Anciennement, une rencontre médicale avec un jeune enfant et sa famille pouvait commencer par la question suivante : « Quel est le problème? » Plus récemment, dans le contexte des soins centrés sur le patient et tenant compte des traumatismes, il est plus probable qu’un médecin de famille demande : « Que s’est-il passé de nouveau dans votre famille? »1. Un paradigme plus récent, la santé relationnelle précoce (SRP), encourage les cliniciens des soins primaires à questionner les parents sur ce qui va bien avec l’enfant et la famille2-5. Les médecins de famille ont l’expertise nécessaire pour évaluer les points forts dans les relations (p. ex. proximité affective, soutien, protection, amour) et le fonctionnement positif (p. ex. saines routines, réseaux de soutien) dans les familles qu’ils rencontrent5.
Le groupe de travail de la petite enfance de la Société canadienne de pédiatrie a publié en 2023 un document de principe examinant un changement d’approche qui passait de la perspective des expériences néfastes de l’enfance (ENE) à la SRP6. Le document de principe s’inspirait en partie des travaux du Dr Andrew Garner, un des auteurs des énoncés de position de l’American Academy of Pediatrics sur ce sujet, et du Dr David Willis, chercheur boursier principal au Center for the Study of Social Policy7-10. Reposant sur les plus récentes recherches sur le développement de l’enfant, la SRP mise sur des connexions émotionnelles positives aussitôt que possible entre les nourrissons ou les jeunes enfants et leurs praticiens des soins primaires pour favoriser un développement sain, engendrer des expériences positives et atténuer les effets nocifs du stress, de l’adversité et des traumatismes7,10-12. La santé relationnelle précoce se penche d’abord sur les atouts d’une famille plutôt que sur ses défaillances et souligne que chaque interaction clinique présente la possibilité de « faire le point » et de renforcer les points forts13. Nous proposons d’adopter l’approche de la SRP dans toutes les rencontres cliniques avec un enfant et sa famille, comme il est résumé au Tableau 1, plutôt que de considérer la SRP comme une évaluation distincte.
Stratégies pour promouvoir la santé relationnelle précoce dans toutes les rencontres avec des enfants et leur famille en milieu de pratique
Les concepts connus et les moins connus
Conformément aux pratiques des soins tenant compte des traumatismes, la SRP reconnaît, admet et valide des difficultés familiales précises, même si elles sont difficiles à modifier ou à influencer, comme le racisme, l’oppression systémique et la pauvreté10,14. Les médecins de famille sont conscients de ces défis dans la vie de leurs patients. Un dépistage systématique des problèmes de santé mentale parentaux peut avoir des effets positifs à long terme sur les relations parents-enfants et la vie familiale. Leur participation régulière aux soins prénatals et aux soins aux nourrissons permet aux médecins de famille de saisir des opportunités relationnelles de manières exceptionnelles. Par exemple, en questionnant les parents à propos de leur propre enfance, dans le but de connaître les styles parentaux passés et présents, les préoccupations peuvent être abordées de manière préventive. Les concepts de la SRP peuvent sembler bien connus des médecins de famille qui ont appris des notions connexes portant d’autres noms, comme les soins tenant compte des traumatises ou STCT, comme ils sont décrits au Tableau 215-17. La santé relationnelle précoce est une nouvelle perspective selon laquelle la prestation des soins a pour but de favoriser le développement sain de l’enfant et de la famille.
Comparaison des concepts des soins tenant compte des traumatismes, des ENE et de la SRP
L’élément peut-être moins bien connu est que l’évaluation selon la SRP commence par une autoévaluation continue. Les professionnels de la santé apportent leurs préjugés implicites (attitudes inconscientes ou stéréotypage) dans leur pratique de tous les jours comme une composante normale, mais malléable, de leur processus cognitif social18. L’humilité culturelle comporte de reconnaître cette réalité et de réfléchir à la façon dont leurs préjugés individuels peuvent influer sur les rencontres médicales, en particulier avec des familles de populations marginalisées. L’atténuation continuelle des préjugés fait partie d’une pratique culturellement sécurisante, et constitue une étape essentielle des soins de SRP qui reposent sur des processus respectueux à la clinique et sur des relations de confiance réciproque19,20. Une pratique culturellement sécurisante respecte l’identité culturelle et le contexte socioéconomique de chaque famille, et inclut les points de vue et les opinions de cette famille dans la planification et la prestation des soins de santé21.
