Les hausses extraordinaires du nombre et de l’intensité des catastrophes liées aux conditions météorologiques et au climat vécues dans le monde au cours des récentes années ont réduit au silence tous les climatosceptiques, sauf les plus entêtés. Le public reconnaît de plus en plus que les prédictions faites par des scientifiques du climat il y a des décennies se réalisent maintenant. Le changement climatique est la plus grande menace à la santé de la planète et de ses habitants, et il nous faut de toute urgence non seulement atténuer ses impacts futurs, mais aussi planifier notre adaptation à ses effets aigus et plus lents, désormais inévitables : les feux de brousse, les inondations, les sécheresses, les tempêtes et les maladies infectieuses, plus fréquents, plus dévastateurs et plus largement répandus, causés par la dégradation environnementale et le climat de plus en plus instable.1-3
Durant la 26e Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26), qui s’est tenue à Glasgow (Écosse) en 2021, on a mis plus d’emphase sur le secteur des soins de santé en tant que grand contributeur au changement climatique4. En dépit du mandat qu’ont les soins de santé de promouvoir et de protéger la santé, ce secteur produit une quantité importante de pollution. Au Canada, le système de santé est responsable de 5,1 % de notre empreinte carbone nationale5, et nous traînons loin derrière des pays comme le Royaume-Uni, qui est un chef de file dans les soins de santé durables6. Le Canada a rejoint plus de 50 pays en s’engageant officiellement à réaliser les ambitions énoncées à la COP26 de développer des systèmes de santé durables, résilients aux changements climatiques et à faible émission de carbone4.
L’atteinte des objectifs de ces initiatives du secteur de la santé exigera un changement majeur dans la façon d’envisager l’action environnementale. L’approche traditionnelle, tant dans la population en général que dans le système de santé, était étroitement orientée sur les sources proximales de gaz à effet de serre (GES) et sur le gaspillage dans nos résidences et nos établissements, en encourageant les utilisateurs à titre individuel à éteindre les lumières, à faire des rénovations énergétiques et à recycler, tout en ignorant largement la surconsommation d’une extravagante inutilité qui alimente le problème. On a beaucoup écrit sur l’écologisation des cliniques médicales7, et il importe que nous apportions tous de tels changements, mais augmenter la durabilité du système de santé exige aussi que nous regardions beaucoup plus loin en amont, au-delà des murs de nos cliniques et de nos établissements. Au Royaume-Uni, une étude a révélé que seulement 20 % environ des émissions de GES du système de santé proviennent de l’utilisation de l’énergie et de l’eau, et des déchets produits par les établissements eux-mêmes; les 80 autres % sont générés par le transport des patients et du personnel, et par la production et le transport des biens et des services dans la chaîne d’approvisionnement6. Nous devons élargir notre perspective au-delà de la consommation que nous voyons et nous attaquer à la pollution invisible produite pour notre compte, hors de notre vue.
Le rôle des médecins de famille
Dans un article publié en 2021 sur l’atteinte de soins de santé à bilan d’émissions net zéro, Sherman et ses collègues ont présenté un cadre conceptuel de soins de santé planétaires qui fixait 3 principaux objectifs : réduire la demande de services de santé en soutenant mieux la prévention des maladies, le dépistage approprié et la promotion de la santé; faire concorder l’offre et la demande dans les services de santé (p. ex. assurer un nombre suffisant de médecins de famille, de sorte que les patients ne soient pas forcés d’obtenir des soins primaires dans des milieux exigeant des ressources considérables, comme les services d’urgence); et réduire les émissions produites par la prestation des services de santé8. L’importance d’un solide système de soins primaires est évidente dans chaque élément de ce cadre, et les médecins de famille sont bien placés pour être des leaders dans la réduction des impacts environnementaux des soins de santé.
