L’équipe du projet SAFE (Responsabilisation sociale comme référentiel pour la mobilisation) pour les établissements de santé (https://safeforhealthinstitutions.org) a élaboré un outil d’évaluation comportant un référentiel de 253 normes descendantes exhaustives de responsabilité sociale s’appliquant à la prestation des services de santé1. Parmi les nombreux enjeux clés identifiés par l’équipe, la nécessité d’aborder le racisme a été qualifiée d’essentielle dans des domaines comme la gouvernance, le leadership, les services de santé de première ligne et les ressources humaines. Les stratégies de responsabilité sociale reposent sur le principe de l’équité, ce qui met en évidence l’importance que des services de santé de grande qualité soient accessibles à tous, dépourvus de toute forme de discrimination, y compris le racisme1-8. Cet article est le premier d’une série de sommaires à paraître dans Le Médecin de famille canadien, fondés sur de brèves descriptions narratives des données probantes mettant en contexte les enjeux entourant la responsabilité sociale et présentant une approche pratique qui relie des actions ascendantes et des normes descendantes aux niveaux micro, méso et macro des soins, qui soient adaptées à la médecine familiale (Encadré 1). Dans le présent numéro, on trouvera aussi une description du projet SAFE pour les établissements de santé ainsi que l’approche adoptée par l’équipe pour l’élaboration des sommaires narratifs des données probantes (page 631)9.
Résumé des points saillants
Le racisme est un déterminant de la santé et des soins de santé; il faut y réagir dans le contexte d’une stratégie de responsabilité sociale
Le racisme est un système structurel qui existe dans les soins de santé, alimenté par des préjugés conscients et inconscients qui attribuent une valeur humaine, des privilèges et des possibilités à certains groupes, tout en opprimant et en marginalisant d’autres groupes, ce qui crée des obstacles à la santé
Les préjugés raciaux inconscients contribuent considérablement aux disparités dans la qualité des soins et les issues en santé
Le racisme interpersonnel au niveau micro (patient-professionnel) se manifeste par des préjugés conscients et inconscients envers des personnes racialisées durant des rencontres cliniques
Le racisme systémique se produit au niveau méso (milieux communautaires et des soins de santé) et au niveau macro (contextes politiques et stratégiques); il est ancré dans des politiques, des processus et des actions politiques qui oppriment systématiquement les populations racialisées
Plutôt que se fier aux convictions des médecins qui se déclarent eux-mêmes antiracistes, il faut suivre une voie vers l’antiracisme et élaborer des normes de soins antiracistes qui peuvent activement combattre le racisme au moyen de réformes aux niveaux micro, méso et macro
Mise en contexte
La race ne détermine pas la santé d’une personne, mais l’expérience du racisme a des répercussions profondes. La race est une catégorisation socialement construite de personnes en différents groupes, fondés sur leur apparence ou d’autres caractéristiques10. Le racisme est un système structurel qui existe dans tous les aspects de la société et qui repose sur la fausse croyance selon laquelle certaines races sont supérieures ou inférieures par rapport aux autres. Les structures et les systèmes racistes attribuent une valeur humaine, des privilèges et des possibilités en se basant sur la race. Cela se manifeste consciemment ou inconsciemment par des préjugés, que ce soit de manière interpersonnelle ou systémique, sous forme de haine, d’intolérance, de préjugés ou d’hostilité, et se traduit par de l’oppression, de la marginalisation et des obstacles à la santé11,12. Le racisme est un phénomène social dangereux qui façonne la répartition de l’argent, du pouvoir et des ressources qui contrôlent ou influencent la recherche en santé, les soins de santé, les ressources en soutien social et les déterminants sociaux de la santé10-14.
Le racisme et la racialisation10 (le processus d’attribuer des privilèges à des personnes de certaines races tout en défavorisant d’autres groupes) sont des éléments importants dont doivent tenir compte les médecins de famille en pratique clinique, les équipes interdisciplinaires auxquelles ils appartiennent et d’autres milieux où ils travaillent, comme dans les services d’urgence. Bien qu’on puisse décrire le racisme de diverses façons, comme étant épistémique, relationnel, structurel, socialement exclusif, symbolique et incarné12, dans les soins de santé, il est souvent qualifié d’interpersonnel et de systémique11.
