée. Il est possible de réduire les préjudices liés à la polypharmacie et la cascade des prescriptions en analysant le schéma actuel de la médication avant d’ajouter de nouveaux médicaments.
Dans le cas d’Anna, l’horaire de sa médication est passé à 3 fois par jour. Ce type d’horaire pourrait ne pas être possible pour tous les patients. Lorsque l’assistance d’un aidant pour assurer une « parfaite » chronologie de la médication est limitée, il se peut qu’on doive choisir d’autres médicaments (ou établir de nouveaux objectifs thérapeutiques). Les professionnels de la santé peuvent trouver un juste équilibre entre le moment optimal de la médication et un horaire gérable pour les patients et les aidants.
Remerciements
Nous remercions Loren Regier et Brent Jensen pour leur révision du manuscrit.
Footnotes
Intérêts concurrents
Le Programme de formation continue en pharmacothérapie RxFiles est financé par l’intermédiaire d’une subvention des Autorités sanitaires de la Saskatchewan à l’Université de la Saskatchewan; les recettes additionnelles « sans but lucratif ni perte de bénéfice » proviennent de la vente de livres et des abonnements en ligne. Aucune aide financière n’a été obtenue pour cette publication.
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The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the February 2023 issue on page 107.
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