
Ce n’est qu’en apprenant à vivre en harmonie avec nos contradictions que nous arrivons à tout maintenir à flot.
Audre Lorde
La médecine familiale au Canada connaît un moment particulier. Les résultats du vote à l’Assemblée générale des membres du CMFC en novembre 2023 et la décision subséquente du Collège d’annuler la mise en œuvre d’une troisième année de formation postdoctorale en médecine familiale ont suscité des réactions variant du soulagement à la frustration. Personnellement, je n’ai pas pu m’empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsque le Collège a annoncé qu’il suspendait cette prolongation de la résidence. Pour moi qui travaille dans une des régions du pays en manque de ressources, le seul fait de penser à un changement susceptible d’aggraver l’actuelle crise dans les soins primaires était déroutant. (Pour être bien claire, je ne rédige pas ces mots au nom du Collège; Le Médecin de famille canadien [MFC] est la revue officielle du Collège et nous avons des acronymes semblables [MFC c. CMFC], mais notre revue est indépendante sur le plan éditorial.)
Malgré un sentiment de soulagement dans l’immédiat, j’apprécie aussi, peut-être en contradiction avec moimême, les bienfaits qu’une troisième année de formation pourrait apporter, en particulier sur le plan de la complexité. Une étude américaine en 2015 faisait valoir que la médecine familiale compte parmi les disciplines médicales les plus complexes, si ce n’est la plus complexe1. Nous dispensons des soins préventifs, nous devons nous garder au courant des plus récentes lignes directrices et nous soignons aussi des patients atteints de maladies chroniques (et le présent numéro du MFC compte des articles qui nous aideront justement à le faire2,3, aux pages e1 et e10). En outre, nous traitons les patients dans le contexte de leurs circonstances personnelles et sociales et au sein de divers systèmes. Ce n’est pas une sinécure.
La théorie de la complexité était historiquement réservée à des domaines comme l’écologie et aux entreprises, mais elle a été appliquée à notre discipline dans un article publié en 2005 dans le British Journal of General Practice4. Le Dr Andrew Innes et ses collègues ont établi que la théorie de la complexité décrit de vastes systèmes adaptatifs à multiples parties en mouvement, semblables à la consultation en clinique. Cette perspective s’éloigne, selon les auteurs, du point de vue linéaire plus newtonien de la médecine, qui consiste en la collecte de données, l’application d’une intervention et l’obtention d’un résultat précis.
À titre d’exemple, pensons à un cas où vous prescrivez un nouvel inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine à un patient. Pour ce faire, vous évaluez les allergies, le taux de potassium, la fonction rénale et le risque de chutes de votre patient. Votre choix de médicament dépend de nombreux facteurs, dont son coût raisonnable et son efficacité. Vous envoyez la prescription à la pharmacie, et votre personnel administratif organise un rendez-vous de suivi. Vous documentez le tout dans le dossier du patient, bien que ce soit la fin de la journée et que vous vous sentiez épuisé.
Cet exemple représente un moment dans le temps, mais les personnes et les systèmes existent dans des états de perpétuel changement. Peut-être lisez-vous une nouvelle étude à propos d’un médicament plus efficace ou le patient arrête-t-il de prendre le médicament à cause d’un effet secondaire. Innes et ses collègues maintiennent qu’en examinant le travail de la pratique générale sous l’angle de la théorie de la complexité, nous pouvons mieux comprendre l’environnement imprévisible dans lequel nous travaillons, et cette reconnaissance peut nous aider à exercer de manière plus sécuritaire et créative4.
Dans leur commentaire de 2021, la Dre Nicole Woods et ses collègues discutaient de l’expertise adaptative, affirmant qu’elle est une compétence essentielle du généraliste expert. Selon leur commentaire, les généralistes doivent faire l’équilibre « entre le routinier et l’inhabituel … dispenser des soins exceptionnels pour les cas simples et les cas complexes, et … rester aptes face à l’incertitude et à l’ambiguïté5 ».
Un programme de formation de 3 ans au Canada aiderait-il les résidents en médecine familiale à mieux développer une expertise adaptative? Peut-être, mais il faut choisir le bon moment, et il a été décidé que ce n’est pas maintenant. Néanmoins, nous avons la tâche de composer avec les complexités de notre travail au quotidien et d’assurer que les nouveaux diplômés puissent en faire autant. Même si je ne prétends pas avoir les solutions, nous offrons le MFC en guise de forum où plonger dans ces eaux troubles, comme nous avons essayé de le faire au cours des derniers mois6,7. Nous espérons favoriser à la fois un espace pour l’excellence en érudition, et un dialogue franc et respectueux, de sorte que nous puissions apprendre non seulement de la littérature scientifique, mais aussi les uns des autres.
Footnotes
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