Le racisme comme déterminant de la santé et des soins de santé
L’inclusion de la race, et non du racisme, comme déterminant social de la santé constitue une injustice14-16. La race comme déterminant de la santé peut être utilisée de manière inappropriée pour expliquer les disparités sur le plan de la santé17. Le concept de la race plutôt que celui du racisme comme déterminant de la santé met l’accent sur une personne qui appartient à une race en particulier, telle que définie par la société, tout en dégageant de leur responsabilité les coupables de racisme. Cela est particulièrement important compte tenu des différences biologiques minimes entre les « races socialement construites »17,18.
Les conséquences du racisme dans les milieux des soins de santé, y compris les soins primaires, justifient encore davantage qu’on le considère comme un déterminant de la santé10,12. Les expériences du racisme créent des obstacles à la santé pour diverses personnes racialisées, notamment les personnes noires, d’autres couleurs et autochtones au Canada19. Ces obstacles se dressent aussi en médecine familiale et se manifestent par une combinaison de facteurs aux niveaux micro, méso et macro des soins. Au nombre de ces facteurs figurent la méfiance envers les professionnels de la santé, la sous-utilisation des soins de santé et de moins bons résultats sur le plan de la santé20-23. Ils sont associés à des taux plus élevés de tabagisme, de consommation excessive d’alcool, d’obésité, de maladies cardiovasculaires, de problèmes de santé mentale et de comportements à risque élevé18,20,24. Le racisme dans les soins de santé entraîne un certain nombre d’issues négatives pour les personnes racialisées, comme des temps d’attente plus longs25,26, l’étiquetage comme personnes « en quête de drogues » et, de ce fait, l’absence de traitement adéquat de la douleur13,21,27, des taux plus faibles de greffes du rein28,29, des disparités dans les soins cardiovasculaires aigus et chroniques30, des taux plus élevés d’effets indésirables après une opération26, la stérilisation forcée31-33, des scores de gravité plus bas au triage34, une insuffisance de ressources en santé35 et des taux de mortalité plus élevés26,35-37. Deux des décès liés au racisme contre des Autochtones les plus médiatisés au Canada sont ceux de Brian Sinclair et de Joyce Echaquan. Des stéréotypes ont servi à justifier le fait d’avoir ignoré M. Sinclair jusqu’à ce qu’il meure36, le 21 septembre 2008, dans un service d’urgence à Winnipeg (Manitoba), où il était resté dans son fauteuil roulant à attendre pendant plus de 30 heures sans être vu. Mme Echaquan a diffusé ses derniers moments en direct, le 28 septembre 2020, dans un hôpital à Saint-Charles-Borromée (Québec), captant des professionnelles de la santé qui la dénigraient en faisant des commentaires ouvertement racistes et ignoraient ses préoccupations37. En dépit de conclusions généralisées selon lesquelles le racisme était un facteur dans leur décès, certaines personnes qui occupaient des postes de surveillance et de leadership en soins de santé n’ont pas accepté cette conclusion36,37.
Racisme interpersonnel et systémique aux niveaux micro, méso et macro des soins
Qu’elles soient intentionnelles ou non, les iniquités racialisées en santé sont le résultat du racisme vécu à différents paliers des soins, y compris dans les milieux cliniques des pratiques de médecine familiale23,38. Le racisme interpersonnel se produit effectivement au niveau micro (patient-professionnel) sous forme de discrimination ouverte, mais il survient plus souvent sans reconnaissance consciente24,39-41. Les préjugés inconscients au niveau micro reflètent un système de croyances acquises par l’éducation et encouragées par les médias, les gouvernements, les établissements d’enseignement et les cercles sociaux39 qui influencent les décisions, les comportements et les attitudes. Même les praticiens qui s’opposent moralement au racisme sont à risque d’adopter les biais inconscients dominants40. Le racisme interpersonnel, alimenté par des préjugés conscients et inconscients, peut être décrit comme étant un préjugé de préférence d’une race par le praticien et peut engendrer des problèmes de communication, une réduction du temps passé avec les patients, une baisse de l’empathie et, en définitive42, « se manifester dans des diagnostics différentiels et une incapacité de voir les patients au-delà de la couleur de leur peau39 ». Il n’est pas surprenant que les personnes noires et autochtones racialisées signalent faire l’objet de racisme de la part de professionnels de la santé, ce qui souligne l’importance de comprendre le racisme et la racialisation du point de vue des patients racialisés13,21,43,44.
