
La hauteur du pinacle dépend de l’amplitude de sa base.
Ralph Waldo Emerson
Avant la publication d’un numéro, notre équipe passe en revue une liste d’articles dans le but de regrouper des thèmes semblables dans l’édition d’un même mois. Prenons en exemple le numéro de mars sur la douleur chronique1. En organisant le contenu lié à la douleur et à sa prise en charge, nous avons pu aborder en profondeur le sujet en question. Ce mois-ci, même s’il n’y a pas de thème précis, il se dégage du matériel présenté l’ampleur et la complexité de notre travail en soins primaires. Le Dr Nathanael Turner approfondit cette notion dans un essai inspirant (page 490)2. Il décrit la médecine familiale comme une arme à double tranchant, se disant tant impressionné que subjugué par l’ampleur de la médecine. Il n’y a rien d’étonnant à cela. La prise en charge des diagnostics multiples d’un seul patient durant toute sa vie n’est pas une tâche simple.
Or, en soins primaires, nous effectuons cette fonction d’intégration à chaque rencontre avec un patient. Imaginez recevoir un rapport de biopsie du sein indiquant un carcinome canalaire in situ de grade 2 : quel effet ce diagnostic de cancer du sein aura-t-il sur notre patiente à multiples comorbidités? (La chronique « Oncologie en bref » du mois présente un outil pratique pour aborder de tels cas3 [page e149].) Comment ce nouveau diagnostic influera-t-il sur la prise en charge de l’arthrite rhumatoïde et du trouble d’anxiété généralisée de notre patiente? Comment va-telle composer avec cette nouvelle, alors qu’elle vient de rompre avec son partenaire? Et après avoir soutenu cette patiente dans cette épreuve, nous ouvrons ensuite la porte à un tout-petit souriant de 6 mois qui vient pour son bilan de santé. Les soins primaires exigent des médecins une présence attentive auprès de chaque patient, mais nous sous-estimons le transfert, répété de multiples fois par jour, de nos compétences et de notre charge cognitive.
Dans un article de 1936, les auteurs utilisaient l’expression coûts de transfert pour désigner les coûts occasionnés par le dégagement des rails d’un wagon de train endommagé4. L’expression a été reprise dans le domaine de l’économie durant les années 19805 et, au cours des décennies plus récentes, elle est apparue dans les ouvrages de psychologie pour décrire l’énergie cognitive requise pour passer d’une tâche intellectuelle à une autre6. Cette charge est ressentie dans les rencontres avec des patients, lorsque divers problèmes, allant d’un traumatisme à une douleur thoracique en passant par un counseling sur le diabète, peuvent se présenter non seulement chez différents patients, mais aussi lors d’une seule et même visite. Il est presque impossible de prodiguer des soins en se fondant sur des lignes directrices. Selon une étude, il faudrait à un médecin de famille un total de 21 heures par jour pour dispenser des soins préventifs rigoureux et prendre en charge des problèmes chroniques7. Il n’est pas étonnant qu’une récente étude ait fait valoir que la médecine familiale est l’une des disciplines médicales les plus complexes8. L’ampleur des soins est intellectuellement exigeante.
La citation d’Emerson mentionnée ci-haut a été écrite au XIXe siècle, dans son ouvrage sur le transcendantalisme, mais elle s’applique à la pratique familiale. L’ampleur des soins élève-t-elle notre travail ou le généralisme nous rend-il moins valables? Dans les facultés de médecine, le curriculum caché place la médecine familiale tout en bas de la pile de Jenga9. Cette réalité se traduit dans des déclarations sur le fait d’être « seulement » un médecin de famille, et même dans l’attribution des codes de facturation des assurances provinciales et territoriales10.
En même temps, la valeur des médecins de famille devient de plus en plus évidente. Selon une récente étude marquante réalisée en Norvège, lorsque des généralistes avaient une relation à long terme avec un patient, les coûts pour le système étaient moins élevés, le recours aux soins de santé était moindre et l’espérance de vie était accrue11. Ces recherches ont confirmé ce que nous savions déjà : la médecine familiale est la base de la tour de Jenga. Sans l’ampleur de sa fondation, toute la structure médicale s’effondre.
Après tout, un thème se dégage bel et bien dans le présent numéro : rien ne peut être vu dans l’isolement, qu’il s’agisse d’organes ou de maladies, de l’information ou de personnes. Comme bons à tout faire, nous incorporons nos connaissances et nos compétences dans chaque rencontre avec un patient, et les associons à une compréhension approfondie des particularités de chacun. En voyant le portait complet et en sachant comment les parties s’imbriquent entre elles, nous offrons d’excellents soins à nos patients. Et là se situe l’ultime expertise.
Footnotes
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