L’évaluation de la santé relationnelle précoce comporte des stratégies que les médecins de famille utilisent chaque jour, comme la surveillance du développement, l’anamnèse dirigée, l’observation des relations21, l’écoute active et l’enseignement de la santé. Chaque rendez-vous est une occasion d’évaluer l’attachement entre parent et enfant en se fondant sur des signes que les médecins recherchent systématiquement : les échanges de regards, le toucher, ainsi que la sensibilité et la réciprocité de la réponse9,21. L’approche de la SRP se distingue par une plus grande attention accordée aux relations sécuritaires, stables et bienveillantes dans la vie de chaque enfant, ce qui, selon des conclusions de plus en plus nombreuses de la recherche sur le développement des enfants, est essentiel à un développement sain et à l’édification de la résilience7,10. L’évaluation de la santé relationnelle précoce sert à vérifier si un enfant peut compter sur au moins 1 adulte bienveillant, encourageant et affectivement accessible dans sa vie, et s’appuie sur cela pour poursuivre22-24.
Interventions familiales
Dans la recherche sur les ENE et les STCT, les répercussions néfastes du stress toxique sur le fonctionnement individuel et familial ont été démontrées13,25. La relation parent-enfant est un mécanisme de risque et de résilience primordial et modifiable 2,23. En l’absence d’un attachement sécuritaire, les interventions familiales peuvent être utiles. Les modèles centrés sur la famille et axés sur les ENE et les STCT recommandent tous d’adopter une approche remontant à 2 générations dans l’intervention7,25,26, selon laquelle les expériences des enfants sont centrales2,10. Même si l’idéal est d’encourager et de renforcer des habitudes positives et des compétences parentales efficaces durant la période prénatale ou les premières années de vie de l’enfant27, des données probantes font aussi valoir qu’il n’est jamais trop tard pour promouvoir, enseigner et incarner les habiletés relationnelles auprès des familles23,28. Des programmes qui favorisent la sensibilité parentale peuvent contribuer à atténuer ou à interrompre les effets intergénérationnels des traumatismes25,29.
Dans un modèle fondé sur la SRP, les parents et les médecins sont des partenaires qui se partagent la responsabilité des soins et des prises de décisions. Dans la pratique, cela signifie qu’il faut respecter les parents comme étant les experts dans leurs expériences vécues; demander leurs observations et leurs commentaires sur ce qui fonctionne le mieux pour leur enfant; et les inviter à orienter la discussion, à fixer les limites et à choisir les prochaines étapes dans la planification des soins2,4,20,23,24,27,30. Le partenariat peut vouloir dire qu’il faut accepter que certains parents ne veuillent pas trop s’impliquer et que d’autres soient les « chefs d’équipe » au besoin. Cela signifie aussi qu’il faut s’occuper des autosoins parentaux en fournissant de l’information et des ressources2,13,21,31-34.
Une autre possibilité d’établir des connexions est de comprendre comment les familles participent à leur communauté et quel soutien elles en reçoivent. De nombreux médecins de famille s’informent de la présence d’autres adultes bienveillants dans la vie des enfants, dont l’implication apporte du soutien aux parents5,23,35, est enrichissante pour les enfants, et peut agir comme protection contre le stress toxique et l’adversité. Bon nombre dressent aussi des listes des ressources communautaires et dirigent régulièrement les familles vers les bibliothèques, les garderies, les unités de santé publique, les installations de loisirs et les programmes particuliers à leur culture, dans le but de promouvoir la connexion sociale et de renforcer la résilience23,25,29,31,34.
Mise en application
La mise en application de la SRP dans le contexte de la pratique familiale peut avoir lieu durant n’importe quelle visite, que ce soit pour des soins préventifs, une maladie aiguë ou un problème chronique chez l’enfant. Par exemple, votre patiente Sapna (35 ans) a rendez-vous pour le bilan de santé de son bébé Rohan, âgé de 4 mois. Avant d’entrer dans la salle, vous réfléchissez à vos propres préjugés et aux lacunes dans vos connaissances à propos de cette famille en particulier, de ses circonstances et de son contexte culturel. En observant les interactions entre Sapna et Rohan, vous remarquez qu’elle a de fréquents contacts visuels, le porte dans une posture réconfortante et lui parle doucement. Vous soulignez et vous encouragez ces interactions en expliquant à Sapna que le fait de parler d’une voix « chantante », de chanter et de jouer avec Rohan, ou encore de lui lire des livres stimule le développement de son élocution et de son langage.