S’ils ne sont pas contrés, les effets du racisme interpersonnel s’amplifient sous forme de racisme systémique et sont perpétués à travers les structures historiques et coloniales qui défendent les privilèges des personnes de race blanche tout en défavorisant les autres10,40. Cela se produit au niveau méso (milieux communautaires et des soins de santé), où les populations racialisées se voient systématiquement refuser des possibilités de gains en santé et sur le plan social40,45. Il s’agit, entre autres, des cliniques de soins primaires, des pratiques interdisciplinaires de médecine familiale et des organisations communautaires qui administrent les ressources requises pour régler les disparités sociales néfastes pour la santé. Le racisme systémique peut émaner d’un groupe d’individus ayant des préjugés conscients et inconscients semblables, qui deviennent éventuellement « la norme organisationnelle ». Ces préjugés laissent leur empreinte sur les politiques et les processus d’une pratique de médecine familiale ou d’une clinique familiale interdisciplinaire, et qui engendrent de la discrimination contre les populations racialisées, entraînant ainsi l’omission de prodiguer le standard de soins attendu15,24,40,45. Cette amplification est davantage renforcée par les normes historiques, le colonialisme et les structures sociétales qui rendent très difficile la remise en question des désavantages systémiques que subissent les personnes racialisées dans les milieux communautaires et de la santé10-12. Cette même amplification se produit dans l’ensemble de la communauté, où les organisations contrôlent les ressources liées aux déterminants sociaux de la santé40,45.
Le racisme systémique s’amplifie davantage au niveau macro (contextes politiques et stratégiques), où les responsables des politiques enchâssent le racisme dans les lois et les politiques qui façonnent les soins de santé, les ressources du soutien social et les déterminants sociaux de la santé40,45,46. Au niveau macro, le racisme se manifeste par des disparités socioéconomiques dans le financement, les ressources, et les politiques qui oppriment systématiquement les groupes racialisés18,24,39,40,46,47. Au Canada, cela se produit particulièrement dans le racisme spécifique envers les Autochtones, comme l’illustrent les constatations d’un rapport sur le racisme et la discrimination dans les soins de santé en Colombie-Britannique, produit pour le compte de la province, et les réformes requises pour répondre aux 94 appels à l’action dans le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation43,48. Les niveaux méso et macro du racisme sont particulièrement cruels et vont aussi loin que le refus de répondre à des droits fondamentaux de la personne, comme une eau potable et des installations sanitaires sécuritaires49,50.
La voie vers l’antiracisme
Les médecins de famille, comme d’autres professionnels de la santé, prennent des décisions en matière de soins de santé qui, sans un constat de leurs biais raciaux personnels et un effort conscient pour les corriger, peuvent nuire aux patients racialisés. Mahabir et ses collègues ont fait valoir que les professionnels de la santé non racialisés ont tendance à ne pas considérer la discrimination raciale comme un facteur contributif à la qualité des soins reçus par les patients racialisés, en dépit de données probantes concernant les disparités en santé entre les patients de race blanche et les autres patients23. Il n’est pas suffisant de se fier aux attitudes déclarées par les médecins des soins primaires eux-mêmes concernant les préjugés raciaux pour faire en sorte que les effets négatifs du racisme dans les soins de santé ne se produisent pas51.
Nous proposons une voie vers l’antiracisme (Figure 1) comme moyen d’élaborer des normes de soins antiracistes à l’intention des médecins de famille et des autres professionnels de la santé dans les milieux communautaires et de la santé où ils travaillent, et comme façon d’aider à façonner les contextes politiques et stratégiques. Une voie vers l’antiracisme reconnaît que le racisme existe et qu’il est alimenté par des préjugés conscients et, surtout, inconscients, et qu’une réflexion, une amélioration personnelle et des réformes constantes sont nécessaires aux niveaux micro, méso et macro41,52. Des normes de soins antiracistes confronteraient activement le racisme, soutiendraient les interventions ascendantes en première ligne, ancrées dans l’éducation, et se concentreraient simultanément sur des réformes stratégiques descendantes s’attaquant aux systèmes d’oppression11,40,41. Nous présentons ici quelques exemples de normes de soins antiracistes, mais d’autres se trouvent dans les rapports du Wellesley Institute17,53, dans la revue exploratoire par Hassen et ses collègues41 sur les interventions antiracistes et dans un article du Centre de collaboration nationale de la santé des Autochtones54. Les normes de responsabilité sociale du projet SAFE à l’intention des établissements de santé qui portent sur le racisme se trouvent en anglais dans l’Appendice A, accessible dans CFPlus*. Les normes de soins antiracistes devraient débuter par des actions ascendantes au niveau macro, et viser à aider les professionnels de la santé à reconnaître et à accepter les conséquences de leurs préjugés personnels, conscients et inconscients, tout en encourageant la réflexion et en soutenant l’amélioration personnelle,41,53,55. Il est essentiel d’aborder spécifiquement le racisme interpersonnel dans les plus petites pratiques de soins primaires pour combler les écarts en matière de santé chez les patients racialisés56. Dans les cliniques de soins primaires, il peut être utile d’évaluer la perception du racisme qu’ont les patients38. L’établissement d’une approche antiraciste obligatoire dans les soins aux patients, assortie d’éducation, de formation et de mesures de responsabilisation pour ceux qui n’acceptent pas de s’améliorer personnellement, peut contribuer à en faire une exigence claire.
