Plus de la moitié des prescripteurs aux États-Unis utilisent la technologie du « real-time prescription benefit (RTPB) » (de prestations de prescription en temps réel [RTPB]) comme complément à leurs systèmes de dossiers médicaux électroniques (DME)1. Si une telle technologie était adoptée au Canada, les cliniciens d’ici pourraient éventuellement, au moment de prescrire, accéder aisément aux véritables coûts que paient les patients et réduire ainsi la non-adhésion liée aux coûts.
Les frais élevés non remboursés contribuent considérablement à la non-adhésion à la médication et aux mauvais résultats en santé qui en découlent, de même qu’aux dépenses globalement plus importantes en soins de santé2. Des données de Statistique Canada font valoir que l’indice des prix à la consommation a augmenté de 8,1 % en juin 2022 par rapport à l’année précédente3. Pourtant, les salaires horaires moyens n’ont augmenté que de 5,2 % durant la même période4, ce qui contraint de nombreuses personnes à avoir moins d’argent à dépenser pour des biens nécessaires, comme les médicaments d’ordonnance. En outre, 14 % des Canadiens ont perdu leur assurance médicaments d’ordonnance, tandis que seulement 7 % ont obtenu cette couverture durant la première année de la pandémie, selon un sondage de l’Institut Angus Reid publié en octobre 20205.
Dans une enquête sur l’abordabilité des médicaments, fondée sur une composante de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de 2016 auprès de 28 091 répondants, 8,2 % de ceux qui avaient reçu au moins 1 prescription ont signalé ne pas avoir été capables de se payer 1 ou plusieurs médicaments prescrits durant l’année précédente2. Selon les estimations des auteurs, la non-adhésion aux médicaments en raison des coûts a fait en sorte qu’environ 303 000 Canadiens ont fait des visites additionnelles chez le médecin, 93 000 ont cherché des soins aux départements d’urgence et 26 000 ont été admis à l’hôpital, alors qu’autrement, cela n’aurait pas été nécessaire. Les auteurs ont conclu que des Canadiens se sont privés de biens essentiels comme la nourriture (environ 730 000 personnes), le chauffage (238 000) et d’autres dépenses en soins de santé (239 000) pour être en mesure d’acheter les médicaments prescrits.
En dépit de ces constatations inquiétantes, les cliniciens n’ont pas l’information voulue pour discuter avec précision des options de rechange abordables, ce qui fait en sorte que des médicaments coûteux sont parfois prescrits alors que des solutions moins chères sont disponibles, ce qui contribue à la non-adhésion liée aux coûts.
Lacunes dans les renseignements
Il est difficile pour les cliniciens de connaître le coût des médicaments pour chaque patient en raison de la complexité des régimes d’assurance et de l’établissement des prix des médicaments. Les prix des médicaments génériques dans les formulaires provinciaux et territoriaux sont régis par une entente entre l’Alliance pancanadienne pharmaceutique et l’Association canadienne du médicament générique. Les prix des médicaments pour les Canadiens couverts par des régimes privés varient en fonction de plus de 100 000 régimes individuels différents6. Sur le plan fédéral, le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés fixe un prix maximum d’introduction pour les médicaments nouvellement brevetés et limite la hausse du prix au taux approximatif de l’inflation. Les provinces et les territoires concluent des marchés confidentiels sur la liste des prix avec les sociétés pharmaceutiques, qui procurent habituellement des rabais se situant entre 25 et 30 %7.
Cette complexité aide à expliquer pourquoi on observe que les cliniciens demandent presque universellement si un patient a une allergie à un médicament, mais omettent souvent de demander si un médicament prescrit est abordable, alors que 20 % des Canadiens n’ont aucune assurance médicaments ou encore ont une couverture insuffisante, et qu’ils doivent payer de leur poche le plein prix6.
Les médecins, les infirmières praticiennes et les pharmaciens sont en définitive les arbitres dans la décision des médicaments à prescrire et des ordonnances à remplir. Pourtant, parmi les 3 professions, seuls les pharmaciens ont directement accès au coût de la médication du patient, et même ces derniers ne sont que partiellement au courant de ce que paient finalement les patients, parce que les frais non remboursables sont basés sur le régime d’assurance médicaments, privé ou public, de chaque patient.
La technologie des prestations de prescription en temps réel (RTPB) a le potentiel d’atténuer considérablement le problème de la non-adhésion liée aux coûts. Elle est intégrée dans les systèmes de DME et reliée aux assureurs privés individuels, permettant aux cliniciens d’accéder aux coûts des prescriptions du patient et d’en discuter, y compris les quotes-parts individualisées. Elle suggère aussi des solutions de rechange moins coûteuses si un patient ne peut pas se payer un médicament. La technologie des RTPB facilite un dialogue pourtant si nécessaire au point de service pour aider les cliniciens à veiller à ce que leurs patients soient en mesure de se payer les médicaments prescrits. Cette technologie a comme avantage supplémentaire d’enseigner aux cliniciens à tenir compte des coûts quand ils prescrivent.
Un essai randomisé auprès d’environ 900 000 patients dans un grand réseau de santé universitaire en milieu urbain aux États-Unis a fait valoir que les recommandations issues de la technologie des RTPB se sont traduites par des réductions des frais à payer de l’ordre de 11,2 % pour les médicaments généraux (IC à 95 % de −15,7 à 6,4) et de 38,9 % pour les médicaments des classes à coûts élevés (IC à 95 % de −47,6 à −28,7)8. Étant donné que près des 2 tiers des Canadiens de 65 ans ou plus avaient reçu une prescription pour 5 classes différentes ou plus de médicaments en 20169 et si on applique les mêmes réductions aux données canadiennes (sans oublier que les médicaments de marque aux États-Unis coûtent le triple de ce qu’ils coûtent au Canada10), on pourrait s’attendre à ce que les économies réalisées au moyen de la technologie des RTPB soient substantielles.