Les médecins de famille travaillent systématiquement à la réalisation du premier objectif de ce cadre, dans le but de réduire les demandes auprès du système en faisant la promotion de modes de vie sains, et en prodiguant de l’éducation et des traitements pour prévenir l’aggravation des maladies chroniques des patients à des stades plus avancés qui exigent des thérapies plus intensives (et plus de ressources).
En ce qui concerne le deuxième objectif, les soins longitudinaux centrés sur le patient (et en particulier les soins en équipe) permettent aux professionnels des soins primaires de fournir et de coordonner les soins efficacement, de prévenir les visites inutiles aux services d’urgence et de réduire la duplication des services. Il est reconnu depuis longtemps que les personnes qui n’ont pas de prestataire de soins primaires sont davantage susceptibles d’être hospitalisées, de reporter à plus tard leur quête de soins préventifs nécessaires et en temps opportun, de recevoir leurs soins dans les services d’urgence, d’avoir des taux de mortalité subséquente plus élevés et d’entraîner des coûts plus considérables en soins de santé9. Presque chaque geste posé dans le système de santé contribue à la consommation de ressources matérielles et à l’émission de GES. Les seuls processus qui ne le font pas sont la réflexion et la planification détaillées, de même que l’établissement de relations interpersonnelles approfondies et significatives entre les professionnels de la santé et les patients.
En ce qui a trait au troisième objectif du cadre de Sherman et ses collègues8, les médecins de famille disposent d’un autre puissant outil d’atténuation du changement climatique : dans leur rôle de contrôleurs judicieux, les médecins de famille peuvent contrôler une proportion importante des émissions produites par la prestation des services de santé en évitant les examens, les prescriptions et les consultations inutiles. L’Institut canadien d’information sur la santé a déterminé qu’environ 30 % des examens, des traitements et des interventions effectués au Canada pourraient être inutiles (en se fondant sur 8 recommandations choisies parmi celles de Choisir avec soin Canada [CSC]). Par conséquent, le potentiel de réduction des GES qui pourrait être réalisé par une intendance rigoureuse des ressources est énorme10. Des groupes comme CSC ont identifié des interventions couramment prescrites, mais généralement inutiles, et ce, dans chaque spécialité, y compris la médecine familiale. Même si CSC met l’emphase sur de meilleurs soins aux patients et sur une utilisation plus efficiente des ressources en soins de santé, sa philosophie selon laquelle plus n’est pas toujours mieux peut aussi aider à réduire notre impact sur la planète11.
Avec chaque médicament ou analyse de laboratoire que nous prescrivons, nous contribuons à dépenser l’énergie et les matières brutes nécessaires pour produire, mettre à l’essai, emballer, transporter et, finalement, disposer du produit ou de l’échantillon et de son emballage. Dans le contexte des soins de santé, nous pouvons aspirer à réduire les soins ou les processus redondants, inefficaces ou inappropriés, tout au long du cheminement du patient8. L’exercice de la médecine avec le climat à l’esprit exige de prendre en considération les impacts de chaque décision sur l’environnement, à court et à long terme, en plus de ses effets immédiats sur chaque patient et sur la société dans son ensemble. Même si notre devoir principal est de prodiguer des soins au patient devant nous, cela est habituellement compatible avec des soins durables sur le plan de l’environnement. Des soins de grande qualité qui optimisent les résultats chez le patient sont souvent plus efficients, produisent moins de déchets et utilisent moins de ressources, ce qui se traduit aussi en économies de coûts pour les matériaux, de même qu’en charges de travail moins grandes pour les travailleurs de la santé. Les degrés actuels d’épuisement professionnel et les pénuries généralisées de personnel font d’un tel résultat un important avantage connexe. Une utilisation plus efficiente et appropriée des ressources en soins de santé fait en sorte qu’un plus grand nombre de ressources sont accessibles pour des soins ailleurs dans le système.