Aux niveaux méso et macro, les normes de soins antiracistes ne peuvent pas être respectées en l’absence d’un fondement antiraciste au niveau micro40,45. Une réforme descendante des politiques et des processus qui façonnent l’environnement des soins de santé devrait mettre l’accent sur les éléments qui perpétuent le racisme et créer d’autres mécanismes qui favorisent l’équité raciale. La priorisation de l’antiracisme par les dirigeants41; un personnel diversifié, équitable et inclusif dans le domaine de la santé; et un transfert de pouvoir vers des voix racialisées par l’entremise d’une mobilisation communautaire11,24,40,41,53 : tout cela peut catalyser de telles réformes. En tant que ressources auprès des communautés, les médecins de famille peuvent utiliser leur voix pour plaider et agir en faveur de l’équité raciale au-delà des interactions interpersonnelles du niveau micro sur lesquelles ils exercent plus de contrôle. Au niveau méso, les médecins de famille peuvent préconiser plus efficacement l’équité raciale en adoptant des politiques antiracistes qui régissent leurs pratiques familiales et les hôpitaux où ils travaillent, de concert avec les organisations communautaires qui aident à répondre aux besoins de leurs patients.
Sachant que le racisme systémique s’étend aussi aux contextes politiques et stratégiques, les professionnels et les organisations des soins primaires antiracistes devraient aussi agir au niveau macro, en travaillant à démanteler les structures d’oppression raciale. Il peut s’agir d’actions qui entraînent des changements dans les lois et les politiques sociales et de la santé, surtout celles qui influent sur les déterminants sociaux de la santé, dans le but de soutenir des possibilités équitables de gains en santé et sur le plan social pour les populations racialisées. Collectivement, les médecins de famille peuvent aussi travailler à éliminer les politiques et les lois racistes au sein de leurs organisations médicales. En se servant de leur influence collective, les médecins de famille peuvent apporter, dans leurs pratiques et au-delà, des changements durables qui contribuent à combler les écarts en santé que vivent les populations racialisées.
Conclusion
L’expérience du racisme détermine la santé et les soins de santé, que ce soit aux niveaux micro, méso ou macro des soins. Le racisme est un obstacle à l’équité en matière de santé et un enjeu important qui exige des actions dans le contexte d’une stratégie de responsabilité sociale exhaustive. Le sachant, les médecins de famille et les organisations auxquelles ils appartiennent ont l’obligation d’agir pour assurer que des services de santé de grande qualité sont accessibles à tous et dépourvus de racisme. Pour ce faire, il faut suivre une voie vers l’antiracisme, et élaborer des normes de soins antiracistes qui contrent le racisme interpersonnel et systémique dans toutes les interactions avec les patients, les soins de santé et les environnements communautaires, et plaider en faveur de l’équité raciale dans les lois et les politiques qui régissent les soins de santé, les ressources en soutien social et les déterminants sociaux de la santé. Grâce à ces efforts, les médecins de famille peuvent non seulement lutter contre le racisme dans les soins de santé, mais aussi aider à définir un monde meilleur, un monde dépourvu de haine, d’intolérance, de préjugés, d’hostilité et d’oppression fondés sur la fausse croyance en l’assignation raciale.
Footnotes
↵* L’Appendice A est accessible en anglais à https://www.cfp.ca. Allez au texte intégral de l’article en ligne et cliquez sur l’onglet CFPlus.
Remerciements
Nous remercions la Northern Ontario Academic Medical Association, l’École de médecine du Nord de l’Ontario, le Centre pour la responsabilité sociale et l’Institut de recherche Health Sciences North de leur soutien au projet SAFE pour les établissements de santé.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 594.
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