L’intégration d’un lien entre les systèmes de DME et les prix que paie chaque patient pour ses médicaments ne garantit pas une prescription soucieuse des coûts. Les décisions entourant les prescriptions sont influencées par de nombreux autres facteurs, comme : la promotion des médicaments par les sociétés pharmaceutiques; les caractéristiques démographiques des médecins; le mode de rémunération des médecins, que ce soit par salaire, capitation ou à l’acte; de même que les attentes des patients. Mais la sensibilisation à l’atténuation des coûts représente une étape critique dans la bonne direction11. La combinaison de la technologie des DME et des RTPB au point de service pour favoriser les discussions à propos des coûts abordables des médicaments a le potentiel d’améliorer le bien-être des patients, d’atténuer les conséquences de la non-adhésion liée aux coûts et de réduire la nécessité de services de santé, de visites aux départements d’urgence et de séjours à l’hôpital additionnels6. L’avènement possible d’un régime universel d’assurance-médicaments au Canada, accompagné du paiement de la plupart des prescriptions par le secteur public, devrait inciter encore davantage à incorporer les données de RTPB dans les systèmes d’information pharmaceutique pour potentiellement réduire les coûts d’un tel régime.
Défis
L’intégration de la technologie de RTPB dans les systèmes de DME ne se fait pas sans difficultés. D’abord, aux États-Unis, les cliniques médicales ont déjà des renseignements sur le régime d’assurance maladie de presque chaque patient, parce qu’ils sont nécessaires aux paiements. Le fait d’avoir cette information facilite l’utilisation de la technologie de RTPB parce les cliniques n’ont pas à demander à la plupart des patients des renseignements additionnels à propos de leur assurance médicaments. Au Canada, parce que les médecins et les services hospitaliers sont assurés par le secteur public, il n’est pas habituel de poser ces questions aux patients. Par conséquent, les cliniques médicales d’ici ne sauraient pas nécessairement si les patients ont une assurance médicaments publique ou privée.
Deuxièmement, on ne sait pas qui paierait les coûts initiaux de l’achat du logiciel et les frais pour l’entretien continu. Les cliniciens pourraient hésiter à mettre en application la nouvelle technologie et se sentir accablés à l’idée de devoir apprendre comment s’en servir. Les cliniciens pourraient aussi résister à l’utiliser en raison de contraintes de temps et croire que les discussions entourant l’abordabilité des médicaments s’ajouteraient à leur fardeau de soins. Enfin, il pourrait y avoir des enjeux liés à la protection des renseignements personnels dont il faudrait tenir compte dans l’implantation de la technologie de RTPB.
D’autres recherches sont nécessaires pour évaluer la mesure dans laquelle la technologie de RTPB entraînerait des économies en frais de médicaments pour les patients, les impacts qu’elle pourrait avoir sur l’adhésion à la médication et la façon dont les expériences des cliniciens utilisateurs de cette technologie pourraient être optimisées avec les systèmes de DME canadiens. L’impact global de la technologie de RTPB sur les économies de coûts doit aussi faire l’objet d’un examen plus approfondi, étant donné que l’étude américaine citée ici a constaté que des recommandations d’autres médicaments d’ordonnance n’étaient données que dans moins de 5 % des cas8. Enfin, nous ne pouvons pas être certains que l’argent éventuellement économisé par une utilisation plus rentable des médicaments serait réinvesti pour répondre à d’autres besoins en soins de santé.
Conclusion
Au nombre des dépenses par habitant en soins de santé au Canada, les montants dépensés pour des médicaments arrivent au deuxième rang, dépassés seulement par ceux attribués aux hôpitaux, selon des données de 2021 de l’Institut canadien d’information sur la santé12. Les cliniciens doivent être habilités à exercer un rôle beaucoup plus proactif dans la prescription de médicaments abordables et ne devraient plus être vus comme des témoins passifs dans le processus complexe visant à assurer que les médicaments sont accessibles aux patients.
Footnotes
Intérêts concurrents
La Dre Iris Gorfinkel a participé à plus de 60 essais de recherche clinique financés par diverses sociétés pharmaceutiques et par les National Institutes of Health des États-Unis. Elle a reçu du financement de GSK et Bayer pour des programmes d’éducation. Elle a reçu une rémunération en tant que témoin experte auprès d’un service de soins pour agressions sexuelles dirigé par l’Hôpital Shaughnessy et, plus tard, par l’intermédiaire du BC Women’s Hospital. La Dre Gorfinkel a aussi reçu des honoraires de conférencière de GSK, CME Outfitters et Doctors Nova Scotia; elle détient des actions de Johnson & Johnson et de Merck; et elle était coprésidente d’un conseil consultatif sur Shingrix (GSK). Elle a contribué aux médias suivants sous forme de rédaction et de présentations médicales, dont certaines avec rémunération : radio et télévision de CBC, radio et télévision de Zoomer, Global News, CTV News, Bored Panda, le Globe and Mail, le Journal de l’Association médicale canadienne et Le Médecin de famille canadien. Le Dr Joel R. Lexchin a reçu 3361 $ de la firme d’avocats Koskie Minsky LLP, entre 2019 et 2022, pour la rédaction de mémoires sur le rôle de la promotion dans la rédaction de prescriptions. Il est membre du Foundation Board of Health Action International et membre du conseil d’administration de Médecins canadiens pour un régime public. Il reçoit des droits d’auteur de l’Université de Toronto et de James Lorimer & Company Ltd pour des livres qu’il a écrits.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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