Le vendredi 16 août 2024, trois jours avant son décès, le Dr Brian Hutchison a gracieusement accepté de me rencontrer virtuellement pour cet entretien. Le Dr Hutchison a coécrit un article de recherche publié dans le numéro de mai du Médecin de famille canadien, intitulé « Assessing the impact of Canadian primary care research and researchers. Citation analysis1 », qui a été lu par un vaste public. Le Dr Hutchison s’est ensuite entretenu avec cinq des chercheurs et chercheuses en soins primaires les plus cités dans le cadre d’une série publiée dans le Médecin de famille canadien intitulée Entrevues d’influence (page e213)2-6. Les chercheurs interviewés ont fait profiter le Dr Hutchison ainsi que nos lecteurs de leur sagesse. Brian et moi avons eu une conversation très large sur sa vie et son travail en tant que médecin de famille, chercheur en soins primaires et expert sur les politiques en santé. Ce qui suit est une transcription modifiée de notre conversation dans laquelle Brian parle avec sagesse de son parcours et de ses réflexions sur l’avenir des soins primaires, sur la recherche dans le domaine et sur le système de santé canadien. Ce fut un véritable honneur de pouvoir discuter avec lui.
Comment votre pratique de la médecine de famille vous a-t-elle conduite vers la recherche et les politiques en santé?
Lorsque j’ai commencé à pratiquer, j’ai pris conscience de l’écart entre ce que nous avions le potentiel d’accomplir en tant que médecins de famille et ce que nous arrivions à accomplir. Et je pense que nous en étions tous conscients. Cela s’expliquait en partie par les pratiques patriarcales et hiérarchiques dont nous avions hérité dans les soins cliniques, où notre rôle consistait à déterminer les besoins des patients en matière d’interventions diagnostiques et thérapeutiques. Notre travail consistait à dire : « Voici ce dont vous avez besoin. Comment puis-je vous aider à l’obtenir? » Et si le patient se montrait réticent, notre travail consistait à surmonter cette résistance et à le convaincre de faire ce que nous pensions qui était préférable pour lui. Je pense que les termes qui étaient employés le plus souvent pour décrire ces patients étaient « non observant » ou « non coopératif ». C’était au patient de faire ce qu’on lui demandait. Il est vite devenu évident pour moi que cette approche était absurde et que notre rôle était davantage celui d’un intermédiaire que d’un promoteur de traitements et de diagnostics médicaux.
En réalité, notre tâche consistait surtout à chercher à comprendre les valeurs et les préférences des patients et à en tenir compte, au lieu de nous baser uniquement sur des données médicales. Nous avons également hérité d’un système où les données probantes issues de la recherche ne jouaient pas un rôle prépondérant aux yeux des patients. Ce sont les experts, les gourous, qui savaient par expérience, je pense.
Nous avions l’habitude d’appeler cela la « médecine basée sur l’éminence », je crois.
Oui, tout à fait. Mon premier défi en pratique a été d’accepter cette réalité, ce qui m’a pris un certain temps. J’ai tiré des leçons de quelques expériences désagréables où je me suis fâché contre des patients parce qu’ils ne faisaient pas ce que je leur disais, et bien sûr, ils l’ont senti et cela a miné la relation. Il m’a fallu du temps pour rectifier le tir. Mais je savais qu’au fond, j’étais motivé par le désir de mieux faire mon travail.
C’était ce qui se passait sur le plan des soins cliniques, mais en parallèle, du côté des politiques, nous étions aussi conscients de plusieurs approches axées sur la santé des populations et la promotion de l’équité en santé qui pouvaient être efficaces. Mais, encore une fois, ces approches devaient être intégrées dans le système au point où ces innovations dans l’organisation, le financement et la prestation des soins primaires ne profiteraient plus seulement à une petite partie de la population. Et voilà où nous en sommes. Nous avons passé au moins 30 ans à faire des revendications sur ces deux tableaux, mais nous n’avons pas fait beaucoup de progrès.
Lorsque vous repensez à vos quarante années de pratique clinique, de recherche et de travail politique, quelles réflexions aimeriez-vous communiquer à nos lecteurs?
Bien que je puisse aborder ce sujet de plusieurs manières, une idée m’est venue en pensant à cet entretien : il existe un parallèle clair entre les soins cliniques et les politiques en santé, surtout en ce qui concerne le manque de progrès dans la diffusion et la généralisation d’innovations dont l’efficacité est pourtant confirmée par les données probantes et les expériences internationales. Et beaucoup d’entre elles existent depuis au moins trois décennies, voire plus.
Pourquoi pensez-vous que ces changements tardent à se concrétiser?
Je pense qu’ils n’ont pas encore eu lieu parce que nous ne martelons pas assez la question à savoir pourquoi rien ne change alors que nous savons ce qu’il faut faire, et pourquoi nous n’appliquons pas ces innovations à une échelle qui pourrait vraiment avoir un impact sur la population, plutôt qu’à l’endroit où elles ont été mises à l’essai. Ou bien les innovations sont partiellement mises en œuvre, mais sans être évaluées, ce qui fait qu’on ne sait pas si elles ont porté fruit et si elles méritent d’être déployées dans tout le système.
Cela m’est apparu aujourd’hui comme un parallèle intéressant avec une cause commune, à savoir le manque de volonté ou la difficulté à investir dans les infrastructures et le soutien nécessaires pour que le secteur des soins primaires, et le système de santé de manière plus générale, puissent aller de l’avant grâce à des innovations susceptibles d’avoir un réel effet sur la santé des Canadiens.