Selon une analyse effectuée au Royaume-Uni, les médicaments prescrits par les professionnels des soins primaires sont responsables d’une part effarante de 61 % des émissions totales de GES du secteur des soins primaires6. Puisque chaque médecin de famille a une autonomie presque complète sur le plan des prescriptions, la modification de nos habitudes d’ordonnance présente une intéressante possibilité pour chacun de nous de réduire notre impact environnemental. Parmi les exemples notoires figure la prescription des aérosols doseurs. L’agent de propulsion à l’hydrofluorocarbure contenu dans les aérosols contribue à lui seul 13 des 61 % du total mentionné plus haut. Un seul aérosol doseur génère autant de GES qu’un trajet de 120 à 185 km en automobile, selon la marque du dispositif12. Des solutions de rechange comme les inhalateurs à poudre sèche sont aisément accessibles, notamment de nouvelles options génériques à prix plus raisonnables, et produisent considérablement moins de GES. Parmi d’autres importantes façons de réduire les fardeaux posologiques environnementaux, mentionnons l’offre de traitements non pharmacologiques, la révision régulière des médicaments et la déprescription, le cas échéant13, la demande d’une ordonnance d’essai de 1 semaine pour les nouvelles prescriptions et des endroits accessibles pour jeter les médicaments en toute sécurité. Une prise de décision partagée et bien informée peut aider à éliminer toutes les prescriptions lorsque les bienfaits cliniques sont marginaux. Une relation de confiance longitudinale entre le médecin de famille et le patient peut faciliter de telles décisions et réduit le risque que cela soit perçu comme une privation de soins. Les soins centrés sur le patient peuvent aussi entraîner moins d’interventions et de prescriptions, grâce à des solutions judicieusement adaptées aux risques individuels et aux préférences personnelles.
Le soutien aux solutions systémiques
Ces exemples mettent en évidence quelques-unes des nombreuses façons dont les médecins de famille peuvent jouer un rôle important dans l’atténuation de la crise climatique. Par ailleurs, en confiant la pleine responsabilité aux médecins à titre individuel, nous ne pourrons pas atteindre les objectifs de la COP26. La tendance des leaders à déléguer la responsabilité du changement aux individus est une tactique traditionnelle qui a freiné les progrès en matière de durabilité environnementale. Bien que cette approche puisse être présentée comme responsabilisante en un sens et qu’il soit nécessaire pour les individus d’apporter des changements, elle est inefficace et inadéquate.
Les décideurs et les cliniciens doivent commencer à travailler ensemble pour prendre des décisions écologiquement éclairées à des niveaux plus élevés et à élaborer des politiques visant des changements systémiques pour encourager, faciliter ou imposer des mesures efficaces, pratiques et respectueuses du climat. La mise en œuvre d’une politique d’approvisionnement unique, ou de changements au formulaire de l’ensemble d’une province ou d’une région sanitaire, peut avoir un impact bien plus grand que des médecins individuels qui tentent de faire des changements chacun de son côté. Heureusement, étant donné la sensibilisation grandissante de la population, les dirigeants jugeront qu’il est de plus en plus politiquement prudent de s’attaquer au problème de la durabilité, tout en profitant des nombreux avantages connexes potentiels, soit une meilleure santé de la population et, dans bien des cas, des économies réalisées.
L’action comme antidote
Il se peut qu’on se sente impuissant face à une menace aussi énorme que le changement climatique, mais des gestes positifs, même petits, constituent un antidote possible, qui nous responsabilise et nous inspire un sens du devoir et de l’espoir. Chacun de nous peut envisager et bâtir un avenir où les soins primaires exercent un rôle de chef de file dans la création d’un système plus efficient en accordant, dans les soins, plus d’importance à la prévention qu’à la guérison et en éliminant les soins qui n’apportent pas de bienfaits aux patients. Ces suggestions offrent de nouvelles possibilités aux médecins de famille d’intégrer l’action environnementale dans leur pratique au quotidien. L’inaction comme alternative, face à ce que nous savons et pouvons maintenant voir, devient de plus en plus inconfortable et honteuse.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 230.
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