Durant l’examen de Rohan, vous décrivez ce que vous faites à l’intention de la mère et de Rohan, dont vous dites le nom dans votre explication. Après ses vaccins, Rohan est irritable et Sapna le réconforte en lui faisant une caresse, accompagnée de mots doux. Durant toute la visite, vous soulignez le comportement positif de Sapna en lui disant qu’elle aide son bébé à se sentir aimé et en sécurité, et à savoir qu’il peut avoir confiance en elle. Vous la félicitez de l’attention qu’elle porte à ses besoins et lui faites remarquer la rapidité avec laquelle il se calme dans ses bras. Vous lui expliquez qu’elle aide ainsi Rohan à apprendre comment composer avec l’inconfort, à réguler ses émotions, et à se fier à sa mère pour assurer son confort et sa sécurité. Ce sentiment de sûreté et de sécurité peut l’aider à renforcer sa résilience, ce qui peut à son tour servir de protection contre les effets néfastes des expériences stressantes de la vie et entraîner une meilleure santé à court et à plus long terme. Vous exprimez votre admiration pour les liens d’affection qui se sont clairement formés avec Sapna grâce à sa prévenance. Vous la questionnez au sujet des services communautaires auxquels la famille a actuellement accès, et elle vous répond que la famille vient d’arriver dans la communauté et n’a pas encore eu recours à des services. Vous donnez à Sapna une brochure sur le centre pour l’enfant et la famille ON y va (un programme financé par le gouvernement en Ontario)36, qui donne la liste des services offerts aux tout-petits et aux parents, et leurs heures d’ouverture. Vous saluez Rohan et Sapna de la main et vous leur dites avoir hâte de les revoir lorsque Rohan aura 6 mois ou avant, s’ils ont des préoccupations.
Il est urgent d’améliorer et de soutenir la formation sur le développement de la petite enfance et les approches fondées sur la SRP. Le programme The Keystones of Development, aux États-Unis, enseigne l’approche de la SRP aux étudiants en médecine et aux médecins en pratique37. Il a été adopté par plus de 300 programmes de résidence américains, et des adeptes de l’approche réclament des programmes canadiens qu’ils en fassent autant. L’application intentionnelle de la SRP dans les visites cliniques améliorera les résultats sans coûts supplémentaires, tandis que nous continuerons à revendiquer auprès des gouvernements qu’ils augmentent le financement des services de soutien communautaires qui encouragent et renforcent les compétences parentales, comme les centres ON y va, les autres professionnels de la santé des enfants et les équipes interprofessionnelles des soins de santé qui comportent des travailleurs sociaux et des spécialistes de la petite enfance. On trouvera à l’Encadré 1 d’autres ressources à la disposition des médecins de famille pour en apprendre davantage sur la SRP.
Ressources sur la santé relationnelle précoce
Nurture Connection. Why ERH matters: early relational health explained. Washington, DC: Center for the Study of Social Policy; 2024. Accessible à : https://nurtureconnection.org/early-relational-health/early-relational-health-explained. Réf. du 2 avril 2024.
Early relational health. Itasca, IL: American Academy of Pediatrics; 2022. Accessible à : https://www.aap.org/en/patient-care/early-childhood/early-relational-health. Réf. du 2 avril 2024.
Garner AS, Shonkoff JP; American Academy of Pediatrics Committee on Psychosocial Aspects of Child and Family Health; Committee on Early Childhood, Adoption, and Dependent Care; Section on Developmental and Behavioral Pediatrics. Early childhood adversity, toxic stress, and the role of the pediatrician: translating developmental science into lifelong health. Pediatrics 2012;129(1):e224-31. Publ. en ligne du 26 déc. 2011.
Li J, Ramirez T. Early relational health: a review of research, principles, and perspectives. Princeton, NJ: Burke Foundation; 2023. Accessible à : https://www.gse.harvard.edu/sites/default/files/2023-09/ERH-Report_final.pdf. Réf. du 2 avril 2024.
Conclusion
La santé relationnelle précoce est une approche proactive et holistique des soins de santé que les médecins de famille sont particulièrement aptes à adopter, surtout de concert avec des services de soutien communautaires. Les médecins de famille dispensent des soins aux patients d’une génération à l’autre et ont des possibilités uniques d’incarner, d’enseigner, de renforcer et de célébrer les approches de la SRP. Avec un soutien approprié, les médecins de famille peuvent être des chefs de file et des plaideurs convaincants en faveur des approches de la SRP, qui ont le potentiel d’atténuer les effets des traumatismes de l’enfance, et d’améliorer la santé et le bienêtre d’une génération entière d’enfants.
Footnotes
Remerciements
Nous tenons à mentionner les Dres Robin Foster, Elizabeth Moreau et Jennie Strickland de la Société canadienne de pédiatrie pour leur contribution à la préparation et à la révision de ce manuscrit.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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