Y a-t-il d’autres freins organisationnels au changement?
C’est un problème que l’on évite de regarder en face, mais il ne réside pas dans le système de santé comme tel. Il s’agit du manque de ressources allouées à la société, que ce soit dans les soins de santé, l’éducation, la lutte contre les inégalités sociales, la migration ou la crise climatique. Presque tous les défis auxquels nous sommes confrontés, qui mettent en péril notre avenir, ne pourront pas être résolus dans le cadre actuel.
Ce ne sera pas facile en raison du manque de ressources, qui découle à mon sens de notre système économique capitaliste néolibéral, axé sur la réduction des impôts et moins d’interventions gouvernementales. On s’entend pour dire qu’il ne suffit pas de déplacer les pièces sur l’échiquier; il faut aussi en ajouter et diversifier les types de pièces. Ce n’est pas facile de dire « Pas de souci, laissons de côté les solutions basées sur le marché », mais au moins, on doit reconnaître que c’est là que se trouve le problème. Encore une fois, ce n’est pas juste dans le domaine de la santé, vous savez. Le problème, ce n’est pas qu’on ne mène pas les bonnes recherches. On pourrait certainement améliorer nos méthodes de recherche et les rendre plus convaincantes, mais on ne peut pas résoudre les problèmes du système de l’intérieur. Il faut vraiment qu’il y ait cet investissement.
Quel devrait être, selon vous, le rôle des chercheurs dans l’avancement de la réforme des soins primaires?
L’une des questions que cela soulève est celle du rôle ou des rôles potentiels des chercheurs et de leur relation avec le public. L’une des initiatives que la Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé [(aujourd’hui connue sous le nom de Fondation canadienne pour l’amélioration des soins de santé)] a mises en œuvre lorsque Jonathan Lomas était PDG [(président-directeur général)] était cet exercice intitulé « écouter pour s’orienter ». Je ne pense pas que cela n’ait jamais été très bien mis en œuvre, mais l’idée de chercher à établir un consensus était bonne. L’objectif était simplement de rassembler les principales parties intéressées, y compris les résidents du Canada, afin de parvenir à un consensus. Réunir les patients, les prestataires de soins, les chercheurs et les décideurs politiques afin d’examiner ce que nous devons faire à tous les niveaux de la recherche, des soins cliniques aux politiques de santé, pour répondre aux besoins de la population. Ainsi, nous évitons d’avoir des points de vue contradictoires en permanence et les gens peuvent s’écouter mutuellement et dire : « Voici le terrain d’entente, avançons ensemble. »
Comment les chercheurs peuvent-ils soutenir cela?
J’ai écrit un éditorial pour Healthcare Policy dans lequel j’examinais le rôle des chercheurs, et à l’époque, j’étais plutôt conservateur quant à la mesure dans laquelle ils devaient s’impliquer en tant que figures publiques7.
Je me suis beaucoup penché sur ce qui pourrait améliorer le fonctionnement des choses, mais il y a un autre aspect à considérer. Nous y travaillons depuis longtemps, et j’y ai certainement pris part, mais tout le défi est de réussir à diffuser la recherche à ceux qui pourraient en bénéficier. Les IRSC [(Instituts de recherche en santé du Canada)] ont fait des progrès dans ce domaine, tout comme de nombreuses autres organisations de financement. Beaucoup de chercheurs ont également avancé dans cette direction. La collaboration avec les parties intéressées est un signe prometteur pour l’avenir de la recherche. Il n’y a pas eu beaucoup de progrès à cet égard, mais nous commençons à voir quelques avancées. Mais comment rejoindre le public pour qu’il comprenne les soins de santé primaires et réalise qu’il reste encore beaucoup à faire?
Vous avez mené des recherches et collaboré avec des décideurs politiques pendant longtemps. Êtes-vous optimiste quant à la possibilité de mettre en place un système de soins de santé primaires qui répond aux besoins et aux attentes des Canadiens?
Oui, même si ce ne sera pas immédiat, je reste optimiste. Ce que je souhaite souligner, c’est que le changement dans le système n’est possible que s’il est réalisable, et cela nécessite de parvenir à un consensus entre les principaux acteurs. Je constate effectivement des progrès à cet égard. Et nous ne devrions pas sous-estimer la valeur des changements progressifs.
J’ai eu d’excellentes expériences personnelles. En tant que patient atteint d’un cancer de la prostate avancé, les soins que j’ai reçus ont été remarquables, et les gens ont été si aimables et généreux, que ce soit des voisins, des amis ou de la famille. Cela a été tellement encourageant de vivre cela et de réaliser à quel point la plupart des gens sont bienveillants et attentionnés. Les gens s’efforcent vraiment de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Donc, voilà ce qui me donne de l’espoir. Je pense que tout est perdu si nous perdons cet espoir, même l’espoir de petits changements. C’est une chose sur laquelle on peut travailler.
Il y a une citation attribuée à Arthur Ashe. Je ne sais pas si elle lui est correctement attribuée, mais il semble que oui : « Commence là où tu es; utilise ce que tu as; fais ce que tu peux. » Je pense que c’est un message pour nous tous : nous pouvons tous contribuer.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the November/December 2024 issue on page 753.
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